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Le Courrier d’Aix – 1964-06-20 – La Vie Internationale
Le Nouveau Traité entre l’U.R.S.S. et la D.D.R.
Pour manifester son autorité en face des mouvements d’indépendance de ses satellites, Krouchtchev a signé avec son fidèle Ulbricht un traité qui se borne à consacrer la situation de fait existant entre les deux Allemagnes. Rien qui ressemble au traité de paix séparée dont il avait menacé les Occidentaux pendant deux ans. Il a même pris soin, pour ne pas troubler la détente, de les prévenir de la signature de ce document où il va jusqu’à reconnaître explicitement la validité des Accords de Postdam qu’il déclarait caducs l’année dernière. A Washington on s’est félicité de cette modération. La crise de Berlin ne se renouvellera pas. L’intérêt de cet acte diplomatique entre l’U.R.S.S. et la D.D.R., c’est qu’il nous permet de définir la nouvelle politique soviétique autrement que d’après des indices, si clairs qu’ils fussent.
La Nouvelle Politique Russe
La crise interne du communisme provoquée par les attaques chinoises et la crise économique du système, marquée par les déficiences agricoles et la stagnation de l’industrie rendent indispensable une trêve avec l’Occident. Il est par ailleurs impossible d’empêcher les satellites européens de desserrer leurs liens d’avec l’Union Soviétique. L’essentiel est qu’ils ne changent pas de camp et ne répudient le communisme. Krouchtchev, sans doute après consultation avec Tito pense que l’on peut tirer de cette situation un parti avantageux.
D’abord en ménageant l’Allemagne fédérale, il peut obtenir à crédit des usines et du matériel. Il a déjà installé à Moscou un bureau permanent de Krupp, et politiquement au moment où l’on voit se former une Europe socialiste en Angleterre et peu à peu sur le continent, il peut espérer la détacher des Etats-Unis et par le rapprochement progressif des systèmes économiques, l’Europe Orientale devenant plus libérale et l’Occident plus dirigiste, on arriverait a une situation où la Russie, sans avoir une autorité directe comme jusqu’ici sur l’Europe Centrale, serait la puissance dominante d’une Europe indépendante et peut-être neutraliste à la manière de la Yougoslavie.
Il n’est pas sûr que les choses évoluent ainsi et Krouchtchev n’en est sans doute pas convaincu, mais en présence de ses difficultés actuelles, c’est une manière réconfortante pour lui de se résigner à l’inévitable.
L’Influence de Tito
Sa dernière conversation avec Tito a dû être déterminante. Tito ne tient pas du tout à la convocation d’un plénum des Partis communistes qui consacrerait la rupture avec la Chine. Il n’a jamais caché son ambition d’être le chef de file d’une Europe Centrale neutraliste et il a dû montrer à Moscou que c’était la solution raisonnable, si l’on voulait éviter que Mao ne prenne définitivement la tête d’un communisme international des peuples de couleur. En laissant à chaque parti frère le soin de choisir sa voie, on lui donne la possibilité de prendre un jour le pouvoir par des voies légales, comme les Italiens s’y efforcent, ou même de former une coalition avec les socialistes, comme en France. Quant aux Chinois, il vaudrait mieux éviter la polémique et les laisser s’agiter, comme Tito lui-même l’a fait.
Sur ce dernier point toutefois, Krouchtchev ne semble pas décidé. Le duel avec Mao s’exaspère chaque jour. Krouchtchev veut l’excommunier. D’injure en injure ils en sont venus à s’accuser mutuellement de colonialistes : les Russes lancent aux Chinois le Sin-Kiang, le Tibet, la Mongolie intérieure qu’ils ont conquis et asservis, et les Chinois répliquent en énumérant tous les peuples musulmans d’Asie et les Mongols et les Sibériens que les Tsars ont vaincus et que les Soviets ont subjugués. Cet échange de vérités ne rehausse pas leur prestige auprès des Afro-Asiatiques mais ceux-ci ne se soucient que de profiter au maximum de la querelle pour obtenir une aide plus substantielle.
L’Aide aux Sous-Développés et la Conférence de Genève
A propos d’aide aux pays sous-développés, cette respectable institution qu’est la Banque des Règlements Internationaux de Bâle a donné des précisions sur la destination des « milliards qui s’envolent ». Une part se glisse par des voies discrètes dans les comptes des dirigeants et se retrouve dans les coffres des grandes banques suisses ou américaines : l’argent va à l’argent, dit le proverbe et pas à ceux qui en ont besoin. C’est pour cela que la grande réunion de Genève pour le Commerce International que mettait en présence et aux prises 75 pays sous-développés et les pays industrialisés s’est terminée dans la plus grande confusion. Le temps n’est plus où il suffisait que parler haut pour recevoir, et M. Hallstein a déclaré que l’aide n’irait qu’à ceux qui s’aident eux-mêmes. Il faudrait pour que la règle soit appliquée que les deux Blocs s’accordent à la respecter. Nous en sommes loin. Les Bourguiba et les Nasser le savent bien.
Les U.S.A. et l’Union Européenne
Il est une erreur assez répandue que nous venons de voir reprise par le professeur Duverger dans « Le Monde », savoir que les Etats-Unis, après avoir favorisé de tous leurs moyens la formation d’une Europe unie y seraient aujourd’hui devenus hostiles – pour des raisons d’ordre commercial. Or, la politique des U.S.A., que ce soit celle des Démocrates ou des Républicains n’a jamais varié sur ce point. Eviter les antagonismes en Europe qui ont été à l’origine des deux Guerres et pour cela rendre les pays du Continent solidaires, Angleterre incluse, si possible, de façon qu’aucun d’eux ne puisse se prendre de querelle avec un autre.
On voit d’après les documents que publie actuellement le Département d’Etat sur la période 1943-1944 que Roosevelt craignait déjà le retour d’un impérialisme français avec De Gaulle et se défiait de Churchill, malgré l’estime qu’il lui portait, parce qu’il voyait en lui le symbole de l’impérialisme britannique. C’est pourquoi Roosevelt, de propos délibéré et non par lassitude, préféra abandonner l’Europe Centrale à Staline plutôt que de la voir à nouveau l’enjeu des rivalités européennes. Pour l’Américain d’alors, le joug soviétique éviterait un nouveau « Sarajevo ».
De même aujourd’hui pour l’Europe économique : avec un Marché Commun de tendance libérale dont l’Allemagne fédérale serait le moteur et auquel l’Angleterre serait associée, les Etats-Unis espéraient former une communauté atlantique au sein de laquelle les échanges se seraient élargis et multipliés. Ils savaient que dans ce cas, ils auraient affaire à une concurrence plus sévère, mais ils étaient assez puissants pour y faire face et cela aurait eu l’avantage d’obliger les syndicats américains et les industriels à une plus grande discipline pour le maintien des prix.
Ce qu’ils déplorent, c’est la dislocation de cette entité, la rupture peut-être du Marché Commun et le retour à un nationalisme économique en Europe susceptible de s’étendre à la politique et de réveiller les vieux antagonismes. Si la force de frappe française les inquiète, c’est qu’ils savent qu’elle n’est pas destinée à intimider l’U.R.S.S. qui n’en ferait qu’une bouchée, mais à conserver un avantage militaire sur l’armée allemande qui n’en pourra disposer puisque l’Allemagne s’est engagée à n’en pas fabriquer. Une Europe unie, même si elle devenait un troisième Grand sur l’échiquier mondial serait bien préférable pour les U.S.A. à une Europe désunie, comme elle devient à présent.
CRITON