Criton – 1958-12-27 – Retour d’Équilibre

original-criton-1958-12-27  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-12-27 – La Vie Internationale.

 

Retour d’Équilibre

 

Le lancement dans l’espace du « Score » américain est venu opportunément rétablir l’équilibre des forces rompu depuis le 4 octobre de l’an passé en faveur des Soviets. Quatorze mois d’un labeur acharné semé d’échecs ou de demi-échecs. L’enjeu était vital à la veille du conflit de Berlin. Grâce au « Score » il n’aura peut-être pas lieu. C’est ce qui semble faire présager le voyage inattendu de Mikoyan aux Etats-Unis : sondage pour mesurer la capacité de résistance des Américains. En outre, cet exploit interspacial montre une fois de plus qu’entre puissances industrielles rivales, la supériorité obtenue par un type d’armement n’est pas durable. Cependant, les moyens de destruction étant infiniment plus considérables et plus rapides que par le passé, tout état d’infériorité d’un camp, si bref soit-il, peut mettre l’autre à sa merci. Le fait que les Soviets n’ont pas profité de l’avance acquise ces derniers mois garantit qu’ils seront moins disposés encore à le faire maintenant que leur supériorité est remise en cause.

 

La Paix et la Course aux Armements

On discute toujours de savoir si la course aux armements de plus en plus puissants, représente une garantie de paix ou un danger accru. L’équilibre des forces n’est pas une protection suffisante, le développement parallèle des engins non plus, bien que les risques de destruction qu’ils comportent, incitent les responsables à la prudence, mais cela n’exclut pas le risque d’un conflit localisé, où l’on s’abstiendrait, de part et d’autre, de recourir aux moyens extrêmes. En ce sens, un conflit pour Berlin n’est pas rendu impossible par les missiles intercontinentaux. Mais comme en pareil cas, aucun des deux adversaires une fois engagé ne se résignerait à céder, la fragile barrière entre les grands et les petits moyens pourrait céder aux premiers revers subi par l’un d’eux. Et c’est cette perspective qui permet en définitive, de tenir le conflit pour improbable.

 

La Disgrâce de Mao

Les commentateurs sortant de leur réserve se rangent peu à peu à l’opinion émise ici, sur la semi-disgrâce de Mao Tsé Tung et le rôle prépondérant joué par les Russes dans l’affaire. Un communiqué de Pékin confirme que l’installation des « communes du peuple » est la cause principale des dissensions dans le Parti communiste chinois. L’expérience qui se poursuit dans les campagnes, sera retardée dans les villes où la résistance est plus forte et moins aisée à surmonter.

Cet échec du communisme chinois est considéré comme un triomphe personnel pour Krouchtchev qui n’avait pas caché à ses visiteurs étrangers son hostilité personnelle à l’expérience des « communes du peuple ». Après la lamentable confession de Boulganine devant le Comité Central, on en conclut un peu vite que la position de Krouchtchev est devenue invulnérable, car, s’il n’avait plus d’ennemis à redouter, il ne s’emploierait pas à les combattre et à les faire discréditer plus d’un an après qu’il les a mis hors d’état de nuire. La lutte pour le pouvoir n’a jamais cessé, même sous Staline. Elle continuera avec des pauses et des accès. C’est à la fois dans la nature du régime et dans celle du peuple russe dont l’histoire est une longue suite de guerres de palais. Cette cause de faiblesse du système soviétique ne doit être ni sur ni sous-estimée. Mais ce sera au moment où l’on s’y attend le moins que le Maître du jour tombera. Ce qui est plus douteux, c’est de savoir si l’on y gagnera au change.

 

Controverses Financières

Ceux de nos lecteurs qui suivent dans la grande presse les controverses brûlantes, tant au sujet de l’orientation prochaine de la politique économique et financière de la France, que de l’avenir du Marché Commun ont peut-être remarqué que nous en avions posé les termes bien avant qu’elles n’éclatent. Nous avons pris position et n’y reviendrons pas. Il y a cependant une nuance entre notre point de vue et celui de ceux qui semblent le partager.

Dans l’état présent de notre économie et devant les tâches que nous ne pouvons récuser, il nous paraît impossible de revenir aux règles classiques et à l’orthodoxie financière de jadis. Une anticipation assez large sur des revenus futurs est inévitable, mais alors qu’on ne se paie pas de mots, on n’échappe pas à l’inflation en galopant plus vite qu’elle. Le dilemme inflation ou récession est insurmontable. Reste à trouver les moyens de contenir la première, ce qui est difficile dans un pays dont c’est depuis vingt-cinq ans, sinon quarante, le mal chronique. Un pays dont la santé monétaire a été solide peut, devant une situation exceptionnelle et transitoire, supporter une certaine dose d’inflation sans que les réactions psychologiques ordinaires au phénomène ne le transforment en une maladie foudroyante. C’est dire que l’option pour l’expansion qui, à nos yeux s’impose, exige pour être menée avec succès et mesure, une maîtrise technique exceptionnelle, appuyée sur une confiance inébranlable du public, tant Français qu’étranger. C’est dire qu’un surhomme ne serait pas de trop.

 

Le Marché Commun

Quant au Marché Commun, dont, à moins de se payer de mots, on voit bien qu’il s’est vidé de tout contenu, il ne faudrait pas que cet échec, dont la France n’est pas responsable, soit mis à profit pour ruiner l’idée de  Communauté européenne et favoriser le retour à un nationalisme aussi dangereux que périmé. C’est malheureusement ce qui semble inspirer ceux qui parlent de réviser le Traité de Rome, déjà si peu consistant qu’on se demande ce qu’il en resterait après révision. Mieux vaut garder la fiction du Marché Commun, que de la dissoudre. Car cette idée de Marché Commun renferme une valeur morale précieuse. Si l’on n’a abouti à rien dans la pratique, cependant la seule perspective de sa mise en application avait déterminé une série d’adaptations préalables très concrètes et très étendues dont il restera quelque chose et qu’il faut poursuivre. Ce qui explique que les Anglais ont réagi si tard, c’est qu’ils ont compris que s’ils tenaient la mise en application du projet de Marché Commun à leur merci, ils n’avaient rien pu pour empêcher les industries du continent de s’y préparer, comme s’il devait devenir une réalité.

L’erreur initiale des Gouvernants des Six est d’avoir cru que grâce à l’économique, le politique suivrait. Ils se référaient au passé, au « Zollverein ». Et l’on a procédé par étapes, le Benelux, la C.E.C.A., le Marché Commun. Malheureusement, aucune de ces institutions n’a correspondu au but cherché. Il aurait peut-être fallu commencer par le politique et aborder l’économique ensuite. C’était bien l’idée de Robert Schuman. Dans l’état présent des choses, l’un n’a pas plus de chance que l’autre. Il faudra attendre des temps meilleurs …. ou pires.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1958-12-20 – L’Imprévu et le Prévu

original-criton-1958-12-20  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-12-20 – La Vie Internationale.

 

L’Imprévu et le Prévu

 

La nouvelle la plus surprenante de l’année : la renonciation de Mao Tsé Tung à la Présidence de la République communiste de Chine est aussi la moins inattendue : le torpillage du Marché Commun par les Anglais à la réunion de Paris, voilà pour une semaine de fin d’année beaucoup plus d’agitation qu’à l’ordinaire.

 

La Renonciation de Mao Tsé Tung

Pour une fois, les informations à sensation qui ont Formose pour origine n’étaient pas de fantaisie : Mao n’est plus seul maître à Pékin. Les commentateurs sont très réservés sur l’événement. Cependant, les faits sont assez clairs. D’abord une grande réunion secrète des chefs communistes s’est tenue non à Pékin comme d’ordinaire, mais à Han-K’eou, signe de l’importance exceptionnelle du débat ; le soin qu’ont mis les chefs de la Chine à atténuer l’effet de la nouvelle et à affirmer que Mao restait le directeur de la politique et de l’idéologie du Parti, est généralement l’aveu du contraire. Mais cela ne serait pas suffisant à confirmer l’éclipse de Mao. Il y a eu d’abord le dégonflement assez surprenant de la grande offensive contre les îles côtières. Le départ des parages de Formose de la VI° flotte américaine montre que l’on considère à Washington que le conflit est terminé, ce qui prouve – entre parenthèses – que la fermeté de Foster Dulles était justifiée et que les capitulards de toujours, qui voulaient faire cadeau des îles à Pékin – cela aussi bien aux Etats-Unis, qu’à Londres et à Paris – auraient, s’ils avaient été suivis, commis une erreur monumentale qu’ils ne reconnaîtront d’ailleurs pas.

D’autre part, il est clair que les rencontres mystérieuses et précipitées de Krouchtchev et de Mao ont été plutôt orageuses. Le Russe a probablement coupé le ravitaillement en munitions des artilleurs chinois. Il est assez curieux, en outre, qu’on a signalé, de bonne source des effervescences et même des émeutes dans les zones périphériques de la Chine au Tibet, au Sin-Kiang, en Mongolie et même au sud autour de Macao, partout où les agents russes sont en contact avec la population. Il est certain enfin que l’accélération de la constitution des « communes du peuple » a soulevé la colère des masses. Le mouvement a créé des désordres, des répressions sanglantes ; le ravitaillement des villes a été menacé. La continuation de la communisation à un tel rythme devenait impossible. Le régime n’y aurait pas résisté. D’où la nécessité de substituer aux doctrinaires des dirigeants opportunistes.

Dans cette lutte au sein du Parti, le rôle des Russes a été déterminant. Ils ne veulent à aucun prix perdre leur suprématie dans la hiérarchie du communisme international, surtout en face des peuples de couleur dont on a vu au Caire qu’ils récusaient l’ingérence soviétique dans leurs affaires. Ils ne veulent pas davantage d’une Chine puissance industrielle rivale qui échapperait à leur tutelle. La chute de Mao était leur principal objectif, parce qu’il était à la fois le Lénine et le Gandhi du communisme oriental, que son prestige moral était encore plus grand que son autorité politique.

Nous ne risquons rien à prédire qu’on assistera bientôt à une démolition de l’idole analogue à la déstalinisation. Tout dépend du courant qui va l’emporter à Pékin. On a vu au sein même du communisme chinois en quelques huit années tant de manœuvres contraires, qu’aucune prévision n’est possible ; aucune hypothèse n’est exclue, pas même une réconciliation avec Tchang Kaï Chek. Ce que l’on peut espérer, c’est que les Bolcheviks ne reprennent pas par des créatures à leur solde la main sur le communisme d’Extrême-Orient.

 

La Querelle Atlantique

Revenons en Europe – hélas – où le tableau des dissensions atlantiques n’est guère réjouissant : nous avions fait trop tôt notre mea culpa. L’entrevue De Gaulle-Dulles n’a nullement aplani les divergences exposées par les lettres antérieures du Général, au contraire. Tout se passe comme si la faveur apparente qui avait accueilli l’arrivée de celui-ci au pouvoir cachait une foncière hostilité. L’abstention des Etats-Unis au vote de la résolution sur l’Algérie présentée en accord avec le F.L.N., le soutien manifeste d’Eisenhower à la thèse anglaise sur la zone de libre-échange, montre que le directoire anglo-américain n’est pas disposé à s’étendre à la France. L’anarchie française qu’on déplorait si bruyamment n’était-elle pas bien commode ?

 

La Mort du Marché Commun

Ce qui est assez irritant, c’est la mystification organisée autour du soi-disant Marché Commun, marché de dupes s’il en fut. Nos lecteurs savent que dès les premiers projets, nous les avions mis en garde contre toute illusion. Il n’y aura pas de Marché commun européen. Tout au plus, une façade et bien entendu une copieuse administration. De réalité point. Les Anglais ne le tolèreraient jamais et pour le détruire ils retrouveront l’esprit de Mers-el-Kebir, s’il le faut. De plus, c’est la France qui est mise en accusation alors que du point de vue strictement économique, tous les risques étaient pour nous et fort peu d’avantages, dans le projet de Marché Commun. Si le Général de Gaulle n’y a pas renoncé, c’est par fidélité aux engagements pris.

En fait, le Marché Commun, avant même d’avoir vu le jour est déjà détruit. Il supposait, en effet, que la communauté des Six pays, par compensation des sacrifices consentis, jouirait d’avantages privilégiés qui seraient refusés aux tiers qui ne voudraient pas assumer les mêmes sacrifices. Or, on a déjà accordé à ces tiers, qui conservent toute leur liberté, la même réduction de 10% des tarifs douaniers, le même élargissement des matières antérieurement contingentées et l’Angleterre demande, en outre, à profiter du seul avantage que se réservaient les Six, l’extension à 3% de la production nationale des contingents fixés pour les articles qui restent soumis à cette règle.

Ainsi du Marché Commun européen, on passe tout simplement à une réduction générale des restrictions apportées au commerce international et de plus, ce sont les Six qui en font les frais, puisque de leur côté, les autres ne changent rien à leur politique économique antérieure. Si l’on veut un exemple, les Anglais pourraient vendre en France trois fois plus de voitures qu’auparavant, tout comme les Allemands et les Italiens, mais contrairement à ceux-ci, ils ne nous en achèteraient pas une de plus. En cas de résistance sur ce point, on nous menace de représailles. Tout se passe comme si on voulait que la France déclare forfait, ce qui est le but véritable de l’opération. Le plus grave, c’est que nos partenaires européens ne nous soutiennent guère. On l’a remarqué dans l’intervention de M. Erhard, Ministre de l’économie allemande. On ne voit pas, dans ces conditions, comment éviter une rupture pleine de risques, ou un renoncement pur et simple à un projet sans doute prématuré, mais qui ouvrait à l’économie européenne d’intéressantes perspectives.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-12-13 – Une Matière Abondante

original-criton-1958-12-13  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-12-13 – La Vie Internationale.

 

Une Matière Abondante

 

Les thèmes de politique internationale sont si nombreux cette semaine qu’ils nous mettent dans l’embarras de choisir ; voici la liste : la question de Berlin avec l’interview de Krouchtchev par le Sénateur démocrate américain Humphrey qui a duré huit heures d’horloge, et la remise de deux messages au Président Eisenhower par le Maître du Kremlin qui les a confiés au Sénateur ; les progrès assez inattendus de la Conférence de Genève sur l’arrêt des expériences nucléaires ; la reprise des discussions à trois sur les projets du Général de Gaulle indiqués dans ses lettres à Eisenhower et MacMillan sur la réorganisation de l’Alliance Atlantique ; la crise gouvernementale latente en Italie ; les deux Conférences africaine et afro-asiatique, celle d’Accra et celle du Caire ; le succès de R. Betancourt aux élections présidentielles au Vénézuéla ; la lutte Frondizi contre les Syndicats en Argentine ; au Japon la note soviétique contre le renouvellement des accords américano-nippons ; enfin le nouveau complot de Bagdad et le limogeage du général Serov à Moscou.

 

La Question de Berlin

Les élections pour le renouvellement du Sénat de Berlin ont été l’occasion d’un plébiscite contre les projets de Krouchtchev. Les communistes autorisés à faire campagne n’ont recueilli que 1,9% des voix ; il est probable qu’en cas d’élections libres, ils n’en recueilleraient guère plus à Berlin-Est et en général chez les satellites d’Europe. Le sénateur Humphrey a retenu de son entrevue avec Krouchtchev l’impression que celui-ci était déterminé à pousser l’affaire à fond et que seule l’inflexible détermination et la solidarité des Alliés pouvaient lui faire obstacle. La question de Berlin est pour le Monde libre un symbole, et il est impossible que des divergences profondes existent entre Occidentaux à ce sujet. La difficulté n’est pas de faire face, mais dans la manière de s’y prendre.

 

Une Suggestion

A titre de suggestion, voici ce que nous proposerions aux Soviets : vous voulez faire de Berlin une ville libre ? Soit. Cela signifie, comme vous les proposez d’ailleurs, qu’un corps d’inspection des Nations-Unies garantisse cette liberté et aussi l’accès sans entrave de la ville à la République Fédérale, comme elle l’a déjà à la R.D.A. Mais cela n’est concevable que si toute menace d’un coup de force contre cette liberté est impossible. Pour cela, il convient que les armées des quatre puissances installées en Allemagne soient à égale distance de Berlin de même que les soldats des deux Allemagnes. Donc dans un rayon de 150 kilomètres environ – distance de Berlin à la République Fédérale – toute puissance militaire sera évacuée et les forces de police réduites au chiffre normal nécessaire au maintien de l’ordre. Ainsi seraient égalisées les situations respectives des six parties intéressées et toute menace de putsch écartée.

Les Russes seraient alors mis au pied du mur. Comme ils refuseraient certainement d’évacuer une partie de l’Allemagne orientale et de faire reculer les soldats d’Ulbricht, les Alliés, devant ce refus, ne pourraient que s’en tenir au statu-quo. Cette tactique ne résoudrait pas le problème, mais elle donnerait aux Occidentaux une base solide pour se maintenir à Berlin-Ouest. Si faute d’imagination ils ergotent sur des principes juridiques, d’ailleurs très imprécis dans le cas de Berlin, ils risquent d’être débordés et ramenés à une situation analogue à celle de 1948 lors du fameux blocus.

 

Les Propositions du Général de Gaulle

Lorsque le Général de Gaulle avait soumis ses plans de réforme atlantique et proposé une sorte de Directoire à trois, nous avions pensé qu’une telle démarche était inopportune dans l’état difficile de nos relations avec Londres. L’événement nous donne tort. Si les Gouvernements anglais et américains ont remis une réponse polie et évasive qui ressemblait à un refus, les chefs militaires de l’O.T.A.N. et du Pentagone ont, au contraire, trouvé les suggestions du Général intéressantes et méritant étude approfondie. Entre militaires on se comprend, tandis qu’entre militaires et civils, on tient à ne s’accorder jamais tout-à-fait. Si bien que sous la pression des états-majors, le projet de Gaulle viendra en discussion. Quelle suite y sera donnée, cela est une autre affaire.

 

La Conférence d’Accra

Du côté africain et afro-asiatique, les positions sont de plus en plus confuses. Il semble d’abord que le projet de fusion de la Guinée française et du Ghana est pratiquement écarté pour le moment. Si Londres y avait fait un accueil embarrassé mais plutôt favorable, les membres du Commonwealth qui n’ont pour M. Nkrumah aucune sympathie ont manifesté leur opposition. De son côté, Sékou Touré a repris les négociations pour maintenir la Guinée dans la zone Franc. De plus, entre les deux leaders, après un moment d’enthousiasme, des divergences se sont fait jour quant aux tendances sociales de leurs mouvements, Nkrumah faisant figure de fasciste et l’autre de socialiste pour dire les choses sommairement.

Enfin à la Conférence d’Accra qui se tient en ce moment, les Anglais ont eu la surprise désagréable de voir la présidence confiée au représentant du Kenya, un syndicaliste plutôt virulent, Tom Mboya qui a prétendu parler au nom de 200 millions d’Africains et naturellement de mettre les Britanniques à la porte. De plus, on a acclamé M. Asimov chef de la délégation soviétique. Notons, par contre, qu’il y avait pas mal d’absents à Accra, dont la plupart des représentants qualifiés des territoires français et aussi de la Nigéria. Les Etats-Unis d’Afrique, dont Nkrumah espère comme Nasser pour les Arabes, être le fondateur, ne sont pas pour demain. A défaut d’autres obstacles, remarquons que la plupart des délégués parlent des langues différentes et ne se comprennent qu’en Anglais, idiome des débats. Ceux des territoires français qui ignorent l’Anglais ont applaudi de confiance.

 

La Conférence Afro-Asiatique du Caire

Pendant ce temps, au Caire, se tenait une Conférence Afro-Asiatique, suite de celle de Bandung, et agitée par des projets de Marché commun pour faire pièce aux projets européens. Les Soviets avaient envoyé une abondante délégation et l’ambassadeur Kiseliov était au premier rang. Mais ce sont eux qui ont eu la désagréable surprise d’entendre le délégué indonésien, M. Sughan, protester contre l’invitation faite à l’U.R.S.S. qui n’est « ni africaine ni asiatique ». Cette déclaration inattendue est à rapprocher de l’âpre lutte d’influence qui se joue en ce moment à Djakarta entre la Chine rouge et les Soviets. On sait par ailleurs que le Maréchal Tito fait de l’Indonésie la première escale de son périple asiatique. Ce n’est évidemment pas pour favoriser l’ingérence de Moscou.

 

Le Complot de Bagdad

Enfin à Bagdad, nouveau complot éventé, paraît-il, par le général Kassem, complot appuyé par des agents étrangers dont on ne donne pas la nationalité. Là aussi se joue une rude partie entre les Soviets qui envoient des armes à Bagdad et soutiennent bruyamment Kassem, tout en armant les tribus Kurdes, et les Nassériens évincés du Gouvernement et qui sont en conflit avec les communistes. Moscou joue en Irak contre Nasser. On apprend, en outre, que la Syrie qui avait obtenu de Pékin commande de 10.000 tonnes de coton a reçu avis que les Chinois se dérobaient, ce qui ajoute aux difficultés économiques de cette partie de la République Arabe unie qui pourrait bien se briser avant peu. On voit par-là combien est sûre l’aide désintéressée des pays communistes aux peuples sous-développés, échappés au colonialisme. Nasser et Tito savent à quoi s’en tenir. Tout ce réseau d’intrigues montre que l’Afrique et l’Asie ne sont pas encore mûres pour entrer dans l’orbite des démocraties dites populaires.

 

La Disgrâce de Serov

Serov est-il liquidé après Boulganine et les autres « antiparti » ? toujours est-il que ce sinistre personnage, exécuteur des hautes œuvres de Staline et de Beria et qui avait tenu son poste de chef de la police secrète sous Malenkov et sous Krouchtchev, perd sa fonction par ordre de son propre Maître, ukrainien comme lui, dont il avait été jusque-là le collaborateur et qu’il avait aidé dans son ascension. On se demande si Serov ne s’était pas rangé du côté des Staliniens du groupe Suslov ou, plutôt, si Krouchtchev ne l’a pas sacrifié à l’opposition des représentants provinciaux qui vont se réunir en janvier et qui n’ont pas avec la police secrète des relations très cordiales. Mystère du Kremlin.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-12-06 – De quelques Grands Problèmes

original-criton-1958-12-06  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-12-06 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Grands Problèmes

 

Ce sont évidemment les résultats des élections en France qui inspirent les principaux commentaires d’une actualité par ailleurs assez terne. L’affaire de Berlin n’est pas prise au tragique, et dans la lutte entre les Six du Marché Commun et les Non-Six comme on les appelle, ceux-là sont moins inquiets qu’ils ne le laissent paraître.

 

Les Réactions aux Élections Françaises

Les réactions aux élections en France sont de plusieurs sortes. D’abord, la défaite du communisme, plus ample que prévu. Est-ce un épisode de la politique française ou la manifestation d’une tendance plus générale qui, peu à peu, détourne les masses des pays occidentaux au niveau de vie élevé d’une idéologie qui ne peut plus tenter que les peuples sous-développés ? Il suffit d’analyser les statistiques pour répondre : le déclin du communisme en Occident se poursuit depuis des années, sauf en Italie, encore que de ce côté des surprises sont à attendre, peut-être même avant peu. A Moscou même on ne se fait plus d’illusion.

 

Craintes Extérieures

Pour le reste, les commentaires étrangers sont empreints d’un certain malaise. On craint un retour en force du nationalisme français, l’étouffement des tendances libérales, un protectionnisme plus intransigeant. Ces inquiétudes qui ne nous paraissent pas fondées montrent cependant qu’une certaine méfiance à notre égard est loin d’être dissipée. Mais derrière ces remarques un peu sommaires, un débat autrement profond s’esquisse.

 

La Démocratie Parlementaire

Tous les pays de démocratie parlementaire, y compris les plus attachés à cette formule, les Etats-Unis et l’Angleterre, se demandent depuis quelques temps déjà si cette institution correspond bien aux exigences de notre temps. On a remarqué et reproduit un peu partout un article là-dessus, de M. Massigli paru dans « Le Monde ». On a été frappé aussi des déclarations de plusieurs leaders du Moyen-Orient et d’Afrique qui font état de l’impossibilité d’adapter le parlementarisme aux pays de structure sociale arriérée. Tous, sans exception, s’orientent vers une formule autoritaire non pour satisfaire uniquement des ambitions personnelles, mais parce qu’ils n’ont le choix qu’entre cela et l’anarchie. Tel le cas récent du Pakistan.

Autorité n’est pas nécessairement synonyme de dictature. Dans les pays très évolués, il y a assez de pouvoirs compensateurs pour qu’une dictature puisse longtemps résister à leur pouvoir. Si l’Italie, par exemple, revenait à une formule autoritaire, ce ne serait plus celle du fascisme. L’économie de 1958 n’est plus celle de 1922. Et c’est précisément la multiplicité de ces pouvoirs organisés au sein des démocraties qui rendent le système parlementaire classique inviable. La nécessité d’une autorité arbitrale apparaît pour que tous les antagonismes nés du développement économique ne se neutralisent pas dans l’impuissance.

C’est bien là, à notre avis, le sens profond des élections françaises et comme, malgré ses défauts, notre pays demeure aux yeux de l’étranger une lumière, on est frappé plus qu’on ne veut l’admettre du cours nouveau donné à notre orientation politique. A cet égard l’exemple de la France aura dans le monde des répercussions très amples qui ne se feront jour que peu à peu. Il est significatif que même les Anglais se demandent si leur vieux système est encore valable.

 

La Révolution Chinoise

Puisque l’actualité nous laisse le loisir de méditer, revenons à ce qui est en train de devenir le grand problème de notre époque, l’événement le plus important peut-être du siècle, la révolution chinoise qui n’a vraiment pris forme que depuis quelques mois. Nos premières appréciations là-dessus étaient erronées. Depuis, les documents se sont accumulés – et en particulier d’origine japonaise. Les Japonais en effet sont mieux placés pour juger de ce qui se passe en Chine et ils observent avec un détachement dont les Européens les plus avisés sont incapables. Pour dire les choses en gros, c’est en Asie que le communisme est en marche et les résultats de ce mouvement de masse sont impressionnants. Les récoltes ont bien doublé ; des montagnes sont aplanies, des fleuves disciplinés, des usines de village fonctionnent dans la contrainte la plus rigoureuse, mais aussi par un incontestable élan.

 

Sa Signification

On peut se demander si cela n’est qu’épisodique ou si au contraire une partie de l’humanité, encore primitive à certains égards, ne va pas retrouver l’impulsion qui, il y a des millénaires, a poussé la nature à organiser des sociétés animales, les hyménoptères sociaux, qui, elles, se sont figées dans une structure invariable. La fourmilière retrouvée sous l’aspect humain. Mais cela a une autre signification. Le pseudo-communisme des Soviets apparaît dérisoire, à côté de l’expérience chinoise, ou pour tout dire une imposture. Quand le balayeur des rues de Moscou qui travaille sous la neige pour 300 roubles par mois, voir passer la limousine du Recteur de l’université, qui en gagne 25.000, a chauffeur, villas et domestiques, il ne peut que se rendre compte que son sort n’est guère changé depuis les Tsars. Les slogans n’y peuvent rien.

Si l’expérience chinoise se développe et réussit, les Russes seront obligés de reconnaître qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils prétendaient et surtout que s’ils veulent vraiment le faire, il leur faudra suivre le mouvement lancé par Pékin.. Le monde entier d’ailleurs, et les sous-developpés comme les autres, verront ce qu’est le communisme ce qu’il implique d’efforts et de renoncement, à quel genre de société il conduit. Il y a beaucoup à parier que l’exemple paraîtra à la plupart plutôt effrayant que séduisant, et les Russes les premiers hésiteront.

 

L’Attitude Russe

Derrière la façade autocratique de Moscou, le problème agite les esprits en profondeur. Les réformes de Krouchtchev et en particulier celle de l’enseignement, dont nous avons parlé, qui tend à imposer aux élites le travail manuel est une manifestation de cette inquiétude. Cela peut, à long terme, avoir aussi des répercussions dans la politique internationale. La nouvelle génération russe qui a perdu tout enthousiasme révolutionnaire, prend conscience qu’elle appartient à la civilisation occidentale à laquelle, dans son for intérieur, elle n’aspire qu’à s’unir à nouveau, que le véritable fossé n’est pas l’artificiel rideau de fer, mais celui qui la sépare des mases innombrables de l’Asie orientale. Avant même que la révolution chinoise ne prenne forme, cette tendance parmi les intellectuels russes était déjà sensible. Le Parti s’en est ému et l’affaire Pasternak l’a prouvé.

Tout cela constitue les nouveaux problèmes d’un monde nouveau dont l’accélération – la Chine en est l’exemple – nous impose une adaptation quotidienne, à vrai dire, un peu vertigineuse. Il conviendrait que l’intelligentsia, chez nous surtout, et aussi ailleurs, fit cet effort. Il ne faudrait pas que ce soit l’homme de la rue qui a plus d’instinct, à défaut de science, qui apprenne à l’intellectuel que nous ne sommes plus en 1789, ni en 1848, ni même en 1917, ou en 1945. Les vrais réactionnaires sont ceux qui nourrissent les idées du radicalisme ou du marxisme. Ils ont depuis dimanche une belle occasion de faire retraite.

 

En Amérique Latine

Dans le domaine de l’actualité proprement dite, on ne saurait négliger d’observer une évolution assez imprévue en Amérique latine. Après les élections présidentielles au Chili qui ont ramené au pouvoir les éléments libéraux en la personne d’Alessandri, le même revirement se produit en Uruguay où les « Colorados » ont été éliminés par les « blancos ». L’action énergique du président Frondizi en Argentine, aux prises avec les grévistes péronistes du rail, va dans le même sens. Les difficultés économiques de ces pays sont la cause essentielle de ce renversement de tendance. Après les violentes réactions contre le capital étranger, les manifestations de nationalisme xénophobe, attisées par les communistes, la nécessité d’une coopération avec les grands pays industriels s’est imposée devant le désordre financier. Il est question au contraire d’ouvrir ces pays aux initiatives privées de quelque côté qu’elles viennent et de préférence du plus grand nombre – pour que les Etats-Unis ne dominent pas. Après les violents incidents qui avaient marqué le voyage du Vice-Président Nixon on ne s’attendait guère à cette conversion ; venant de la majorité des électeurs eux-mêmes, elle n’en est que plus significative.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-11-29 – Rivalités Coloniales

original-criton-1958-11-29  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-11-29 – La Vie Internationale.

 

Rivalités Coloniales

 

Les uns après les autres, les commentateurs reconnaissent que la politique de Krouchtchev est plutôt confuse. L’alerte de Berlin est toujours en suspens ; les deux Conférences de Genève piétinent. Les uns pensent que les nombreuses mesures intérieures, réforme de l’enseignement création des milices ouvrières, ne vont pas sans opposition et qu’il faut faire donner la propagande pour couvrir sa voix. Les autres parlent de l’inquiétude croissante déterminée par le développement de la révolution chinoise et même des pressions de Mao Tsé Toung sur Moscou par l’entremise des opposants à Krouchtchev. On tire argument des récents changements dans le groupe dirigeant de la Mongolie extérieure où Molotov représente les Soviets et où Chinois et Russes s’affrontent. Quoi qu’il en soit, les offensives du Kremlin ne mordent pas, alors que les divisions de plus en plus apparentes entre Alliés occidentaux devraient lui fournir un terrain propice.

 

Les Nouvelles Dictatures

Notons au passage deux confirmations à nos précédentes chroniques :

A la Conférence de Genève pour la prévention des attaques surprises, le délégué soviétique a accusé les Occidentaux d’être venus pour obtenir des renseignements militaires. Inutile d’ajouter que la réciproque est aussi vraie. Comme celle des experts qui a précédé, ces réunions ont l’espionnage pour objet et non un accord politique.

Par ailleurs au Soudan, l’ex-premier ministre Khalil a confirmé sa participation au coup d’état du général Abboud et a clairement indiqué qu’il avait pour objet de défendre l’indépendance du pays contre les ambitions du Colonel Nasser. Il a par contre nié que les Anglais y soient pour quelque chose – prudence sans doute. Le cas actuel de Nasser est d’ailleurs assez curieux : ses succès jusqu’à ces derniers mois du moins, lui ont suscité des émules. Au Pakistan, en Irak, au Ghana et maintenant au Soudan, sans parler de la Tunisie où Bourguiba remplit un rôle analogue, des dictateurs se sont emparés du pouvoir et, suivant la doctrine nassérienne, jouent plus ou moins d’un neutralisme profitable, demandant à l’Est ce que l’Occident refuse, et inversement. Et l’ambition leur vient d’étendre leur pouvoir à des pays voisins comme Nasser l’a fait pour la Syrie. Le résultat est qu’une concurrence s’établit entre eux et que le maître du Caire est contrecarré par ses émules qui lui ferment la route de l’expansion.

 

Ghana et Guinée

Le dernier événement de cet ordre concerne Nkrumah, le nouveau leader de l’Afrique Noire ; on a appris, non sans surprise, que Sékou Touré, le Premier guinéen venait de conclure avec lui, non plus une alliance mais un projet de fusion des deux Etats nouvellement indépendants, la Guinée et le Ghana. Surprise, disons-nous, pas tout à fait. Des bruits assez étranges circulaient sur les intrigues des agents britanniques en Guinée, ceux-là même qui ont opéré au Togo et poussé au pouvoir au Togo Français Sylvanus Olympio, de formation britannique. Le plan était alors de préparer la fusion des deux Togo, l’Anglais et le Français et si possible entraîner le Dahomey. Ces deux petits pays pouvant évoluer vers le Nigéria dont l’indépendance est prévue pour avril 1960. Mais on ne pensait pas que l’opération fut possible entre la Guinée hier française et le Ghana, séparés au surplus l’un de l’autre par la Sierra Leone, encore colonie britannique, le Libéria indépendant, mais en fait contrôlée par les Etats-Unis, et surtout la Côte d’Ivoire française qui tient à ses libertés propres.

Cette fusion Guinée-Ghana aurait pour conséquence de faire passer la Guinée dans le Commonwealth britannique, si Londres et les autres membres de la Communauté y consentaient. Le gouvernement MacMillan est embarrassé, car l’événement n’améliorerait pas les relations franco-anglaises, on s’en doute. Il nous semble d’ailleurs que MM. MacMillan et Selwynn Lloyd n’étaient pas très au courant de l’affaire, ni même le Colonial Office. Elle a été menée par des agents locaux qui pouvaient rentrer dans l’ombre en cas d’échec. Cependant, l’émissaire de Sékou Touré a été très cordialement accueilli à Londres par les Ministres eux-mêmes.

 

L’Aluminium

Il nous faut expliquer les dessous économiques de l’affaire. De tous les territoires d’Afrique Noire, la Guinée renferme les richesses les plus aisément exploitables. Il y a d’abord les mines de fer de Conakry en exploitation, qui peuvent fournir 2 millions de tonnes et les gisements de bauxite des îles de Loos, en exploitation également (500.000 tonnes). Mais c’est surtout l’ensemble bauxite-aluminium Fria-Tougué-Kinda, associé au projet de barrage du Konkouré qui constitue pour la production d’aluminium un centre de première grandeur et qui a, sur d’autres projets, l’avantage d’être déjà en cours d’exécution et financé en grande partie. Cette source d’approvisionnement d’un métal dont l’importance grandit, doit aller aux pays du Marché Commun. Les Anglais n’ayant qu’une participation de 10,5%, la Guinée rattachée au Commonwealth l’aluminium s’orienterait vers lui, grâce au jeu des préférences douanières. Il n’est pas besoin d’en dire plus. Lorsque l’on pense que la guerre a failli éclater en 1911 entre la France et l’Allemagne parce qu’une canonnière avait mouillé à Agadir et qu’il fallut, pour arranger les choses, céder un petit morceau d’Afrique perdu près du Tchad, on mesure combien les passions des peuples s’apaisent ou plutôt, comme celle des individus, changent d’objet.

 

L’Émancipation de l’Afrique Noire

On ne saurait cependant minimiser la gravité de l’affaire Guinée-Ghana. Les événements survenus depuis le 13 mai, ont déclenché dans notre Afrique Noire un mouvement d’émancipation qui, s’il existait auparavant, hésitait à passer à l’acte. Certaines déclarations ont allumé la flamme. Le comble serait que les Anglais recueillent une partie de l’héritage. Ce n’est pas impossible.

S’il fallait hasarder un pronostic, nous pensons que le mouvement actuel de fusion et de fédération africaine s’opposant à ce qu’on appelle la balkanisation de l’Afrique, ne sera pas durable car il se heurtera à des rivalités de personnes et de clans qui feront éclater les rapprochements actuels ou les rendront verbaux. Les Anglais, avouons-le, ont mieux profité de ces rivalités et au sein de l’indépendance qu’ils accordent peu à peu, conservent des positions bien fondées sur ces antagonismes. L’exemple du Nigéria est, si nous pouvions l’exposer ici, assez instructif à cet égard. Mais il y a aussi, sinon d’abord, un problème économique auquel la question du Marché Commun et de la zone de libre-échange n’est, certes, pas étrangère.

 

Politique Intérieure des Etats-Unis

Il est intéressant de suivre l’évolution de la politique intérieure américaine telle qu’elle se dessine après la victoire des Démocrates aux élections du 4 novembre. On l’a appelée la victoire des dépensiers, ce qui explique que les milieux d’affaires l’ont accueillie sans défaveur. Les Républicains, conservateurs en matière financière, n’ont pas compris la pression de l’opinion pour une extension des services publics ; la dépression qui n’est pas encore surmontée a eu pour point de départ la mévente de l’automobile, industrie clef. Et la cause, c’est que le réseau routier n’est pas adapté à son expansion continue. De même, l’énorme développement des villes exige une extension corrélative des services urbains, d’adduction d’eau, de voirie, d’installations de toutes sortes. Enfin et surtout, l’équipement scolaire et universitaire n’est pas à la hauteur des tâches de l’enseignement moderne, et les Américains ont été frappés de leur retard à cet égard par le lancement des Spoutniks et la préparation en masse de techniciens en U.R.S.S.

Tout cela exige des investissements à l’échelle des Etats-Unis au détriment des biens de consommation si l’on veut éviter une inflation déjà menaçante. Par ailleurs, les Américains orientent leurs aspirations vers la satisfaction des besoins collectifs et paraissent un peu saturés des commodités privées que la publicité leur a, pour ainsi dire, imposées. La demande se déplace. Il faudra que les Pouvoirs publics et les industriels en tiennent compte. C’est le sens du changement d’ordre politique qui vient d’intervenir aux Etats-Unis. Le mouvement n’est pas isolé. Il existe aussi en Europe. Il faut des routes et des écoles. De l’autre côté, on n’est pas encore au stade de la voiture particulière. On y viendra cependant par la force même du progrès, et alors bien des choses changeront avec.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-11-22 – Les Déplacements de la Guerre Froide

original-criton-1958-11-22  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-11-22 – La Vie Internationale.

 

Les Déplacements de la Guerre Froide

 

Le fait nouveau, c’est le coup d’état militaire à Khartoum au Soudan. Il nous intéresse particulièrement puisque l’A.E.F. a plus de 1.200 kilomètres de frontière commune avec ce pays. Conquis par Nasser, celui-ci occuperait le flanc de notre Afrique noire.

 

Le Coup d’État de Khartoum

Il était moins cinq. Le gouvernement pro-occidental de Khalil allait être obligé de capituler. Le chef de l’opposition était au Caire accompagné par le principal allié du Premier ministre qui était allé le rejoindre sans même prévenir son Président du Conseil. En un tournemain, sans résistance, le Maréchal Abboud a pris le pouvoir et dissout les partis. On n’est pas d’accord sur le sens de cette nouvelle dictature. Il est cependant clair qu’Abboud qui a servi dans l’armée britannique et recevait constamment des armes de Londres, qui de plus, est l’ami d’enfance du président Khalil, a agi de concert avec lui et sans doute avec les Anglais. Il ne faut pas attacher grande signification aux déclarations officielles. Il est de bonne politique que le Maréchal Abboud se déclare anti-impérialiste et même antibritannique et américain pour plaire aux masses que la propagande égyptienne travaille depuis des années, et aussi pour ne pas provoquer au départ l’hostilité du Colonel Nasser.

Celui-ci n’a pas réagi clairement. Mais alors qu’il complotait avec les partis d’opposition soudanaise le renversement de Khalil, il y a tout lieu de croire que le coup d’état n’était pas dans ses plans. Pour les Anglais, comme le Soudan touche au Kenya et par-delà à toute l’Afrique Orientale, le maintien de son indépendance est une question primordiale. Et les Américains qui viennent de verser 30 millions de dollars au Soudan pour parer à la crise du coton, ne sont pas non plus inactifs dans cette région. Ils ont aussi une forte position en Ethiopie, autre voisin du Soudan, où le Négus craint pour son trône. Ce n’est pas sans raison non plus que le Duc et la Duchesse de Gloucester sont actuellement en visite à Addis-Abeba. Les Russes eux sont à Assouan en tournée d’inspection afin de diriger la mise en œuvre du barrage pour lequel ils ont promis 300 millions de roubles. La partie est sérieuse, et le Maréchal Abboud aura un rôle difficile. Il est normal qu’il jette un écran de fumée devant ses intentions.

 

La Position de Nasser

Comme nous l’avons noté déjà, la position de Nasser n’est pas actuellement très aisée. Il n’a pas réussi à rattacher l’Irak à la R.A.U. Au Liban, match nul. Le pays, encore instable, reste neutre et indépendant. En Jordanie, le coup manqué pour s’emparer du Roi Hussein oblige Nasser à une expectative prudence. Enfin aucune réconciliation n’est intervenue avec Bourguiba, et le Maroc a trop à faire pour s’intéresser à la querelle. De plus, Nasser a décidé, à l’exemple des lointains pharaons et, en plus récent, de Mao Tsé Tung de mobiliser les fellahs égyptiens pour effectuer de grands travaux ; le travail forcé pourrait n’être pas très populaire et à l’extérieur refroidir l’enthousiasme des nomades du désert et des paysans de Syrie qui l’acclamaient.

 

Le Réveil de la Question de Berlin

Les Russes qui n’ont pas eu grand succès dans leurs tentatives d’alarmer l’opinion mondiale – on ne parle plus guère de l’affaire de Formose et des îles côtières qui suit son cours au ralenti – se sont décidé à rallumer la guerre froide en Europe. Ils ont choisi Berlin. Ce coin de liberté enfermé dans leur empire les gêne et plus encore le Gouvernement Ulbricht. Ils ne peuvent cependant guère espérer chasser les Occidentaux de cette position-clef. Les prétextes juridiques ne tiennent pas debout et l’autre argument que Berlin sert de centre de propagande et d’espionnage joue dans les deux sens.

Le motif de Krouchtchev nous paraît tout autre. La puissance économique de l’Allemagne Occidentale grandit sans cesse ; le seul point faible, l’insuffisance des capitaux, est surmonté. Non seulement l’épargne s’est multipliée et investie mais on dit même qu’elle est excessive et que cela nuit à la consommation. Une hausse considérable de l’ordre de 50 pour cent en moyenne, s’est produite ces derniers mois sur les bourses allemandes. La tournée du Dr Erhard en Asie, l’assistance de Bonn à la Grèce, sa participation aux comités internationaux pour l’aide aux pays sous-développés, tout cela fait de l’Allemagne un élément prépondérant dans l’organisation par le Monde libre de la résistance à la compétition soviétique. De plus, avec l’amorce du Marché Commun, les capitaux étrangers en particulier américains affluaient en Allemagne. L’offensive soviétique a pour but de renverser la tendance en ramenant l’attention sur la position précaire de ce pays coupé en deux et menacé par la présence des troupes russes. C’est le seul résultat que les Soviets peuvent attendre ; encore n’est-il pas certain qu’ils réussissent.

 

Le Plan de Sept Ans des Soviets

On a commenté le Plan de sept ans que Krouchtchev a présenté au Comité Central pour approbation par le Parti ; plan ambitieux qui prévoit un accroissement moyen de 10% l’an de la production soviétique. Les Occidentaux seraient rattrapés en 1970, sinon dépassés. Les économistes se sont émus, surtout aux Etats-Unis. Une remarque cependant, s’impose à nos yeux. Que signifie ce mot rejoindre la production américaine ? Aligner des tonnages en face d’autres, c’est-à-dire des quantités. Mais la civilisation moderne, le niveau de vie des peuples n’est pas affaire de quantité seulement. C’est beaucoup plus une question de qualité. Les chiffres perdent de leur importance dès que les besoins élémentaires d’une population sont satisfaits, qu’elle est nourrie, vêtue et logée, à l’abri du froid et de la faim et l’U.R.S.S. atteindra ce stade, ce qui, sauf pour le logement, l’est déjà à peu près. Par contre, aucun travailleur occidental n’achèterait, même à bas prix, ces objets usuels dont les Russes doivent se contenter. Le niveau de vie est fait de la diversité d’abord, de la qualité de plus en plus délicate des objets de consommation. Grâce au jeu de la concurrence entre producteurs, chaque individu peut – plus ou moins selon ses moyens – choisir à son goût et différencier son genre de vie de celui de ses voisins, adapter si l’on veut sa personnalité aux objets variés qu’on lui propose.

Le capitalisme d’État avec sa fabrication de série sera-t-il jamais en mesure de satisfaire ces exigences ? Et cela non seulement dans l’ordre matériel mais dans celui de l’art et de la pensée, où sévit, on l’a vu, le plus rigoureux conformisme. Pour rattraper les Occidentaux dans ces domaines, il faudrait les imiter, c’est-à-dire renoncer au collectivisme et laisser la recherche du profit et l’initiative privée briguer la faveur du consommateur et aller au-devant de ses désirs. Les statistiques n’ont rien à voir là-dedans.

 

Expansion et Inflation

Toujours dans l’ordre économique, les choses changent, les idées et les politiques suivent à une allure telle que les spécialistes, eux, ne suivent pas toujours. On n’a pas souligné l’importance du nouveau cours inauguré par le Gouvernement MacMillan. Après tant d’années d’austérité, de restrictions de crédit et de super-fiscalité sans résultat bien convaincant, les Anglais depuis six mois ont renversé la vapeur. Ce sont d’abord les banques privées qui ont ouvert leurs caisses à tous les empruntants solvables, à toutes les petites et moyennes bourses qui ont besoin de crédit pour acheter tout de suite ce qu’elles désiraient. Puis la banque d’Angleterre a abaissé son taux d’escompte et élargi le crédit. D’où la vague d’achats que nous avons signalée.

Est-ce là le signe d’un retour à l’inflation ? Ce mal qu’avec raison on accuse de ronger l’ordre social ? Il est trop tôt pour savoir. D’ailleurs le mot d’inflation, que l’on emploie tant recouvre des réalités assez différentes, ce que nous ne pouvons expliquer ici. Nous craignons cependant que les orthodoxes qui, en ce moment en France et ailleurs aussi, cherchent à ramener les finances à un ordre rigoureux, se rendent mal compte de la direction présente de l’économie capitaliste. L’impératif majeur, sinon unique, est partout l’expansion et celle-ci ne va pas sans une anticipation assez large des revenus futurs. On a assisté ces derniers mois à ce paradoxe sans précédent : les cours de la Bourse de New-York, en pleine récession, continuaient de monter et plus encore maintenant qu’elle s’atténue. Les niveaux atteints sont mal justifiés et escomptent très largement l’avenir. Normalement, selon l’exemple du passé, une chute est inévitable. Or, il n’est pas sûr qu’elle se produise. En effet, les acheteurs paraissent convaincus que la monnaie sera toujours sacrifiée à l’expansion et qu’elle devra se dégrader progressivement, sous peine d’une crise que l’on évitera à tout prix. Le même état d’esprit devient perceptible à Londres, à Amsterdam, en Suisse. Le phénomène ne serait malsain que s’il était isolé. Généralisé au contraire, il peut devenir normal et nécessaire, à condition bien entendu, qu’il soit contrôlé. Alors attention à ne pas retarder d’une guerre en politique économique, en optant pour l’austérité quand les autres y renoncent.

 

                                                                                                                  CRITON

Criton – 1958-11-15 – Du Vieux et du Neuf

original-criton-1958-11-15  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-11-15 – La Vie Internationale.

 

Du Vieux et du Neuf

 

La guerre froide ne chôme pas et la politique soviétique ne change guère. Les thèmes seuls varient. En moins de trois semaines, il y a eu, avec les développements de l’affaire de Formose, une attaque contre Israël accusé de mobiliser pour envahir la Cisjordanie, une menace contre la Perse convaincue de conclure un pacte militaire avec les Etats-Unis, et aujourd’hui une tentative pour remettre en question le statut de Berlin. Nous en oublions probablement.

On s’est habitué à ces coups de boutoir et il y a longtemps qu’on ne s’en effraie plus. Mais la diplomatie reste en haleine, et cela ne va pas sans remous d’opinion qui jouent quand même leur rôle en période d’élection, comme ce fut le cas aux Etats-Unis, le 4 novembre. Il y a aussi deux Conférences Est-Ouest en cours qui se tiennent simultanément à Genève, l’une pour mettre fin aux expériences nucléaires, l’autre pour prévenir les attaques surprises. Nous n’en avons pas parlé jusqu’ici, considérant que ce sont là des épisodes routiniers sans portée réelle et destinés à tenir les diplomates et les experts en bonne forme.

 

Les Conférences de Genève

Ces conférences ne sont pas cependant sans objet pour le Kremlin. Deux versions ont cours là-dessus : l’une n’y voit que propagande destinée à exalter le pacifisme du camp dit Socialiste et les desseins belliqueux des Occidentaux. D’autres prenant l’affaire au sérieux, voient là une chance de réduire les risques de contamination atomique parce que les trois Puissances détentrices des bombes ont intérêt à s’entendre pour exclure la venue de nouveaux partenaires, la France entre autres, et peut-être aussi la Chine.

Les deux thèses ont sans doute quelque chose de fondé. Mais nous nous permettons d’en émettre une troisième : si les Russes ont mis une bonne volonté inattendue l’été passé à envoyer leurs savants discuter avec leurs collègues occidentaux des moyens de détecter les explosions nucléaires, si aujourd’hui ils adjoignent aux experts des diplomates de premier rang comme Kouznetsov, ce n’est pas avec l’intention de trouver une base d’accord, mais pour savoir par l’attitude de leurs adversaires, de quels moyens techniques ceux-ci disposent, et par recoupement quels engins ils préparent. Ces conférences sont pour nous une forme nouvelle d’espionnage destinée à compléter les renseignements recueillis par les moyens ordinaires. Il y a autour de ces tables, à Genève, des gens bien renseignés et il leur est difficile, au cours des discussions longues et approfondies, de ne pas trahir involontairement quelques-unes de leurs préoccupations. On a sondé les savants, on sonde les experts et derrière eux les hommes d’Etat et les militaires qui leur ont donné des consignes. Dans l’ambiance suisse qui est le lieu géométrique de l’espionnage international, on peut apprendre bien des choses.

 

L’Interview de Krouchtchev par W. Lippmann

On lit en ce moment avec intérêt le récit de W. Lippmann, le célèbre publiciste américain, de son interview avec Krouchtchev. Faut-il cependant attacher grande importance à ce que dit le nouveau maître de l’U.R.S.S. ? Il parle beaucoup et se contredit d’abondance, manière comme une autre de mystifier son interlocuteur. C’est aussi un moyen de tenir les observateurs en alerte et de brouiller à plaisir les pistes en les égarant.

Retenons cependant un aveu historique, le premier qu’on ait pu obtenir d’un dirigeant soviétique. Selon Krouchtchev, à la Conférence de Munich, en 1938, les Occidentaux, en l’occurrence Chamberlain et Daladier, auraient eu pour objet en sacrifiant la Tchécoslovaquie à Hitler, de le détourner d’attaquer la France et l’Angleterre pour le pousser vers l’U.R.S.S. C’est prêter beaucoup d’imagination aux personnages qui ne cherchaient qu’à gagner du temps coûte que coûte. Mais Krouchtchev ajoute que Staline avait conclu l’année suivante avec Ribbentrop le fameux Pacte pour rendre la monnaie aux Occidentaux en poussant Hitler à attaquer l’Occident dans l’espoir qu’il s’y épuiserait, ce qui est la vérité même. L’aveu est d’importance et mérite d’être souligné. Krouchtchev a d’autre part fait entrevoir à son interlocuteur qu’un pacte russo-germanique analogue pourrait bien se renouveler, l’Allemagne de l’Ouest destinée à être anéantie en cas de guerre avec l’U.R.S.S. trouvant tôt ou tard intérêt à traiter avec les Russes pour survivre.

Il est difficile de croire que Krouchtchev espère convaincre les Allemands que leur intérêt est de s’allier aux Soviets ou même d’échanger leur neutralité et les garanties qu’ils tiennent des Etats-Unis contre une promesse du sieur Krouchtchev.

 

Le Nouveau Plan Rapacki

Mais son propos n’est pas sans but. Il s’agit de pousser les offres contenues dans le plan du ministre polonais Rapacki qui vient justement d’aller à Oslo chercher une collaboration possible avec le seul pays de l’O.T.A.N. qui ait avec l’U.R.S.S. une frontière commune, la Norvège ; la première édition du plan Rapacki n’avait pas eu grand succès. Le nouveau est plus habile car il tenterait de faire croire que si les Occidentaux consentaient à une neutralisation des deux Allemagnes, les armées soviétiques libèreraient aussi la Pologne. Un diplomate anglais en suspens, M. Antony Nutting, mordait ces jours-ci à l’hameçon et trouvait que le plan valait examen, s’il pouvait permettre de refouler les armées rouges derrière la Vistule.

Krouchtchev n’a pas tort de penser qu’il y a toujours des gens influents pour s’intéresser à tout ce qui paraît amorcer une détente. Il n’en manque nulle part, surtout en Allemagne. Mais, dans ce cas, nous nous permettrons de dire à M. Krouchtchev : Si vous voulez réussir, il ne faut pas courir plusieurs lièvres à la fois, lancer tous les huit jours une nouvelle offensive de guerre froide et proposer en même temps des plans de coexistence pacifique. Les deux à la fois s’annulent et la majorité de l’opinion reste sceptique. Elle se convainc que vous vous moquez d’elle. Elle en prend son parti et vaque à ses affaires. C’est ce qui se produit depuis deux ans.

 

En Chine

Les rapports sur la Chine s’accumulent et comme toujours se contredisent. Les uns ont vu des progrès foudroyants ; les autres parlent de résistance et même de révoltes. De l’analyse des témoignages, il ressort que les uns et les autres disent vrai.

L’expérience tentée par Pékin pour réveiller ce corps innombrable et le transformer de fond en comble dans ses mœurs comme dans sa mentalité, est quelque chose d’unique dans l’histoire humaine. Il convient de la suivre sans parti-pris avec une extrême attention. Il en sortira quelque chose ; sans doute ni ce que les uns craignent ou que d’autres espèrent, autre chose peut-être que ce que les adeptes de Mao attendent. Jusqu’ici, en effet, les révolutions ont utilisé les instincts des peuples à des fins novatrices, les bons et les mauvais, mais toutes se fondaient sur des tendances et des aspirations préexistantes. Ici au contraire, on fait violence à la nature pour former un homme nouveau sans tenir compte de ce qu’il était hier.

Mais on peut déjà en conclure que cette révolution est une garantie de paix pour le proche avenir. Quoi qu’en ait dit Krouchtchev à Lippmann qui l’interrogeait là-dessus, les Russes sont confondus par cette transformation du Monde chinois. Nous l’avons vu à l’occasion de la grande Conférence d’Irkoutsk dont personne n’a souligné l’importance. Les Russes sont obligés de faire contre-poids en Sibérie, et cela au prix d’un gigantesque effort qui va leur interdire bien des initiatives sur d’autres fronts : capitaux, ressources humaines et industrielles vont se porter vers ces immenses terres vides d’Orient au climat cruel ce qui, avec la course aux armements, doit retarder encore d’une décade l’élévation du niveau de vie en U.R.S.S. Krouchtchev d’ailleurs parle trop souvent de rattraper les Occidentaux sur ce point comme s’il en était si sûr. Personne en parlant d’abondance ne peut dissimuler ses soucis. En diplomatie, la meilleure arme est le silence. Mais il y a longtemps qu’il est passé de mode, dans un camp comme dans l’autre.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-11-08 – Confusion

original-criton-1958-11-08  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-11-08 – La Vie Internationale.

 

Confusion

 

Situation confuse ; le mot qui revient sous la plume des chroniqueurs la caractérise bien. Il s’applique autant aux affaires européennes et africaines qu’aux Moyen et Extrême-Orient et aux Etats-Unis où le raz de marée en faveur des Démocrates va singulièrement gêner la politique de l’Administration Eisenhower.

 

La Défaite des Républicains aux Etats-Unis

On s’attendait à cette défaite du Parti républicain. Cependant, la conjoncture économique avait été ces derniers mois, brillamment redressée. La prospérité revenait, plus vite qu’on ne l’espérait ; la paix n’était pas sérieusement menacée malgré l’affaire des îles chinoises. En dépit de nombreux échecs, la course à la conquête de l’espace, avec ses implications stratégiques, restait ouverte avec des chances égales. Mais la confiance en Ike a disparu. On l’avait placée trop haut ; l’humiliation subie par la lancée des Spoutniks a laissé des traces profondes. On ne pardonne pas à un homme, et surtout à un militaire, de s’être laissé distancer dans ce qui devait être son affaire personnelle.

Au pays du business, l’échec est sans rémission. Plus qu’ailleurs, la foule américaine est passionnelle. Elle s’engoue et rejette avec la même frénésie. En politique extérieure, elle n’entend pas que la suprématie américaine soit mise en question et en même temps répugne à toute action qui pourrait entraîner un engagement militaire. Le conflit de Formose est aussi impopulaire que la Guerre de Corée qui discrédita Truman. Foster Dulles étant antipathique, toutes ses initiatives sont mal accueillies, même dans son propre Parti, et le vice-président Nixon, malgré ses qualités et ses défauts bien américains, n’a pas pu vaincre le préjugé défavorable.

Si la tendance actuelle persiste jusqu’à l’élection de 1960, un succès démocrate ne fait aucun doute et l’on approuvera, fait par d’autres hommes, exactement ce que leurs prédécesseurs ont, ou auraient fait à leur place. Car dans ses grandes lignes, la politique des Etats-Unis n’a pas changé, et si l’on en juge par les récentes publications de M. Stevenson candidat démocrate d’hier et peut-être élu de demain ; on cherche en vain ce qui pourrait distinguer sa politique de celle de l’actuelle Administration, sinon dans la façon de présenter les mêmes choses ; mais cela compte beaucoup.

 

Mésentente Cordiale

Le gros nuage du ciel diplomatique est ce que l’on appelle la mésentente cordiale : la France et l’Angleterre traversent en effet une phase d’opposition aigüe. On s’en console un peu si l’on pense que les rares périodes où l’entente a régné ont été marquées par des catastrophes : la plus récente étant celle de Suez. Cependant, le différend franco-anglais prend un tour d’une âpreté inhabituelle à un moment bien inopportun. Le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons pas besoin de cela. La faute est partagée, mais le fond du problème est sérieux.

 

La Politique Anglaise et le Continent

Les Anglais ne veulent pas du Marché Commun, comme l’a avoué le Ministre du Travail, Sir David Eccles, parce qu’il heurte le point central de la politique anglaise traditionnelle : la formation d’une entité européenne continentale. Il y a, bien sûr, des craintes d’ordre économique et commercial. Mais comme le remarquait un Anglais, la bourse de Londres ne serait pas en si bonne forme si ces appréhensions étaient sérieuses. Le problème est politique et ce qui est pire, sentimental.

Pour Londres, l’ordre du monde serait changé si le Continent s’unissait, même s’il ne s’agit que d’une intention plutôt que d’une réalité : on peut même dire que l’acharnement d’un Maudling est d’autant plus vif, qu’il s’agit d’un fantôme et non d’une menace concrète. En fait, les Français qui font les frais de la dispute, ne tiennent pas particulièrement au Marché Commun qui, à juste titre, leur apparait plein de risques. Ils s’y résignent par raison et par fidélité aux engagements pris. On ne peut pas recommencer l’affaire de la C.E.D. Et si la France s’oppose pour des raisons évidentes à la zone de libre-échange, par contre les Allemands y sont très favorables. Et les Anglais ne peuvent ignorer que si, par impossible, leurs plans étaient acceptés, ils auraient plus à souffrir de la concurrence allemande que dans l’hypothèse d’un seul Marché Commun des Six, réalisé en douze ou quinze ans.

Pour l’heure, le Gouvernement MacMillan n’hésite cependant pas à parler d’éventuelles représailles qui auraient pour effet de bloquer les échanges entre la petite Europe et le Commonwealth. Ce qui a pour but d’impressionner les Allemands et les Belges, à les amener à faire pression sur la France en cas d’obstination de celle-ci, ou bien obliger les Six à renoncer au Marché Commun, ce qui est au fond le plus inavoué.

Mais ce grave problème n’est pas seul à opposer France et Angleterre. Il y a la fâcheuse question de la réorganisation de l’O.T.A.N. et du Directoire tripartite dont Londres ne veut évidemment pas entendre parler. Il y a l’accession de la France au Club atomique à laquelle ils ne veulent pas davantage souscrire. Enfin, la question de Guinée dont les Anglais viennent avant nous de reconnaître l’indépendance. Ce qui montre que la vieille rivalité coloniale persiste même par-delà la mort du système. A notre avis, il y aurait eu intérêt à mettre tous ces problèmes au frigidaire, comme l’on dit, au moins pour le temps de rétablir nos propres affaires, ce qui peut être assez long.

 

L’Affaire Pasternak

On ne saurait négliger de parler de l’attribution du Prix Nobel à l’écrivain soviétique Boris Pasternak car elle a été, par l’ampleur des réactions soulevées, une sorte d’affaire de Hongrie sur le plan culturel. Elle illustre bien le point qui nous frappait ici récemment à propos de la Chine : L’abîme moral entre les deux Mondes se creuse de plus en plus. Les valeurs qui nous tiennent à cœur et sont notre raison de vivre, sont honnies et méprisées de l’autre côté. Les injures déversées par la presse et la radio russes sur ce poète inoffensif et isolé, la coalition dans l’anathème de toute la tribu des écrivains subventionnés de l’U.R.S.S. passent en abjections les limites concevables.

Ce qui est plus grave que la bassesse des hommes (et d’un en particulier qui n’est pas sans talent – l’écrivain Cholokhov) c’est que ni le gouvernement soviétique, ni les gens de lettres à son service, n’ont paru se rendre compte de la maladresse de leur attitude. Ils avaient tout à gagner à faire le silence – ils s’y entendent si bien à l’occasion – à ne pas soulever une réprobation unanime pour une affaire qui, sans leur déchaînement, aurait passé sans grand éclat. Cette indifférence aux forces morales, si elle est conforme au dogme marxiste, est plus grave que Krouchtchev ne pense. Pour comble, l’argument qui domine parmi ces invectives : « Comment un homme aussi grassement entretenu par notre société ose-t-il le dénigrer ? » est justement celui par lequel les communistes prétendent condamner la société bourgeoise. Ils reconnaissent ainsi que sans liberté économique, il n’y a pas de liberté du tout. Pasternak avait tenté en vain de n’appartenir qu’à lui-même. Il n’avait plus qu’à partir ou se soumettre. Il a préféré s’humilier.

 

Austérité ou Expansion

Terminons en évoquant un problème d’ordre économique qui nous paraît fort important. Une controverse est en train qui porte sur le dilemme suivant : nous savons qu’il est vital pour notre économie d’exporter davantage pour couvrir nos besoins ; les Anglais aussi et les autres à un degré moindre.

Deux voies pour y parvenir : l’une consiste à restreindre la consommation intérieure de façon à obliger les producteurs à chercher à l’étranger des débouchés ; l’autre consiste au contraire, à développer le marché intérieur et à augmenter la production globale de façon à obtenir, par cette production accrue, des prix de revient plus bas par unité et ainsi devenir compétitifs sur les marchés étrangers. C’est dans cette dernière voie que s’engage résolument le gouvernement britannique en facilitant le crédit à la consommation intérieure, ce qui provoque en Angleterre en ce moment un boom d’achat du public.

L’autre voie, l’austérité, est celle que l’on a toujours préconisée en France et que le rapport de l’O.E.C.E. en ce qui nous concerne, nous recommande de suivre. L’objection principale formulée ces jours-ci par un éminent économiste anglais W. Pickles à la radio contre la politique de facilité, c’est que l’élargissement de la demande intérieure conduit les producteurs à la satisfaire d’abord, parce qu’elle est beaucoup plus profitable que l’exportation et à négliger les débouchés extérieurs ; c’est ce que l’on n’a cessé de dire en France et non sans raison valable, ces dernières années. La controverse est d’intérêt capital, car du parti que l’on choisit dépend toute la politique économique à suivre.

Notre choix personnel est fait. L’austérité en matière économique est une politique décevante. Les Anglais en ont fait l’expérience. Mais son contraire ne doit pas être la facilité car ses effets nocifs sont pires. L’expansion globale intérieure et extérieure peut être obtenue et servir à la fois le marché indigène et l’exportation, à condition que les producteurs aussi bien que les pouvoirs publics, et que les travailleurs se soumettent tous ensemble à une stricte discipline. Malheureusement, ce n’est pas leur qualité maîtresse.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-11-01 – Lumières sur la Politique Française

original-criton-1958-11-01  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-11-01 – La Vie Internationale.

 

Lumières sur la Politique Française

 

Si depuis un an le rapport de force a nettement tourné en faveur de l’Occident, il convient de rappeler de quelles forces il s’agit : économiques, avec la disparition de la récession américaine et des menaces qu’elle faisait peser sur les autres nations, financières, avec le rétablissement de la Livre sterling, morale, avec le renouveau du prestige français, technique enfin et par conséquent militaire, avec le retour à l’équilibre dans les réalisations scientifiques. Par contre, dans l’ordre politique proprement dit, la solidarité du Monde occidental, loin de s’affirmer, n’a cessé de se défaire. On peut le mesurer en comparant l’action collective entreprise pour la défense de la Corée du Sud en 1950, et l’actuel conflit des deux Chines où les mesures prises par les Etats-Unis non seulement n’ont trouvé aucun appui extérieur, mais ont été plus ou moins explicitement désapprouvées par tous leurs Alliés. Cette désintégration politique de l’alliance dont les indices sont multiples – affaire de la zone de libre-échange, négociations avec l’Egypte, conflit de Chypre, etc… – n’a pas jusqu’ici atteint les organismes qui la représentent l’O.E.C.E. ou l’O.T.A.N. Cependant, on est arrivé au point où les divergences de vues et d’intérêt devenant publiques, les institutions mêmes sont menacées.

 

Les Lettres du Général de Gaulle

C’est ce que révèle la bombe diplomatique d’hier, la publication par le journal allemand « Der Mittag » après un confrère italien des propositions du Général de Gaulle sur la réforme de l’Organisation atlantique et sur ce qu’on appelle un directoire politique des trois puissances : Etats-Unis, Angleterre, France. On suppose, puisque ces lettres devaient demeurer secrètes, que cette indiscrétion de presse a été inspirée en haut lieu. De toute façon, la nouvelle politique extérieure française se trouve posée en pleine lumière, et devient matière à discussions publiques.

 

Les Griefs du Général

Les griefs formulés par le Général de Gaulle dans ses communications à MM. Dulles et MacMillan sont évidemment fondés. Les Etats-Unis ont agi seuls en Extrême-Orient. Les Américains et les Anglais n’ont consulté personne avant d’envoyer des troupes au Liban et en Jordanie. Les mêmes remarques pouvaient s’adresser à Rome pour l’invitation à Nasser et la mission Pacciardi en Proche-Orient. Si l’on considère que les premières de ces actions pouvaient au moins théoriquement provoquer un conflit généralisé où tous les membres de l’Alliance se seraient trouvés impliqués comme à leur insu, une alliance dans ces conditions perd son sens, et la nécessité d’une révision s’impose.

 

Question d’Opportunité

Cela dit, une question se pose : Était-il de bonne tactique de poser le problème de cette façon, dans les circonstances actuelles ? Le renouvellement des institutions françaises depuis Juin avait été accueilli avec faveur dans le Monde occidental qui y voyait la promesse d’un renforcement de son influence et de son crédit. L’homme malade entrait en convalescence. Toutefois, les intentions politiques du Général de Gaulle, liées au souvenir de l’après-guerre, soulevaient de nombreuses appréhensions, tant du côté Anglo-saxon que du côté de l’Europe continentale, surtout à Bonn et à Rome. Nous y avions fait allusion. Après la visite à Paris de MacMillan et la rencontre de Colombey avec le Chancelier Adenauer, on avait l’impression qu’on s’appliquait à Paris à les dissiper. La politique de solidarité européenne serait poursuivie. Il ne devait pas être question d’un retour au nationalisme ni d’une prépondérance française dans l’association des Six. Cependant, le passage de la conférence de presse du Général de Gaulle relatif aux relations extérieures rendait un son neutraliste qui a ramené le malaise. La proposition d’une sorte de directoire tripartite l’a précisé. Cela ne va pas sans inconvénients.

D’abord une proposition de ce genre n’a évidemment aucune chance d’être accueillie, pas plus à Washington qu’à Londres, encore moins à Bonn et à Rome où l’on tient avant tout à la fiction de l’égalité des droits au sein de l’Alliance. Elle était donc inutile. D’autre part, si le conflit algérien a pris un tournant favorable, il n’est pas encore résolu. La balance entre le succès et l’échec tout au moins relatif, est oscillante. Il en faut peu pour qu’elle penche d’un côté ou de l’autre. Comme la question est pour nous primordiale, aucun atout si faible qu’il soit, ne doit être négligé. Il peut être décisif. Or nous nous ferions des illusions si nous pensions que tous nos voisins et alliés souhaitent sans réserve que nous triomphions. Aux Etats-Unis certainement, parce que pour eux la lutte contre le communisme commande toute autre considération, mais à Londres, à Bonn et à Rome, les vœux en notre faveur sont moins sûrs. Nous aurions beaucoup à dire là-dessus. Or ces pays peuvent dans l’affaire beaucoup plus qu’il n’apparaît à première vue, surtout par leur influence en Orient. Ne serait-il pas nécessaire dans la phase actuelle, de persuader tous nos Alliés que leur intérêt coïncide avec le nôtre et qu’ils n’ont rien à redouter de nos succès ? Sans doute pense-t-on par cette politique indépendante obtenir du côté de Moscou un désintéressement en notre faveur, ce qui n’est pas négligeable – mais bien précaire – la politique russe n’offrant aucune garantie. Elle peut varier en un jour. En tous cas, il serait dangereux de donner l’impression de tenir la balance égale en faisant le procès des deux Blocs sur le même ton.

 

Le Voyage du Président Heuss en Angleterre

Ce ne sont pas seulement les Gouvernants qui se témoignent de la méfiance, mais aussi les peuples et, contrairement à toute attente, l’Anglais. On comptait à Londres que la réception du Président de la République fédérale Theodor Heuss serait appuyée cordialement par la foule. Au contraire, les Londoniens et presque toute la presse, ont montré que les souvenirs de la guerre étaient encore présents et que l’on n’absolvait pas le peuple allemand de sa complaisance pour Hitler. M. MacMillan en a été à la fois surpris et gêné. Le rapprochement avec l’Allemagne a encore plus d’importance pour les Anglais qu’elle n’en a pour la France. Il s’agit d’obtenir de Bonn un appui pour l’établissement de la zone de libre-échange à laquelle toute l’industrie française, non sans raison, s’oppose. Il s’agit aussi que la zone soit créée ou non, de limiter la concurrence allemande sur les marchés internationaux, où l’Angleterre lutte déjà avec peine. En échange Londres n’a pas grand-chose à offrir.

 

La Zone de Libre-Échange

Les discussions au Château de la Muette continuent ou s’achèvent, on ne sait trop ; en tous cas, il ne subsiste aucun espoir d’arriver à  un accord sur l’établissement de cette zone de libre-échange. « Le Monde » publiait ces jours-ci, en regard, les déclarations du ministre anglais Mandling et le manifeste de la Confédération du Patronat français sur la question. Autant nos chefs d’entreprise présentaient de clairs et irréfutables arguments contre le projet britannique, autant il apparaissait que les réponses de M. Mandling étaient vagues et peu convaincantes. La politique anglaise comporte périodiquement des énigmes que nous ne parvenons pas à expliquer. Pourquoi ceux-ci qui ne pêchent pas d’ordinaire par excès de prévoyance, se font-ils un épouvantail de ce Marché Commun que bien qu’il doive entrer en vigueur théoriquement le 1er janvier n’aura de réelle vigueur que dans un avenir qui ne peut être précisé ?

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-10-25 – De Quelques Énigmes

original-criton-1958-10-25  pdf

Le Courrier d’Aix – 1958-10-25 – La Vie Internationale.

 

De quelques Énigmes

 

La reprise du bombardement de Quemoy par les Communistes chinois ne fait qu’ajouter un épisode au conflit des deux Chines. Il semble avoir un double objectif : entretenir la tension à l’intérieur pour stimuler le zèle des sujets de Mao Tsé Tung, compromettre les chances de redressement du Parti républicain aux Etats-Unis lors des élections de novembre. Le slogan de l’Administration en place « paix et prospérité »  a failli sombrer en cours d’année. Si le retour à la prospérité est décidément en vue, celui de la paix l’est moins, et l’on sait que l’opinion des Américains est dans l’ensemble hostile à la défense des îles côtières de Chine par leurs forces armées. Ainsi tout ce qui peut affaiblir la position de Foster Dulles est de bonne guerre pour Pékin. A l’inverse, la résistance de Chang Kaï Chek à toute concession se trouve renforcée, ce qui ne facilite pas la tâche du Secrétaire d’Etat, en ce moment en pourparlers avec le Généralissime à Taipeh.

 

Les Soviets et le Moyen-Orient

Les Soviets ne tiennent plus la vedette sur la scène internationale. Les joutes oratoires à l’O.N.U. sur le désarmement ne passionnent guère que leurs acteurs, et encore. La rencontre Adenauer-Smirnov à Bonn n’a rien apporté d’intéressant sur les rapports russo-allemands. Certains vont jusqu’à s’étonner que Krouchtchev laisse ainsi s’assoupir la guerre froide et prévoient un nouveau foyer en Moyen-Orient. Le voyage du Maréchal Amer, le second de Nasser, à Moscou a mis les imaginations en mouvement. En principe, il s’agit de fournitures d’armes à l’Egypte et des moyens qu’a celle-ci de les payer aux Soviets. Nasser n’est pas satisfait de son potentiel militaire dont il redoute avec raison les défaillances, d’autant plus que ses voisins et adversaires renforcent le leur. Les Anglais ont repris pied au Soudan qui va recevoir des avions, des armes et des instructeurs du Gouvernement de Londres. Israël en ramasse un peu partout, aux Etats-Unis, en France et en Allemagne ; le Liban revenu au calme reconstitue son armée. Mais c’est le problème syrien qui divise Le Caire et Moscou. La constitution de la République Arabe Unie a affaibli l’influence russe en Syrie. Le parti communiste a été éliminé à Damas. Les entreprises que les Soviets avaient multipliées sont sous contrôle égyptien. Krouchtchev a pu dire à Amer que ses fournitures d’armes étaient subordonnées à une révision de la question. On prête même aux Russes l’intention de déclencher une révolte Kurde pour refouler l’influence égyptienne si Nasser n’obtempérait. C’est voir trop loin. Moscou a besoin du nationalisme arabe nassérien en Mer Rouge et en Afrique, et Nasser des Russes pour s’armer, car même s’il faisait la paix avec l’Occident, celui-ci ne fournirait pas d’armes.

 

L’Irak et ses Voisins

Aussi est-il peu sensé de croire que les Soviets abandonnant Nasser, favoriseraient une désintégration de la R.A.U. pour ranimer l’alliance de la Syrie et de l’Irak où, d’ailleurs jusqu’ici, le gouvernement du Général Kassem demeure prudent à l’endroit des communistes et cherche à ne pas décourager l’Occident. Il n’a pas encore dénoncé l’appartenance de l’Irak au Pacte de Bagdad. On s’est demandé pourquoi. La réponse est simple. L’Irak ne peut se développer que grâce à son pétrole que seuls les Occidentaux peuvent lui acheter. Mais surtout, il trouve dans ses voisins des concurrents dangereux. On vient d’apprendre que le pipeline qui doit unir les fabuleux gisements de Qom en Perse à la Méditerranée, en passant par la Turquie pour aboutir à un port Turc, va être entrepris. L’Irak a un intérêt considérable à brancher sur cette conduite le réseau de ses puits. Jusqu’ici, les pétroles irakiens passent par Suez ou par le pipeline de Syrie, l’un et l’autre sous contrôle de Nasser. L’Irak se doit de conserver avec ses voisins Turcs et Iraniens de bonnes relations au cas où se renouvelleraient des conflits analogues à celui de 1956.

 

L’Énigme Chinoise

C’est encore autour de la Chine de Mao Tsé Tung que l’on s’interroge. Elle a ravi aux Soviets, sinon la direction du monde communiste, du moins l’attention curieuse et naturellement passionnée du monde. Il est malheureusement difficile de faire le point. Nous nous souvenons que quelques jours seulement avant la révolte de Poznań et les mouvements de Varsovie, une délégation française s’était rendue en Pologne et son Président, tout le contraire d’un sympathisant du communisme, avait fait un tableau des plus favorables de la reconstruction de la Pologne et de son retour rapide à la prospérité. Quelques jours après, la vérité éclatait, que les dirigeants eux-mêmes ne pouvaient qu’avouer.

Pour la Chine rouge des hommes aussi bien informés que Robert Guillain en France et Piero Ottone en Italie, émettent des opinions absolument contraires. L’un intitule sa chronique « La Chine accélère furieusement sa production », l’autre « Expérience désastreuse des Communes du peuple en Chine » et de citer des extraits du « Quotidien du Peuple » de Hanoï qui fait état des doléances des paysans et de leur résistance surtout à la vie collective et à l’industrialisation rurale. « La production agricole diminue et les céréales pourrissent dans les champs ».

Nous serions loin de l’augmentation de 70% d’une récolte à l’autre dont parle la propagande. Celle-ci d’ailleurs, renseignements pris pour expliquer le miracle, parle de circonstances atmosphériques particulièrement favorables, absence de sécheresse et aussi d’inondations, ce qui semble exact. Cependant, la partie la plus fertile de la Chine, prise dans son ensemble, jouit d’un climat particulièrement stable. Les famines fréquentes sont limitées à une région faute de moyens de transports susceptibles de la relier aux plus favorisées. On voit combien il est difficile de se faire une opinion sur une question qui est pourtant la plus importante actuellement. Ce qui est sûr, c’est qu’un effort démesuré est tenté pour révolutionner les habitudes, les goûts et les mœurs chinois.  Tout en peut sortir, un succès comme un désastre.

En tous cas, l’appoint soviétique, dans cette tentative, paraît très limité. D’après les dernières statistiques russes, les échanges entre les deux pays demeurent aux environs de 5 milliards de roubles, c’est-à-dire entre 100 et 500 de nos milliards, selon la façon dont ils sont comptabilisés (ce que nous ignorons) ; en tous cas, c’est bien peu de chose.

 

Capital Étranger et Capital Humain

L’aide occidentale aux pays sous-développés qui a fait l’objet de la récente réunion de New-Delhi, marque de nouveaux progrès. Des organismes privés s’y emploient et les organismes publics ou semi-publics multiplient les projets dont la réalisation est malheureusement lente. Il est certain, – et nous sommes sur ce point d’accord avec Mao Tsé Tung – que le capital humain compte plus, en définitive, que le capital financier importé de l’extérieur. Celui-ci en effet, si large qu’il soit, ne sera jamais à la mesure de l’œuvre à accomplir. Si judicieusement qu’il soit réparti, il ne peut qu’amorcer un progrès dont la généralisation repose sur l’effort d’organisation des intéressés eux-mêmes. De plus, le capital étranger ne peut s’exercer que par places et non sur l’ensemble de ces immenses territoires. Par contre, nous doutons que le capital formé exclusivement par le travail et les sacrifices d’un peuple puisse réaliser la transformation d’une société arriérée en société moderne sans apport extérieur soutenu en technique et en capitaux. Les lendemains prospères que les masses attendent sont un mirage parce que l’effort est fatalement détourné au profit d’un impérialisme politique qui le dévore. C’est le cas de l’U.R.S.S. et sera fatalement celui de la Chine. Le succès ne peut venir que d’une collaboration pacifique entre les peuples. Certains commencent à le comprendre et cela est un fait nouveau et prometteur ; d’autres malheureusement ………

 

                                                                                                       CRITON