Criton – 1964-04-25 – Jeux Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1964-04-25 – La Vie Internationale

 

Ceux que les jeux de la diplomatie passionnent sont comblés. Les chefs du communisme sont des maîtres de l’art. On croyait généralement en Occident – bien à tort – que les deux adversaires, russe et chinois, voulaient la rupture. Elle n’aura pas lieu, du moins pour le moment. On disait : « Krouchtchev cherche à l’éviter, les Chinois vont l’y contraindre ». Or, à l’occasion de son 70ème anniversaire, Krouchtchev réunissait un petit sommet de ses fidèles. Il venait de couvrir d’anathèmes Mao et ses acolytes et il se préparait à convoquer en assemblée plénière tous les Partis frères pour prononcer l’exclusion des Chinois. C’était une feinte. Il voulait obliger les Chinois à reculer, et ils l’ont fait. Un télégramme chaleureux signé des quatre Grands de Pékin : Mao, Liu Cha Chi, Chu Te et Chou en Laï : « Nos divergences sont passagères. Le Parti communiste chinois et le Parti soviétique seront toujours côte à côte à l’heure du péril contre l’ennemi commun : que les impérialistes tremblent devant notre union. Vive notre unité ». Et Krouchtchev a répliqué : « Nos divergences ne doivent pas nous conduire à la rupture de notre camp socialiste. Nous devons laisser la porte ouverte à une entente ». Ce qui n’a pas empêché le même jour un journal chinois d’appeler Krouchtchev un « fou stupide » et les Albanais de lui retirer solennellement son titre de citoyen d’honneur de Tirana. Le télégramme des Chinois est habile car il donne un argument à ceux qui ne voulaient pas qu’on les condamne.

En effet, dans le Monde communiste se trouvent trois tendances : la première, celle des pro-Chinois, Albanais en tête, les Asiatiques voisins de la Chine et certains partis de l’extérieur, le Japonais et l’Australien entre autres. La seconde tendance : ceux qui appuient Krouchtchev quoi qu’il fasse, mais qui craignaient qu’une excommunication des Chinois n’aggrave leurs difficultés intérieures, à savoir Kadar et Gomulka, Novotny le tchèque qui ne se maintient au pouvoir qu’avec l’appui de Krouchtchev et Ulbricht qui plus qu’aucun autre doit compter sur les armées soviétiques pour survivre et encore Jivkov le Bulgare qui, lui, ne peut se passer des fournitures russes pour tenir son économie en équilibre. La troisième tendance est celle des tièdes ou des réticents : les Roumains d’abord qui n’ont envoyé à Moscou que le Premier ministre Maurer tout à fait à la dernière minute ; les Italiens pour qui une rupture avec Pékin signifierait une crise intérieure du Parti, et encore Castro qui n’a envoyé personne à Moscou et dont nul n’a parlé. Ceux-là seront reconnaissants aux Chinois de leur avoir évité un choix embarrassant et ils n’en seront que plus forts pour se dégager de l’Empire russe, ce que veulent précisément les Chinois. De son côté, si Krouchtchev peut avoir manqué l’occasion de réaffirmer la direction suprême de l’U.R.S.S., il n’est peut-être pas mécontent de n’avoir pas contre lui une minorité importante. Toute la comédie s’est jouée autour de cela. La polémique entre les deux factions n’y perdra rien : querelle de famille.

 

La Conférence de Manille

Intéressante aussi la Conférence de l’O.T.A.S.E. qui s’est tenue à Manille. Comme prévu, M. Couve de Murville a été seul à soutenir la neutralisation du Vietnam. Il a refusé de signer le communiqué final par lequel tous les autres membres de l’Alliance appuient les Etats-Unis dans la lutte contre le Viêt-Cong et ses soutiens d’Hanoï et de Pékin.

Les Etats-Unis ont partout marqué des points. Ceux qui paraissaient vouloir se dégager de leur influence se sont solidarisés avec eux parce qu’ils ont mesuré les risques d’un relâchement. Ils ont trop besoin des Américains pour leur déplaire, surtout au moment où les crédits d’assistance au Tiers-Monde sont très discutés au Congrès de Washington. Les Anglais aussi ont profité de la dissidence française pour obtenir un appui américain à la défense de la Malaysia contre Soekarno. Les Australiens à leur tour se sont engagés à garantir le nouvel Etat, et les Américains jusque-là indécis ont raidi leur attitude.

Même résultat en Amérique latine. Il y a eu le Coup d’Etat au Brésil auquel les Etats-Unis ne sont pas étrangers. Le Brésil est par sa taille et ses ressources le rempart de l’Atlantique-Sud. S’il passait à l’autre camp, les conséquences seraient à long terme plus graves que la présence de Castro à Cuba. Par son influence aussi, le Brésil peut entrainer les autres pays du sous-continent dont l’orientation politique est incertaine. Le Président Johnson veut presser les choses. On dit qu’il va offrir à l’Amérique du Sud une sorte de préférence douanière qui rappellerait la préférence impériale qui lie les Anglais au Commonwealth. L’idée est dans l’air, mais une telle réalisation soulève trop d’objections et de difficultés pour être décidée d’emblée. Cependant, il n’est pas impossible qu’une forme d’association économique ne finisse par unir le continent américain, surtout depuis que le Marché Commun européen, à tort ou à raison, l’inquiète.

 

La Montée de l’Influence Américaine

On n’a pas encore compris, surtout chez nous, combien la puissance des Etats-Unis s’est renforcée depuis la crise du Dollar des années 61-63. Cette défiance à l’endroit de la monnaie américaine s’est dissipée grâce à un concours de circonstances. D’abord la poussée d’inflation en France, l’effondrement du « miracle » italien ; de l’autre côté, la crise agricole en Russie et ses achats massifs de blé et la querelle sino-soviétique qui a affaibli considérablement le prestige du Communisme. Mais surtout, le développement bien équilibré de l’économie américaine, qui se reflète dans les cours records de la Bourse de New-York. Ajoutons l’entrée du Japon dans le concert économique occidental et la solide prospérité de l’Allemagne de Bonn, ces deux pays étant fortement associés au système de libre entreprise américain. Enfin, les relations de plus en plus détendues entre Russes et Américains. Après l’arrêt des expériences nucléaires, Moscou, Washington et Londres annoncent la réduction de leur production d’uranium à des fins militaires. Là encore, il s’agit plus d’un geste que d’une mesure de désarmement, car les deux Grands ont plus de bombes disponibles qu’il n’en faudrait pour détruire l’univers, mais l’effet moral demeure. Et plus significatif encore, le rapprochement qui se dessine entre les deux Allemagnes, malgré les imprécations de Krouchtchev contre Bonn et la visite de son fils et autres experts de l’aéronautique à Londres. De dégel en dégel, la coexistence se précise.

Voilà pour les grands faits, maintenant les petits. D’abord, comme nous l’avons vu, l’Italie au bord de la banqueroute s’est adressée aux Etats-Unis plutôt qu’à ses voisins pour l’aide massive qui peut la tirer d’affaire, et chez nous, l’affaire Bull.

 

L’Affaire Bull

Faut-il rappeler les faits si connus : les « Machines Bull » étaient devenues en quelques années la principale affaire d’électronique du Continent ; malgré les gros appuis financiers dont ils disposaient, les dirigeants durent reconnaître que les ressources nécessaires pour suivre les progrès de la technique dépassaient de loin leurs moyens. La faillite était inévitable. Aucune des grosses entreprises des pays du Marché Commun n’était disposée à s’associer à l’aventure. Un des géants américains le pouvait et précisément la « General Electric ». Le Gouvernement français s’opposa à cette association. Il offrit un plan et un apport financier appréciable, mais il fallait plus : un concours technique que seule la « General Electric » pouvait fournir, sinon il eût fallu payer pour l’électronique comme pour la bombe à hydrogène des sommes fabuleuses pour refaire ce qui est déjà dépassé aux U.S.A.

Devant l’évidence, le Pouvoir français a cédé tout en sauvant la face par le compromis que l’on connaît. Cette affaire a eu dans le monde un grand retentissement. Il faut avoir les moyens de sa politique en industrie comme ailleurs. Les entreprises américaines apportent leur savoir-faire et leurs capitaux qui manquent ou qui seraient gaspillés, elles donnent du travail, des salaires. Ainsi, un bon tiers de certaines branches de l’industrie britannique, presque autant de l’Allemande sont des filiales ou des associées d’entreprises américaines. Anglais et Allemands ne se sentent pas colonisés pour autant. Quoi de plus normal qu’une entreprise qui fournit le capital et l’expérience demande en échange de la richesse qu’elle crée une rémunération équitable de ses efforts ? Il y a là l’occasion d’un profit mutuel et une coopération indispensable. Le Traité de Rome qui a réglementé les ententes et les cartels éventuels n’a guère trouvé matière à s’appliquer. Aujourd’hui, au contraire, on souhaiterait que des ententes entre les Six fassent une Europe industrielle à la taille des U.S.A. Sinon, il faudra bien que ce soient les Américains qui donnent aux Européens les moyens de les concurrencer eux-mêmes. Car c’est bien à cela que l’histoire Bull revient : Par l’apport d’une société américaine, une société française pourra rivaliser avec d’autres affaires, américaines ou non, sur les marchés mondiaux. L’amour propre national n’a rien à y perdre, au contraire.

 

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