Criton – 1964-04-11 – Krouchtchev à Budapest

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Le Courrier d’Aix – 1964-04-11 – La Vie Internationale

 

Krouchtchev à Budapest

Le voyage de Krouchtchev à Budapest et la publication simultanée du rapport Suslov sur la crise sino-soviétique mettent un point final à l’unité du Bloc communiste, aussi longtemps du moins que les antagonistes tous deux septuagénaires, Mao et Krouchtchev, demeureront au pouvoir. Les Russes avaient jusqu’ici retardé l’heure de la rupture. Ce n’est qu’après l’échec de la mission roumaine à Pékin conduite par Maurer pour tenter une ultime conciliation que les Soviets ont décidé de proclamer la lutte contre le schisme chinois. Malgré tous les risques que cet affrontement public comporte pour l’Empire russe, il ne leur était plus possible de laisser se développer au sein des partis frères des factions rivales. Chacun désormais devra se prononcer pour ou contre Moscou. L’embarras est manifeste pour certains dont le P.C. italien qui en optant pour Moscou se trouve débordé à gauche par les révolutionnaires irréductibles. Togliatti, pour éviter un débat interne, s’est fait porter malade.

 

Le Choix de la Hongrie

C’est donc un Krouchtchev sombre et d’humeur irritable qui a prononcé en Hongrie des discours vengeurs contre ceux qui préfèrent à l’amitié des peuples « la hache et le couteau ». Et cela devant les mêmes ouvriers hongrois qui voyaient les leurs écrasés par les tanks russes en 1956. Il semble qu’il n’y ait eu dans l’auditoire ni applaudissement, ni murmures. Si la Hongrie a été choisie, c’est que le régime Kadar est celui, de tous les satellites, qui s’est le plus libéralisé et où grâce à la pression des mases, les conditions de vie se sont améliorées depuis la tyrannie de Rákosi. Krouchtchev exploite ce mieux, il a couvert Kadar d’éloges et fait dans ses discours le mouvement le plus marqué vers l’entente avec l’Occident. Kennedy et Johnson sont des gens raisonnables, a-t-il dit, et comme il faut bien que l’impérialisme demeure quelque part, il reste le Pentagone et les revanchards de Bonn.

Ce qu’on en retiendra surtout, c’est l’aveu répété que les méthodes des pays capitalistes ont du bon et qu’il faut les leur emprunter pour développer le bien-être. Cette insistance n’est pas seulement tactique, c’est-à-dire faire miroiter devant les peuples la venue de l’âge d’or du socialisme, mais l’aboutissement d’une évolution intérieure. Avec un peu d’habitude on arrive à distinguer dans les propos des hommes d’Etat, même communistes, ce qui est sincère de ce qui est propagande. Krouchtchev a pris la mesure de ses multiples échecs. Il sait que la crise actuelle de l’économie soviétique n’est pas le résultat de simples erreurs de calcul mais des méthodes d’organisation du système. Comme beaucoup, il ne les croit plus efficaces et dans la mesure du possible il voudrait les modifier, c’est-à-dire faire entrer les règles du capitalisme dans le cadre du collectivisme d’Etat. Il a sur ce point, et il le sent, l’appui de la rue. Mais il a à compter avec les privilégiés du régime et les tenants de la vieille garde. C’est pourquoi Suslov, son porte-parole, a annoncé en passant l’exclusion du Parti des Molotov, Malenkov et Kaganovitch dont on avait perdu la trace. Par contre, pour faire face aux Chinois, Krouchtchev est obligé de battre le rappel des fidèles et d’imposer à nouveau la direction du Parti soviétique aux gouvernements satellites, et c’est là que les difficultés commencent : seuls les Bulgares et les Hongrois y sont tout acquis et, par force, Ulbricht. Mais à Prague, à Varsovie, à Bucarest surtout, le resserrement de l’autorité russe n’ira pas sans heurts.

 

Les U.S.A. : Panama et le Brésil

Tout se tient dans notre monde rétréci et le schisme des communistes s’ajoutant aux revers de leur économie en regard de la prospérité croissante des pays les plus capitalistes fait pencher la balance en faveur des Etats-Unis là même où leur influence paraissait menacée. Panama d’abord où Johnson fait état d’un complet accord après les émeutes récentes, et plus encore le Brésil avec la chute du président Goulart. Celui-ci avait tenté, avec l’aide de son bruyant beau-frère Brizzole d’ameuter à son profit les masses populaires et les syndicats extrémistes, une manifestation monstre avait eu lieu sur son ordre et, à Pâques, une révolte des marins subalternes avait mis en émoi les cadres supérieurs des trois armes. Un pronunciamiento a suivi dans la pure tradition sud-américaine. Les généraux ont renversé Goulart qui s’est enfui en Uruguay, et tout en respectant la Constitution, c’est un général, Branco, qui va assumer la présidence.

Ce qui frappe dans ce scénario familier, c’est l’absence totale d’opposition au coup d’Etat. Pas un coup de feu, ni une goutte de sang, pas de meeting de protestation. Cela à rapprocher des élections récentes au Vénézuela où les terroristes n’ont pas davantage réagi. Et cependant, on sait combien les réformes sociales, à commencer par la réforme agraire, sont pressantes au Brésil et qu’on ne peut guère compter sur Lacerda et ses amis pour les réaliser. Il faut donc admettre que la foi dans les méthodes extrémistes est trop affaiblie pour pousser les foules à descendre dans la rue, que l’ordre présent, si injuste qu’il soit, est moins insupportable que ne le serait l’autre dictature. Un prochain banc d’épreuve sera l’élection présidentielle au Chili où jusqu’ici toutes les chances vont au candidat des gauches anti-yankee, Allende. Là, l’enjeu est sérieux : les mines de cuivre contrôlées par les grandes sociétés des U.S.A.

 

L’Abdication du Roi Saoud

Dans le rapprochement des chefs du Monde arabe dont nous avons marqué l’intérêt, un épisode attendu : l’abdication du roi Ibn Saoud en faveur de son frère l’Émir Fayçal qui entretient avec Nasser des relations qui paraissent cordiales. L’Arabie Saoudite, c’est le coffre-fort du pétrole à l’Est ; à l’Ouest, c’est la Lybie où l’influence nassérienne s’exerce également. Le roi Idriss abdique aussi, et l’agitation s’accroît pour exiger l’abrogation des traités qui permettent aux Anglais et aux Américains de conserver leurs bases militaires en Lybie. Les Anglais sont plus inquiets que les Américains dont la politique arabe est plus nuancée.

Au Yémen où Nasser maintient ses soldats, l’accord semble fait entre Fayçal et l’Egyptien : les Britanniques menacés à Aden toute proche ont bombardé un fort aux confins de leur protectorat qui servait de base aux incursions des Yéménites. L’affaire a provoqué des remous dans l’opinion anglaise et même au sein du Cabinet : la pince nassérienne dont les branches vont du Golfe Persique aux frontières tunisiennes peut-elle écraser les positions des Anglais et mettre en question leurs intérêts pétroliers ? La force militaire peut-elle être employée efficacement ? Et voilà qu’on parle d’un voyage du Général de Gaulle au Caire pour compliquer ce jeu perpétuel des influences en Proche-Orient. Jusqu’ici tant d’intrigues en sens divers n’ont pas changé grand-chose aux positions établies. Elles se sont en quelque sorte neutralisées. En sera-t-il encore de même ? Le pronostic n’est pas sans risque.

 

                                                                                  CRITON