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Le Courrier d’Aix – 1964-06-13 – La Vie Internationale
Le Tigre de Papier
Aux élections préliminaires de Californie, le candidat du Parti républicain à la désignation pour la présidence, le sénateur Goldwater, a recueilli plus d’un million de voix, l’emportant de peu sur son adversaire, le Gouverneur de l’Etat de New-York, Nelson Rockefeller. Ce succès imprévu lui donne de fortes chances pour le choix final en juillet. Aussitôt, toute la presse étrangère à quelque nuance politique qu’elle appartienne s’est indignée de ce qu’autant d’électeurs influents aient donné leurs suffrages à un homme réputé comme un réactionnaire intransigeant capable s’il était élu de bouleverser la ligne politique suivie depuis la guerre par ses prédécesseurs. Le fait est matériellement sans importance car, même s’il était finalement désigné par son Parti, Goldwater n’a pas la moindre chance de battre le président Johnson. Il est cependant significatif de l’incompréhension presque tragique dont le monde fait preuve à l’égard des U.S.A.
L’État d’Esprit aux U.S.A.
L’inquiétude et l’amertume de beaucoup d’Américains, que traduit la faveur accordée à Goldwater, s’explique pourtant aisément. Nous sommes, pensent-ils, le pays le plus riche et le plus puissant de la terre. Notre force militaire, malgré l’armement effréné des Soviets, est d’une supériorité écrasante. Notre économie connaît une prospérité inégalée, tandis qu’à l’Est comme à l’Ouest, sauf en Allemagne fédérale et au Japon, tous les pays du monde se débattent au milieu de difficultés plus ou moins insurmontables. De cette puissance, notre politique n’a jamais abusé ; au contraire, nous avons fait preuve d’une patience et d’une modération qui loin de nous valoir des éloges n’a provoqué que de la haine et du mépris. Sans notre aide, la plupart des nouveaux Etats s’effondreraient. Nous avons tiré d’affaire même nos ennemis ; l’U.R.S.S. mange notre blé ; sans les 30 millions de quintaux que nous donnons à Ben Bella, la moitié au moins des Algériens mouraient de faim. Nous avons financé Tito et Nasser et nous continuons. Avons-nous recueilli de quelque côté que ce soit, non pas un témoignage de reconnaissance, ce serait trop demander, mais un simple remerciement de politesse ? Jamais. Par contre, au moindre cadeau d’un russe ou d’un chinois, les roitelets noirs ou autres font délirer les foules. Notre politique ne nous a valu qu’un surnom ; le tigre de papier répandu par les Chinois. Nos Alliés, en particulier les Français que nous aimons, nous comblent d’avanies et s’ingénient à aggraver nos difficultés en Asie. En continuant ainsi, nous allons perdre toute influence ; humiliés, nous serons obligés peut-être de céder nos positions dans le Pacifique ; chez nous même, la révolte des Noirs gronde malgré tout ce que nous faisons pour élever leur condition. Choisissons donc un homme qui aura le courage et la volonté de faire respecter les Etats-Unis d’Amérique.
Nous résumons là un état d’esprit fort répandu là-bas et il faut reconnaître qu’il se comprend. D’ailleurs bien qu’il soit tenu d’exprimer une opinion contraire, le président Johnson n’est peut-être pas loin de la pensée de Goldwater ou tout au moins de ceux qui, par dépit, le soutiennent. Il sera intéressant de voir si la coalition des Républicains apeurés par la candidature du sénateur de l’Arizona, Eisenhower en tête, réussira à la briser pour faire désigner finalement un sénateur anodin qui se fera battre en novembre sans trop d’éclat.
L’Espagne et la France
Après la visite de Couve de Murville à Madrid, on a été assez surpris des termes très prudents du communiqué qui a suivi. Contrastant avec l’empressement de ses ministres militaires et civils, le Caudillo a manœuvré avec sa réserve habituelle, comme s’il ne voulait pas donner l’impression de nouer avec le Gouvernement français des relations particulièrement étroites, et surtout de cautionner la politique française devant l’hostilité quasi générale que celle-ci rencontre aussi bien en Europe qu’Outre-Mer ; à l’égard des Etats-Unis d’abord dont il a besoin, de l’Allemagne avec laquelle l’Espagne a des liens traditionnels et même de l’Angleterre qui apporte à l’industrie de la Péninsule des investissements appréciables, l’Afrique du Nord enfin devant laquelle, l’Espagne a su conserver à la fois ses droits et ses territoires sans encourir d’hostilité, bien au contraire. Les Pyrénées s’ouvrent, elles ne s’effacent pas.
Krouchtchev et les Roumains
Gordon Walker, futur Ministre anglais des Affaires étrangères, a fait à la radio à son retour de Bucarest, des déclarations assez inattendues venant de sa bouche. Il a révélé, ce qu’on savait d’ailleurs, les deux visites précipitée de Krouchtchev en Roumanie et ses efforts pour renverser Georgiou Dej sans succès. La Roumanie s’est délivrée de la tutelle économique des Soviets faisant aujourd’hui ce que fit Tito contre Staline en 1948. Tout comme le Marché Commun, le Comecon des Soviets se désagrège. La Roumanie fait acte de candidature au G.A.T.T. c’est-à-dire à l’organisation communiste internationale que les Russes ont toujours combattue et à laquelle ils s’efforcent encore de substituer une organisation nouvelle avec l’appui des pays sous-développés.
Malgré l’aide généreuse de ses adversaires occidentaux, l’Empire russe sent venir le déclin. Il y a longtemps que nous le sentions ébranlé ; le conflit avec les Chinois, chaque jour plus accentué y contribue beaucoup. La crise économique fait le reste. Impuissant devant la rébellion roumaine comme il l’avait été déjà devant l’Albanie, Krouchtchev ne peut plus empêcher qu’elle ne s’étende. En Tchécoslovaquie, il soutient à bout de bras le pouvoir chancelant de Novotny. Kadar et Zivkov font l’impossible pour se maintenir dans la ligne de Moscou, mais Gomulka hésite devant l’opposition conjuguée de l’Eglise et des intellectuels. Derrière le mur de Berlin, Ulbricht se cramponne. Le désarroi est tel qu’on parle comme d’une chose acquise d’une prochaine visite d’Erhard au Kremlin. Pour l’heure, Krouchtchev a convoqué Tito pour prendre conseil de ce compère avisé.
Pour Krouchtchev aussi, cette fin de règne est pleine de menaces. Parmi toutes les erreurs qu’il a commises, la plus grave a été de pousser par tous les moyens à la décomposition des empires qui tenaient encore à son avènement, l’Anglais et le Français, et le Portugais s’il avait pu, sans prévoir que l’Empire russe en serait fatalement atteint le jour où il ne pourrait plus, comme à Budapest, employer la force pour le maintenir. Les Chinois attendent l’heure de lui donner le coup de grâce.
Au Vietnam
En Asie du Sud-Est comme à Chypre les choses suivent leur cours, c’est-à-dire sans hâte ni solution. Il ne semble pas qu’à Honolulu les Américains aient pris une quelconque décision. Ils savent que le temps ne travaille pas pour eux mais ils espèrent éviter la catastrophe, l’effondrement de la résistance des Vietnamiens du général Khan. Si mauvaise que soit la position de ceux-ci, les disponibilités de l’adversaire semblent aussi assez limitées. Et puis il est probable qu’Ho Chi Minh et le général Giap au Nord Vietnam ne soient pas pressés de remporter une victoire qui profiterait surtout aux Chinois et les livrerait davantage à leur merci. Les Russes aussi cherchent à faire obstacle. D’aucun côté on n’est très sûr de ses moyens. Les diplomates eux-mêmes ne savent pas par quel bout prendre la situation, ce qui est rare.
CRITON