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Le Courrier d’Aix – 1964-05-30 – La Vie Internationale
Il est des périodes où des événements imprévisibles viennent modifier l’ordre des choses, d’autres, comme celle que nous traversons, ou au contraire, ce que l’on attendait se réalise. Ainsi, Krouchtchev saisi par la rivalité avec la Chine s’engage à grands frais dans la compétition pour s’assurer la prépondérance dans le Monde arabe et africain, et les Arabes qui savent le prix qu’il y attache, font monter les enchères avec leur art habituel. Comme ils sentent que l’appui russe ne peut leur manquer, ils en profitent pour asséner impunément à leurs anciens maîtres les derniers coups, Bourguiba en nationalisant brutalement les terres des colons français et Ben Bella, pas à pas, se débarrassant de notre tutelle sur les pétroles sahariens.
Krouchtchev au Caire
Le long séjour de Krouchtchev sur les bords du Nil est instructif à plusieurs égards. On a remarqué son air maussade et ses propos flatteurs qui sonnaient faux. Pas plus que Staline, d’ailleurs, il n’est capable de prendre l’avantage sur d’aussi astucieux compères que Nasser et Aref. Après la réalisation de la première tranche des travaux du barrage d’Assouan, l’U.R.S.S. a dû s’engager à financer de nouvelles installations industrielles et agricoles, et à fournir des techniciens pour les réaliser. L’équipement de l’Egypte est un gouffre où les ressources de l’Orient et de l’Occident peuvent se répandre pendant bien des années sans que le niveau de vie des fellahs qui se multiplient entre temps, se relève sensiblement.
Nasser a donc obtenu tout ce qu’il voulait, et même l’appui russe contre le détournement des eaux du Jourdain par Israël, tout et même de nouvelles armes, sauf cependant l’autorisation de les employer contre l’Etat juif. Nasser n’en a d’ailleurs pas l’intention ; il s’en servirait plutôt pour aider les Yéménites à sa solde à réduire la base britannique d’Aden, ce qui intéresse aussi les Soviets. La guérilla autour du protectorat anglais continue et Krouchtchev espère amener le prochain Gouvernement travailliste à céder ce point stratégique après un harcèlement prolongé. C’est la même tactique qu’il cherche à employer contre les bases de Chypre, sans succès jusqu’ici, en armant Makarios. L’intervention de l’O.N.U. le gêne, mais le dernier acte n’est pas joué.
Les Bases Étrangères en Méditerranée
Il est une troisième base que les Russes voudraient abolir, celle de Rota en Espagne près de Cadix où les Américains ont installé leurs sous-marins nucléaires qui surveillent la Méditerranée. On ne sait qui a lancé l’idée que nous avions déjà mentionnée ici que les Russes négociaient avec Ben Bella l’établissement de ses sous-marins sur la côte algérienne. Nouvelle aussitôt démentie par Ben Bella lui-même qui, d’accord avec Krouchtchev, fait campagne pour la « dénucléarisation » de la Méditerranée (comme Rapacki l’avait fait pour l’Europe Centrale). Il s’est même adressé au Pape pour l’aider dans cette croisade. Il est entré déjà en Algérie beaucoup d’armement soviétique. Ce matériel peut servir aussi bien contre le Maroc que contre les Portugais en Angola, ou même contre la République Sud-Africaine, au nom de l’anticolonialisme ou contre l’apartheid. Les Américains, évidemment, n’abandonneront pas Rota qu’ils sont en train d’équiper. Alors peut-être verra-t-on les sous-marins russes à Mostaganem comme ils sont déjà autour de Chypre. Disons que toutes ces manœuvres ne doivent pas être prises au tragique. Ce qui est clair néanmoins, c’est que l’Occident, par sa désunion stupide, perd chaque jour du terrain.
Une Conférence de plus sur le Laos
En Extrême-Orient, la tragi-comédie du Laos continue, et pour arrêter l’avance des pro-communistes, on va convoquer une conférence internationale à Ventiane. Le Pathet Lao n’osera pas s’emparer de la ville tant que les ambassadeurs y siègeront … Les Américains cependant commencent à s’énerver. La politique gaulliste leur a fait un tort considérable en Asie du Sud-Est à un moment particulièrement difficile. Ils sont placés le dos au mur. Abandonner la partie serait un désastre irréparable. Mais Johnson voudrait éviter d’avoir à employer les grands moyens, comme l’opposition républicaine l’y pousse. Si l’on pouvait avec des conférences gagner du temps jusqu’aux élections de novembre ; alors on pourrait se décider plus à l’aise. Mais lui en laissera-t-on le temps ?
Le Harcèlement de Cuba
Et puis il y a tout proche le problème de Cuba. La tactique des Américains contre Castro a changé. Le blocus économique ayant échoué grâce aux fournitures de leurs alliés européens, ils ont opté pour la guerre des nerfs. Ce sont les exilés anticastristes qui s’en chargent. Ils annoncent chaque jour leur débarquement pour demain et font état de raids plus ou moins réussis contre des ponts ou des plantations qu’ils font sauter ou incendient. Les vols de reconnaissance des avions des U.S.A. entretiennent l’alarme. Cette agitation sert-elle ou dessert-elle Fidel Castro ? Le bruit court qu’il aurait fait des sondages à Madrid pour trouver avec les Etats-Unis un modus vivendi. Les Russes qui ne tirent plus grand avantage de l’aventure cubaine et emploieraient volontiers leurs ressources ailleurs, l’y poussent peut-être. Tout cela n’est qu’hypothèse, mais vraisemblable.
La France et l’Espagne
Couve de Murville va se rendre ces jours-ci à Madrid pour conclure les transactions depuis quelque temps entamées entre responsables français et espagnols. Nous avons assez souvent critiqué la politique de notre Gouvernement, pour ne pas approuver, quand elle nous paraît heureuse, une de ses initiatives, surtout de l’importance de celle-ci. L’Espagne fête en ce moment les 25 ans de paix que lui a value la direction habile du Caudillo. Le développement du pays est impressionnant et les hommes qui orientent son économie voient l’heure venue de le rattacher à l’Europe. La France et l’Allemagne fédérale s’y emploient, mais les oppositions demeurent. Les unes économiques, viennent de l’Italie qui craint la concurrence des produits agricoles espagnols, les autres, les plus sérieuses, d’ordre idéologique.
Le régime franquiste porte la tare de fasciste et ce mot suffit encore vingt ans après la disparition de son objet à dresser des passions fanatiques, même chez des gens sensés. Il est difficile de dire quel régime politique convient le mieux à chaque peuple. Ce qui est sûr, c’est que le meilleur ou le moins mauvais est différent pour chacun d’eux et qu’en voulant étendre le même système à tous, on est certain de se tromper. Cela est aussi vrai de la démocratie que de l’autocratie ou du collectivisme.
Si l’on se contente de juger d’après les résultats, l’Espagne actuelle, depuis l’atroce épreuve de 1936-39, a fait plus de progrès qu’aucun autre. On peut même dire que ces progrès dépassent ce que l’on pouvait espérer, compte tenu des conditions difficiles à surmonter : un sol aux trois quarts ingrat, un peuple négligent. Quant aux libertés, un citoyen d’au-delà du rideau de fer en ferait sûrement l’éloge. Mais il ne s’agit pas de politique. Dans l’ordre économique, la collaboration franco-espagnole s’impose. Elle peut être d’autant plus profitable aux deux pays que ni l’un ni l’autre n’est actuellement en bonne posture dans la sévère concurrence internationale. En s’accordant des avantages réciproques, ils peuvent développer leur activité sans courir de risques. C’est à quoi on s’emploie de part et d’autre. Plus les liens seront étroits et les échanges étendus, mieux vaudra.
CRITON