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Le Courrier d’Aix – 1964-05-09 – La Vie Internationale
Ben Bella sur la Place Rouge
Ben Bella a pris la place de Castro à la parade du 1er Mai à Moscou, à la droite de Krouchtchev. On l’a nommé Prix Lénine de la Paix et héros de l’Union Soviétique. Si l’on prenait à la lettre les discours prononcés par les deux Chefs d’Etat, l’Algérie ferait partie du Bloc soviétique. En fait, derrière cette fraternité officielle subsistent bien des réserves. Toutefois, la collaboration soviéto-algérienne prend de l’ampleur. Voilà bien un cas où les prévisions qu’on pouvait faire il y a deux ans se réalisent exactement. Il est des situations où une sorte de logique se développe. Les événements à point nommé confirment l’inévitable.
La Rentrée de la France à l’O.N.U.
U Thant, le Secrétaire général de l’O.N.U., est venu à Paris et ce n’est pas sans surprise qu’on a entendu de sa bouche l’éloge du Général de Gaulle et de sa politique. Les grands personnages ont, quand ils veulent, la mémoire courte. Mais le public a encore le souvenir des sarcasmes adressés à l’O.N.U., ce « machin » incapable de besogne utile, et le refus de payer, tout comme les Soviets, la part des frais incombant à la France pour l’opération du Congo. Or l’O.N.U. est à court d’argent et le Gouvernement français, pour sauver la face, va payer les 16 millions de dollars arriérés à titre de don et non comme l’acquittement tardif d’une dette. On ne sait si les Russes en feront autant. On en doute. Le sens de cette volte-face est aisé à comprendre : l’O.N.U. est aujourd’hui dominée par la masse des petites nations, certaines minuscules, et les Grands en ont perdu le contrôle. La règle de la majorité, malgré les artifices de procédure et les intrigues de couloirs, est difficile à éluder. La loi y est faite de plus en plus par les groupes, afro-asiatique, neutraliste ou latino-américain. Pour tenter de se faire le champion du Tiers-Monde, il faut avant tout s’intégrer activement aux combinaisons onusiennes. Le mépris n’est plus de saison. Il ne l’a d’ailleurs jamais été.
A l’époque où cette attitude fut prise, nous disions ici que si la plupart des arguments avancés contre l’institution internationale étaient justifiés, il était fâcheux pour une nation qui se veut grande, non seulement de se tenir à l’écart des débats qui s’y déroulent, mais d’afficher publiquement son dénigrement. L’erreur est corrigée et ce serait tant mieux si l’on n’en devinait les raisons : se servir de l’O.N.U. pour diviser davantage petits et grands et faire échouer tout ce qui pourrait servir les intérêts ou les desseins des Anglo-Américains. On l’a vu récemment dans l’affaire d’Aden, on le verra quand se reposeront les questions du Sud-Est Asiatique ou de Cuba.
L’O.N.U. a évidemment pour les passionnés d’intrigues politiques un attrait compréhensible. Il est même étonnant qu’on ne s’en soit pas avisé plus tôt. Le jeu est cependant dangereux si l’on n’est pas le plus fort. En veut-on des exemples ? Depuis la reconnaissance de Pékin par la France et les propos visant à la neutralisation du Vietnam, nos exportations vers Saïgon ont diminué de 80%. On craint même que les entreprises françaises ne soient nationalisées. Quel avantage voit-on en contre-partie ? Le préjudice ne s’arrête pas là : la débâcle africaine inaugurée en 1958 se poursuit. L’affaire du Gabon n’est pas terminée ; le Tchad expulse nos militaires. Il n’en faut pas beaucoup pour tourner la tête aux maîtres éphémères de ces Républiques noires. On accuse les Américains d’y saper nos positions. Vrai ou non, il ne faut pas s’étonner qu’ils ne mettent guère d’empressement à les défendre.
La Fusion Tanganyika-Zanzibar
La fusion du Tanganyika et de Zanzibar a intrigué tout le monde et nous relations ici les hypothèses variées qu’on avançait. J. Alsop, généralement informé à bonne source, en donne une version vraisemblable dans le « New York Herald ». L’affaire se serait déroulée sinon en accord du moins en concordance entre les U.S.A., l’Angleterre et l’U.R.S.S. Sous la direction de l’entreprenant Cheik Babu, Zanzibar allait devenir une base chinoise. Les Russes, pour leur disputer la place, avaient acheté au prix fort les clous de girofle produits dans l’Île et envoyé des cargaisons d’armes pour soutenir le Gouvernement ou plutôt l’homme des Soviets, le ministre Hanga. Un groupe d’Allemands de l’Est accourait aussi en qualité d’experts. Mais Babu était ministre des Affaires Étrangères et surtout contrôlait la police. Les communistes chinois lui avaient donné 500.000 dollars pour ses services et sa propagande. Les forces armées lui obéissaient. Mais Babu, sûr de son pouvoir, commit l’imprudence de partir pour l’Indonésie. C’est alors que l’homme fort du Tanganyika, le Ministre des Affaires étrangères Kambona entreprit avec Hanga et le Président du Zanzibar, Karume une négociation éclair. Le président Nyerere s’envola pour Zanzibar et en un jour, la fusion des deux pays fut conclue. Quand Babu revint, il n’eut plus qu’à se rallier. Entre temps, le groupe chinois avait vainement tenté de faire opposition. Evidemment, les Russes en nombre à Zanzibar ont monté l’affaire. Les Américains n’en ignoraient rien et ont laissé faire, et les Anglais ont offert des armes pour la défense du nouveau groupement.
Les Chinois en tout cas ont subi un sérieux échec ; les Anglais et les Américains sont délivrés du cauchemar d’un nouveau Cuba sur la Côte d’Afrique Orientale et les Russes vont pousser leur influence dans le nouvel Etat. Cependant, nous notons pour notre part que Babu fait partie de l’équipe ministérielle du nouvel Etat- Les pro-Chinois ne sont donc pas éliminés. Sans doute les Anglo-Américains, ont-ils persuadé le Président Nyerere de les conserver pour tempérer les ardeurs des Soviétiques.
Cette pittoresque histoire montre à quel point la nouvelle Afrique, dans son incohérence, peut être le théâtre des intrigues des Grands et qu’au surplus les adversaires d’hier savent s’entendre quand leurs intérêts les y portent. Les idéologies sont remises au vestiaire.
La Situation en Allemagne Fédérale
Le Chancelier Erhard vient de remporter aux élections du Land de Bade-Wurtemberg un succès personnel qui relève son autorité, ce dont il a grand besoin. On a remarqué que le président Johnson a déclaré publiquement qu’il conseillait au Chancelier allemand de chercher à s’entendre avec les Russes, et l’on parle d’un voyage d’Erhard à Moscou. On sait qu’il avait été question d’un autre voyage : celui du Général de Gaulle, préparé par les visites d’Edgar Faure et de Giscard d’Estaing en U.R.S.S. Là encore, les intrigues vont bon train. Les Allemands de Bonn se montraient très inquiets de ces tentatives de liaison franco-russe. On allait jusqu’à craindre une reconnaissance de Pankow par la France, ce qui fut d’ailleurs officiellement démenti. Mais il y a Berlin où les Français sont présents et hier encore l’ambassadeur de France, Margerie, a eu avec son collègue russe à Berlin-Est un entretien qui a fait sensation. La détérioration des relations franco-allemandes, l’hostilité personnelle des deux gouvernants ont créé un malaise qui n’est pas sans rappeler les jours sombres de la fin de la République de Weimar. Les Allemands de l’Ouest avaient mis beaucoup d’espoir dans la réconciliation avec la France, œuvre patiente d’Adenauer. Ils y croyaient. Ils se sentent de nouveau seuls en Europe avec les Américains comme unique appui, ce qui les oblige à faire ce que veut Washington et de ce côté-là, ils n’ont pas d’illusion. Les Américains, pas plus à Yalta qu’aujourd’hui, ne veulent avoir de soucis avec l’Europe Continentale. Ils en ont assez de par le monde et le statu-quo à Berlin et la division de l’Allemagne leur paraissent tolérables. Ils souhaiteraient que Russes et Allemands s’entendent.
Le Réveil du Nazisme
Mais chez beaucoup d’Allemands, cette perpétuation de la défaite garantie par la France et l’U.R.S.S. réveille des sentiments nationalistes. Le nazisme se relève. Un certain Hoggan qui vit aux U.S.A. financé par les Nazis de là-bas, par surcroît auteur d’un livre qui justifie la politique d’Hitler, va venir en Allemagne faire des conférences publiques à Heidelberg et à Düsseldorf sous les auspices d’un club qui se dit d’études historiques. Le Ministre de l’Intérieur Ouest-Allemand ne sait comment l’interdire. Il n’en a pas les moyens légaux. Il y a par ailleurs l’affaire des savants allemands qui travaillent au Caire à fabriquer des fusées pour Nasser et qu’on ne sait comment rappeler. Tout cela n’a pas grande portée, mais c’est un symptôme : le nationalisme est contagieux et avec les Allemands, hélas, on sait où cela mène.
CRITON