Criton – 1964-05-02 – La Grande et la Petite Histoire

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Le Courrier d’Aix – 1964-05-02 – La Vie Internationale

 

De l’histoire en train de se faire que nous décrivons dans ces colonnes, il faut distinguer la grande, celle qui se déroule et mûrit lentement, de la petite faite de mille épisodes souvent contraires mais qui dans l’ensemble se modèlent sur la grande et contribuent à la former. La grande histoire, c’est le schisme sino-soviétique et le rapprochement graduel aussi des Russes et des Américains. Aujourd’hui, parlons de la petite et nous allons voir comment elle s’insère dans l’autre.

 

La fusion Zanzibar-Tanganyika

Une sorte de coup de théâtre : la fusion de Zanzibar et du Tanganyika. L’Île aux épices, comme on l’appelle, venait à la suite d’une sanglante révolution, au lendemain de son indépendance, de passer dans l’autre camp. Et la voilà sans préavis rattachée à l’Etat voisin de Julius Nyerere, qui avait récemment fait appel à l’armée anglaise pour se libérer d’un coup d’Etat. Là-dessus, deux hypothèses se présentent. Ou bien le Président de Zanzibar, Karume qui passe pour modéré a profité de l’absence de son Ministre des Affaires étrangères Babu, révolutionnaire et pro-Chinois, précisément en tournée en Asie, pour rattacher son pays au voisin pro-occidental ou bien, à la suite d’une lutte de factions, l’une dirigée par Pékin et l’autre par Moscou, les Soviets l’auraient emporté et pour éliminer l’influence rivale auraient poussé Kurume à se lier à Nyerere. Les avis sont partagés. Nous verrions une troisième hypothèse que l’acquiescement de Babu à la fusion des deux Etats pourrait accréditer, c’est que les pro-Communistes de Zanzibar profiteraient de la fusion pour s’installer dans la place sur le continent noir, c’est-à-dire à Dar es Salam, la capitale du Tanganyika. On verra. D’ailleurs, les trois hypothèses peuvent être simultanément valables dans ces pays où la logique ne gouverne pas la politique, où les factions changent de cap selon le vent.

 

Lübke en Amérique Latine

Le Président de l’Allemagne fédérale, Lübke, vient d’arriver en Amérique du Sud où il va accomplir le même voyage que doit entreprendre le Général de Gaulle. Il est significatif qu’il se soit arrêté d’abord à Miami aux U.S.A. Le Ministre des Affaires étrangères Schröder qui l’accompagne parlera avec ses collègues Sud-Américains des mêmes problèmes que le Président français, à savoir l’assistance allemande à leur économie chancelante, et, là-dessus, les moyens de la République fédérale dépassent les nôtres. S’il les emploie de concert avec les Etats-Unis, cela leur donne plus de poids. Les masses seront moins intéressées par le Président allemand qui n’a rien d’une vedette, mais les gouvernants y feront plus de cas par ce qu’il leur apporte de substantiel.

 

Ben Bella à Moscou

Ben Bella est à Moscou. Il assistera à la parade du 1er Mai d’où les Chinois seront absents. On s’accorde à reconnaître que le Congrès du F.L.N. qui s’est tenu à Alger a renforcé la position intérieure de Ben Bella et qu’il est assez sûr de son pouvoir pour passer une quinzaine en compagnie de Krouchtchev à visiter l’U.R.S.S. Les Russes ont accordé à l’Algérie une aide considérable, 500 millions de NF, surclassant ainsi l’aide chinoise, ce qui leur vaut naturellement la préférence que l’Algérien leur octroie. Succès tactique donc de Moscou sur Pékin dans le pays que les communistes ont, depuis son indépendance et même bien avant, considéré comme la porte de leur pénétration en Afrique. Alors que dans un prudent silence les Russes peu à peu abandonnent Cuba trop risqué et surtout trop coûteux et de plus de profit politique incertain depuis les événements du Venezuela et du Brésil, par contre, l’Algérie avec son socialisme qui s’affirme de plus en plus proche du collectivisme peut devenir, s’il ne l’est déjà, un point d’appui capital en Méditerranée pour gêner les Puissances occidentales. Les accords avec les U.S.A. n’empêchent nullement les Soviets de leur faire pièce partout pour tenir une monnaie d’échange dans des négociations secrètes. Les sous-marins russes opèrent constamment en Méditerranée côte à côte avec les Américains, notamment autour de Chypre. Ils sont, de part et d’autre, armés de fusées de type Polaris. Les Etats-Unis ont une base à Rota en Espagne près de Cadix. Les Russes en voudraient bien une dans les parages depuis qu’ils ont dû abandonner celle d’Albanie, et l’Algérie est tout indiquée surtout depuis que Nasser a refusé de leur accorder Alexandrie au moins comme installation permanente. Le problème stratégique n’est pas ici prépondérant ; la paix n’est plus en cause. Les Soviets appréhendent les difficultés naissantes à conserver leur immense empire, avec les Chinois sur leurs arrières et les satellites d’Europe qui s’émancipent. Pour le maintenir, il ne faut pas que les Américains se montrent trop agressifs et pour leur faire entendre raison, les Soviets ont besoin de bons atouts : l’Algérie en est un. Ben Bella qui veut se libérer définitivement des liens avec la France est tout disposé à les leur fournir.

 

L’Affaire de Chypre et l’O.N.U.

Reste Chypre, une bien triste affaire. Les Anglais s’en sont déchargés sur l’O.N.U., et l’O.N.U. est encore une fois près de l’échec. Les Soviets qui ont poussé de tout leur pouvoir à la solution onusienne s’en félicitent, car tout ce qui peut discréditer l’institution les satisfait. Il faut dire que Krouchtchev a commis à la Maison de verre de Manhattan tant de maladresses que le prestige soviétique y est bien tombé. Celui de l’O.N.U. elle-même ne vaut guère mieux, à tel point que le Premier canadien Pearson propose maintenant de créer une force de police internationale qui ne dépendrait pas directement d’elle, c’est-à-dire en fait que les résolutions du Conseil de Sécurité ne détermineraient pas son emploi. Le pauvre M. Thant joue à Chypre une carte désespérée. S’il échoue, comme on peut le craindre, l’O.N.U. deviendra comme la Commission de Bruxelles une machine administrative sans grand poids sur la politique des Etats. Dans l’affaire chypriote, les Russes ont voulu gagner sur tous les tableaux. Ils ont d’abord soutenu les Grecs et vitupéré les Turcs, poussant Athènes à l’action pour détacher la Grèce de l’O.T.A.N. et la faire entrer dans un groupement balkanique avec l’aide de Tito. Puis comme Papandreou se montrait réticent, les Russes ont cru pouvoir tirer parti de l’irritation de la Turquie contre les Américains et ont fait à Ankara des propositions avantageuses d’assistance économique. Nous avons pu suivre leur jeu à la radio. Il y a quelque temps, les émissions synchronisées par Moscou accusaient les Turcs chypriotes de toutes sortes d’atrocités : puis insensiblement, ils ont fait part égale entre les deux camps et maintenant ils trouvent les Grecs plutôt agressifs et font état de femmes turques de Chypre conspuant les Casques bleus et le général Gyani, et d’étudiants turcs manifestant contre les Etats-Unis. En définitive, on ne voit pas qui tirera avantage de ce guêpier. Heureusement aucun pays ne veut mettre son existence en cause pour Makarios et les fanatiques des deux communautés.

 

Cuba achète du Sucre à la France

Le dernier et non le moindre des succès du collectivisme agraire : Cuba qui ravitaillait l’univers de sucre est contrainte d’en acheter. La France, entre autres, lui en fournira dix mille tonnes. Castro avait conclu des contrats que l’effondrement de la production ne lui permet pas de remplir. Les capitalistes, une fois de plus, le tireront d’affaire.

 

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