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Le Courrier d’Aix – 1964-06-27 – La Vie Internationale
La France, le Pays le plus mal Informé
Dans la plus sérieuse revue de politique internationale des Etats-Unis, un publiciste français affirme que notre public est le plus mal informé des pays du Monde libre. D’informations cependant, nous en sommes submergés. Celles qui font les gros titres sont le plus souvent sans importance. Celles qui sont significatives se trouvent noyées dans la masse. La propagande, les directives du pouvoir, les sujets tabous – il y en a dans tous les pays – les discours officiels qui, partout aussi, ne servent qu’à masquer la vérité, tout concourt à égarer plutôt qu’à instruire. Ainsi, le conflit russo-chinois, la défection roumaine dans le camp communiste n’ont été publiés que des années après qu’une étude attentive en révélait les symptômes. D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, on n’en soupçonne rien. Mais prenons un exemple actuel :
Le Chômage en Pays Communiste
A Varsovie vient de se tenir le Congrès du Parti sous la présidence de Gomulka. Celui-ci n’a pas fait mystère des difficultés économiques de la Pologne, ni des conflits à l’intérieur de la machine gouvernementale, des oppositions de droite et de gauche, des intellectuels et des staliniens devenus pro-chinois. Mais l’essentiel, il l’a tu. En Pologne, il y a présentement cinq cent mille chômeurs, soit 6% de la population active, moitié plus proportionnellement qu’aux Etats-Unis. Nous avions signalé ici que le gouvernement de Varsovie avait dû licencier les femmes pour occuper les hommes oisifs. En Yougoslavie, 300.000 chômeurs aussi, plus que le pays n’en a jamais compté sous la monarchie. En Bulgarie, le nombre n’est pas connu mais considérable. En Tchécoslovaquie également. En Russie, même, la fluidité de la main-d’œuvre, comme l’on dit là-bas, masque une désoccupation chronique.
L’importance de ce phénomène n’est pas à souligner. La prétendue supériorité du régime collectiviste repose en effet sur le plein emploi. L’existence du chômage, même minime, marque sa faillite sur le plan humain comme sur le plan économique. Or il faut recourir à des revues spécialisées que le public ne peut consulter pour qu’un fait aussi capital soit connu. Loin de nous le révéler, notre plus grand quotidien publiait récemment un article de propagande du Gouvernement bulgare où l’économie du pays était présentée naturellement sous les plus brillantes couleurs. Ne cherchons pas là des combinaisons politiques plus ou moins suspectes. Il n’y a peut-être que le souci d’une certaine objectivité mal comprise qui, associée à l’ignorance, présente au lecteur crédule les pires déformations.
L’Avenir de l’O.N.U.
Veut-on un autre exemple d’importance aussi : les « Izvestia » de Moscou publiaient récemment un violent article contre le Premier canadien M. Pearson qui – nos lecteurs s’en souviennent peut-être – avait lancé l’idée de constituer une force de police internationale qui se rendrait partout où un risque de conflit menacerait. Cette armée de la paix serait composée, comme celle qui opère à Chypre, de contingents formés à cet effet, appartenant exclusivement à des pays à la fois neutres et hautement civilisés pour éviter que ne se reproduisent les désordres qui ont marqué au Congo ex-belge l’emploi de troupes indisciplinées africaines et asiatiques. Mais l’essentiel c’est que cette force militaire ne serait pas subordonnée aux votes du Conseil de Sécurité mais mise directement à la disposition et aux ordres du Secrétaire Général. C’est ce qui a provoqué la colère des Soviets qui au Conseil de Sécurité ont un droit de veto. L’armée internationale leur couperait toute possibilité d’intrigue et de manœuvre.
U Thant qui voudrait sauver l’O.N.U. de l’impuissance, n’est pas étranger au projet canadien. L’expérience du Congo et de Chypre l’ont convaincu de la nécessité de disposer d’une police échappant au contrôle des grandes puissances comme des petites. Les Etats-Unis sont peut-être favorables au projet bien qu’il soit susceptible de gêner leur politique mais qui, s’il était réalisé, les mettrait à l’abri d’engagements dangereux comme en Asie du Sud-Est. Aussi M. Thant dont l’impartialité n’est pas en question donne-t-il l’impression de s’appuyer sur l’Occident. Pour sortir de situations comme celles de Chypre et du Laos, il ne peut faire poids sur la masse turbulente des sous-développés qui forment à présent la majorité de plus des deux tiers à l’Assemblée de l’O.N.U. Pour n’être pas paralysée par les votes imprévisibles de cette cohorte et de ses intrigues, il faudrait réviser la charte pour faire du Secrétaire Général une autorité indépendante vraiment supranationale. Les Soviets, comme les Chinois d’ailleurs, s’y opposent par tous les moyens.
La question cruciale est de savoir s’ils en ont les moyens, si de leur côté les Etats-Unis accepteront eux aussi des limites à leurs moyens d’intervention dans les affaires du monde. La France de son côté si l’on en juge par ses votes récents à l’O.N.U. n’entend rien abandonner de ses droits. Voilà une très grosse question qui intéresse plus ou moins l’avenir de la paix dans le monde, sinon la Paix avec un grand P., du moins la paix locale qui est loin de régner. Où trouve-t-on dans la grande presse, même aux Etats-Unis, une étude sur ce point que nous exposons très succinctement ici ?
Krouchtchev en Scandinavie
La vedette est au voyage de Krouchtchev en Scandinavie. Là encore, on étale les banalités échangées, encore que l’on pourrait déceler dans les propos du Soviétique la trace de ses soucis, du désarroi intérieur qui parfois lui échappe, mais qu’on se garde bien de psychanalyser, un exercice bien tentant cependant. Ce qu’on sent, c’est d’abord l’humiliation d’avoir recours aux pays capitalistes pour renflouer son économie et, en contraste, la joie maligne de faire jouer tous les ressorts de l’esprit mercantile des capitalistes, de les mettre les uns après les autres en concurrence pour sauver le régime qui a juré de les enterrer. Sans doute, pense-t-il, nous sommes des incapables et votre réussite dans la production nous écrase mais vous êtes des imbéciles. Tout ce qui nous manque, nous l’obtiendrons de votre cupidité. Les usines que nous n’avons pas su construire, vous nous les installerez toutes prêtes à produire, et à crédit encore. La nourriture qui nous fait cruellement défaut vous nous l’apporterez toute préparée à notre table, et si nous réussissons un jour à nous passer de vous, nous règlerons le compte à coup de mégatonnes.
L’Exploitation de la D.D.R. et la Tchécoslovaquie
Mais cela est loin. Il y a la Chine qui menace et les satellites qui s’émancipent. Krouchtchev n’en tient plus réellement que deux. La Tchécoslovaquie et l’Allemagne de l’Est. Il a compris qu’il valait mieux avoir en place des ministres impopulaires que de faux amis comme Kadar ou Georgiou Dej. Ulbricht et Novotny ne se maintiennent que parce que l’U.R.S.S. les impose et en les tenant à sa merci, Krouchtchev peut tout en exiger. Il peut exploiter les ressources des deux pays comme aucune puissance coloniale ne l’a osé, les faire travailler à bas prix pour renforcer le potentiel russe. Mais dans l’espace russe, tout ce labeur extorqué aux travailleurs allemands et tchèques se dilue et se perd par l’incurie et la bureaucratie et les rivalités des chefs d’usine.
Tito et Georgiou Dej
Tito qui vient de voir Krouchtchev a eu une entrevue avec le roumain Georgiou Dej sur le Danube. Bien des mystères s’éclaireraient si l’on pouvait savoir ce qu’ils se sont dit !
CRITON