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Le Courrier d’Aix – 1964-04-18 – La Vie Internationale
Le Bloc Communiste Écartelé
Le conflit russo-chinois porté aujourd’hui au paroxysme par les anathèmes de Krouchtchev aura bientôt six ans. Nous en avons ici marqué les premiers signes à l’époque où l’on n’y croyait pas. Au cours des années, il s’est amplifié avec une régularité parfaite comme un orage qui monte. Mais il a fallu les coups de tonnerre pour atteindre la conscience de ceux qui ne voulaient pas y croire, les fidèles de l’idéologie. Les voilà maintenant en pleine confusion en quelque pays qu’ils habitent. Ce n’est pas parce qu’ils hésitent entre deux interprétations d’une même doctrine, mais parce qu’ils découvrent enfin qu’il s’agit d’un conflit entre deux Puissances qui se disputent, et des territoires que l’une a pris à l’autre dans le passé, et des zones d’influence que l’une veut arracher à l’autre par tous les moyens.
Choisir, cela signifie soutenir les appétits du Russe au détriment du Chinois ou inversement, mais s’ils le pouvaient, ils préfèreraient demeurer neutres. Krouchtchev, comme Mao usera de tous les moyens de pression dont il dispose pour les obliger à le suivre. La question qui se pose aujourd’hui, est de savoir dans quelle mesure les Partis pourront se dérober. Tito et les Albanais l’ont fait depuis longtemps en sens inverse ; la Roumanie, elle, vient d’accueillir chaleureusement le nouvel Ambassadeur chinois à Bucarest. Le P.C. italien et même Gomulka souhaiteraient échapper à la Conférence plénière que Krouchtchev veut réunir pour que chacun se prononce sans retour. Le temps n’est plus où les Soviets pouvaient, en faisant manœuvrer leurs chars, réduire les hésitants.
Le Dilemme de Krouchtchev
Autre question : l’Occident peut-il se réjouir sans réserve du désarroi de l’autre camp ? pas absolument. Il faudrait pour cela que les Russes renoncent au combat qu’ils viennent d’annoncer contre leurs rivaux chinois, combat qui réunira malgré eux les deux antagonistes contre l’ennemi commun qu’ils appellent l’impérialisme. Il est probable que Krouchtchev au fond de lui-même souhaiterait faire la paix avec l’Occident. Non qu’il ait perdu la foi dans la doctrine dont il s’est nourri dès l’enfance, mais il a perdu confiance dans la capacité des hommes qu’il gouverne à lui donner réalité. Il ne croit plus à l’homme soviétique menant la Russie au triomphe du Communisme. Mais cela, il ne peut le dire. Jusqu’au bout, il devra répéter le contraire.
Il y a quelque temps que nous disons que la vraie guerre froide est terminée, la véritable, celle qui continue, sera conventionnelle. Elle se traduira pour longtemps par de petites manifestations régulières : un avion abattu, un diplomate expulsé, un espion arrêté, un discours véhément. La politique réelle se fera dans l’ombre.
L’Incident Franco-Anglais à l’O.N.U.
Un incident diplomatique a fait sensation à l’O.N.U. Le représentant de la France a voté une résolution condamnant le bombardement par les Anglais d’un fort aux confins du Yémen et de la Fédération d’Aden, les Etats-Unis et l’Angleterre s’étant solidarisés pour s’abstenir. La presse britannique s’est dressée contre cet acte diplomatique inamical. I y a quelque temps déjà que Douglas Home avait dit que la France n’était plus un Allié sûr. Le rédacteur diplomatique du « Monde », d’ordinaire très réservé a fait là-dessus un article très commenté par la presse étrangère, en particulier cette phrase : « Le retour aux pratiques cyniques de la diplomatie traditionnelle » risque de compromettre la solidarité entre Alliés qui a permis de résister à la menace aujourd’hui lointaine qui pesait sur eux ». Ces pratiques cyniques sont en l’espèce illustrées et par ce vote hostile à l’Angleterre et par l’accord conclu au même moment entre la France et le Gouvernement portugais que notre auteur appelle « le plus colonialiste de la terre » pour l’octroi d’une base française pour les essais de fusées dans une des Îles des Açores, accord qui prévoit en contre-partie la construction et la livraison au Portugal de quatre escorteurs d’escadre et quatre sous-marins qui ne peuvent être destinés qu’à accroître le potentiel militaire du Portugal pour la défense de ses possessions d’Outre-Mer.
Par ailleurs, on commente le peu de succès du voyage de M. Pompidou qui est allé à Tokyo « vendre » comme disent les Américains, la politique française au Japon. Couve de Murville, de son côté, est à Manille où il a rencontré Dean Rusk et ses collègues membres de l’Alliance dite de l’O.T.A.S.E. où l’on discute du Sud-Est Asiatique. Notre Ministre ne rencontrera pas d’oreilles complaisantes.
Nous ne rappelons pas cela par hostilité à une politique extérieure qui est celle de notre pays, qu’on l’approuve ou non. Toute politique peut se défendre si elle conduit au succès. On est malheureusement certain de son échec chaque jour plus évident. Même si chaque pays du Monde libre défend ses intérêts égoïstement et souvent sans aucune bonne foi, on entend quand même se fixer des limites et observer un « fair play » qui implique une certaine solidarité et des convenances qui s’imposent entre civilisés attachés à une cause commune : ce « cynisme » fait mauvais effet et l’on n’est que trop heureux de se liguer contre.
L’Affaire du Troisième Oléoduc Algérien
Le vote hostile à l’Angleterre a une cause que nous avons précédemment exposée : c’est la bataille du troisième oléoduc algérien qu’une société à majorité française devait construire conformément aux Accords d’Evian et dont Ben Bella a confié l’exécution à une société britannique avec la caution financière du Gouvernement de Londres. Un Algérien disait : Alger a été le théâtre des contradictions du Monde communiste (faisant allusion aux violentes attaques auxquelles Chinois et Soviétiques s’étaient livrés à la récente Conférence). Alger est aujourd’hui le champ d’application des contradictions du Monde capitaliste. Il a raison. Quand il s’agit d’enlever une affaire, les Etats capitalistes ne connaissent plus de liens. Que de fois n’avons-nous pas dénoncé cet esprit mercantile qui sacrifie des intérêts supérieurs à des avantages immédiats et sordides !
Une réserve cependant s’impose : les sociétés capitalistes se font concurrence, une concurrence souvent sans merci. C’est leur caractère, leur rôle même. C’est aussi pour le consommateur une garantie qui le sert. Mais quand ces grosses entreprises sentent qu’en luttant pour s’assurer des débouchés elles se nuisent mutuellement, elles ne manquent pas de s’entendre et c’est pourquoi on les accuse de former des cartels. Au contraire, comme c’est le cas ici pour l’Anglais, le mal est sans remède. La firme qui hésiterait à s’engager le fait sans scrupule si l’Etat dont elle dépend l’y incite et lui accorde au surplus la garantie qui le dispense des risques. Alors le bénéficiaire algérien, égyptien ou autre, profite de l’affaire en se gaussant par surcroît de ces rivaux empressés. Ce sont de mauvais tours que les diplomaties se jouent au profit de mendiants ingrats. Ils sont les seuls à ne pas y perdre.
CRITON