Criton – 1958-12-20 – L’Imprévu et le Prévu

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-20 – La Vie Internationale.

 

L’Imprévu et le Prévu

 

La nouvelle la plus surprenante de l’année : la renonciation de Mao Tsé Tung à la Présidence de la République communiste de Chine est aussi la moins inattendue : le torpillage du Marché Commun par les Anglais à la réunion de Paris, voilà pour une semaine de fin d’année beaucoup plus d’agitation qu’à l’ordinaire.

 

La Renonciation de Mao Tsé Tung

Pour une fois, les informations à sensation qui ont Formose pour origine n’étaient pas de fantaisie : Mao n’est plus seul maître à Pékin. Les commentateurs sont très réservés sur l’événement. Cependant, les faits sont assez clairs. D’abord une grande réunion secrète des chefs communistes s’est tenue non à Pékin comme d’ordinaire, mais à Han-K’eou, signe de l’importance exceptionnelle du débat ; le soin qu’ont mis les chefs de la Chine à atténuer l’effet de la nouvelle et à affirmer que Mao restait le directeur de la politique et de l’idéologie du Parti, est généralement l’aveu du contraire. Mais cela ne serait pas suffisant à confirmer l’éclipse de Mao. Il y a eu d’abord le dégonflement assez surprenant de la grande offensive contre les îles côtières. Le départ des parages de Formose de la VI° flotte américaine montre que l’on considère à Washington que le conflit est terminé, ce qui prouve – entre parenthèses – que la fermeté de Foster Dulles était justifiée et que les capitulards de toujours, qui voulaient faire cadeau des îles à Pékin – cela aussi bien aux Etats-Unis, qu’à Londres et à Paris – auraient, s’ils avaient été suivis, commis une erreur monumentale qu’ils ne reconnaîtront d’ailleurs pas.

D’autre part, il est clair que les rencontres mystérieuses et précipitées de Krouchtchev et de Mao ont été plutôt orageuses. Le Russe a probablement coupé le ravitaillement en munitions des artilleurs chinois. Il est assez curieux, en outre, qu’on a signalé, de bonne source des effervescences et même des émeutes dans les zones périphériques de la Chine au Tibet, au Sin-Kiang, en Mongolie et même au sud autour de Macao, partout où les agents russes sont en contact avec la population. Il est certain enfin que l’accélération de la constitution des « communes du peuple » a soulevé la colère des masses. Le mouvement a créé des désordres, des répressions sanglantes ; le ravitaillement des villes a été menacé. La continuation de la communisation à un tel rythme devenait impossible. Le régime n’y aurait pas résisté. D’où la nécessité de substituer aux doctrinaires des dirigeants opportunistes.

Dans cette lutte au sein du Parti, le rôle des Russes a été déterminant. Ils ne veulent à aucun prix perdre leur suprématie dans la hiérarchie du communisme international, surtout en face des peuples de couleur dont on a vu au Caire qu’ils récusaient l’ingérence soviétique dans leurs affaires. Ils ne veulent pas davantage d’une Chine puissance industrielle rivale qui échapperait à leur tutelle. La chute de Mao était leur principal objectif, parce qu’il était à la fois le Lénine et le Gandhi du communisme oriental, que son prestige moral était encore plus grand que son autorité politique.

Nous ne risquons rien à prédire qu’on assistera bientôt à une démolition de l’idole analogue à la déstalinisation. Tout dépend du courant qui va l’emporter à Pékin. On a vu au sein même du communisme chinois en quelques huit années tant de manœuvres contraires, qu’aucune prévision n’est possible ; aucune hypothèse n’est exclue, pas même une réconciliation avec Tchang Kaï Chek. Ce que l’on peut espérer, c’est que les Bolcheviks ne reprennent pas par des créatures à leur solde la main sur le communisme d’Extrême-Orient.

 

La Querelle Atlantique

Revenons en Europe – hélas – où le tableau des dissensions atlantiques n’est guère réjouissant : nous avions fait trop tôt notre mea culpa. L’entrevue De Gaulle-Dulles n’a nullement aplani les divergences exposées par les lettres antérieures du Général, au contraire. Tout se passe comme si la faveur apparente qui avait accueilli l’arrivée de celui-ci au pouvoir cachait une foncière hostilité. L’abstention des Etats-Unis au vote de la résolution sur l’Algérie présentée en accord avec le F.L.N., le soutien manifeste d’Eisenhower à la thèse anglaise sur la zone de libre-échange, montre que le directoire anglo-américain n’est pas disposé à s’étendre à la France. L’anarchie française qu’on déplorait si bruyamment n’était-elle pas bien commode ?

 

La Mort du Marché Commun

Ce qui est assez irritant, c’est la mystification organisée autour du soi-disant Marché Commun, marché de dupes s’il en fut. Nos lecteurs savent que dès les premiers projets, nous les avions mis en garde contre toute illusion. Il n’y aura pas de Marché commun européen. Tout au plus, une façade et bien entendu une copieuse administration. De réalité point. Les Anglais ne le tolèreraient jamais et pour le détruire ils retrouveront l’esprit de Mers-el-Kebir, s’il le faut. De plus, c’est la France qui est mise en accusation alors que du point de vue strictement économique, tous les risques étaient pour nous et fort peu d’avantages, dans le projet de Marché Commun. Si le Général de Gaulle n’y a pas renoncé, c’est par fidélité aux engagements pris.

En fait, le Marché Commun, avant même d’avoir vu le jour est déjà détruit. Il supposait, en effet, que la communauté des Six pays, par compensation des sacrifices consentis, jouirait d’avantages privilégiés qui seraient refusés aux tiers qui ne voudraient pas assumer les mêmes sacrifices. Or, on a déjà accordé à ces tiers, qui conservent toute leur liberté, la même réduction de 10% des tarifs douaniers, le même élargissement des matières antérieurement contingentées et l’Angleterre demande, en outre, à profiter du seul avantage que se réservaient les Six, l’extension à 3% de la production nationale des contingents fixés pour les articles qui restent soumis à cette règle.

Ainsi du Marché Commun européen, on passe tout simplement à une réduction générale des restrictions apportées au commerce international et de plus, ce sont les Six qui en font les frais, puisque de leur côté, les autres ne changent rien à leur politique économique antérieure. Si l’on veut un exemple, les Anglais pourraient vendre en France trois fois plus de voitures qu’auparavant, tout comme les Allemands et les Italiens, mais contrairement à ceux-ci, ils ne nous en achèteraient pas une de plus. En cas de résistance sur ce point, on nous menace de représailles. Tout se passe comme si on voulait que la France déclare forfait, ce qui est le but véritable de l’opération. Le plus grave, c’est que nos partenaires européens ne nous soutiennent guère. On l’a remarqué dans l’intervention de M. Erhard, Ministre de l’économie allemande. On ne voit pas, dans ces conditions, comment éviter une rupture pleine de risques, ou un renoncement pur et simple à un projet sans doute prématuré, mais qui ouvrait à l’économie européenne d’intéressantes perspectives.

 

                                                                                                       CRITON