Criton – 1958-12-13 – Une Matière Abondante

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Le Courrier d’Aix – 1958-12-13 – La Vie Internationale.

 

Une Matière Abondante

 

Les thèmes de politique internationale sont si nombreux cette semaine qu’ils nous mettent dans l’embarras de choisir ; voici la liste : la question de Berlin avec l’interview de Krouchtchev par le Sénateur démocrate américain Humphrey qui a duré huit heures d’horloge, et la remise de deux messages au Président Eisenhower par le Maître du Kremlin qui les a confiés au Sénateur ; les progrès assez inattendus de la Conférence de Genève sur l’arrêt des expériences nucléaires ; la reprise des discussions à trois sur les projets du Général de Gaulle indiqués dans ses lettres à Eisenhower et MacMillan sur la réorganisation de l’Alliance Atlantique ; la crise gouvernementale latente en Italie ; les deux Conférences africaine et afro-asiatique, celle d’Accra et celle du Caire ; le succès de R. Betancourt aux élections présidentielles au Vénézuéla ; la lutte Frondizi contre les Syndicats en Argentine ; au Japon la note soviétique contre le renouvellement des accords américano-nippons ; enfin le nouveau complot de Bagdad et le limogeage du général Serov à Moscou.

 

La Question de Berlin

Les élections pour le renouvellement du Sénat de Berlin ont été l’occasion d’un plébiscite contre les projets de Krouchtchev. Les communistes autorisés à faire campagne n’ont recueilli que 1,9% des voix ; il est probable qu’en cas d’élections libres, ils n’en recueilleraient guère plus à Berlin-Est et en général chez les satellites d’Europe. Le sénateur Humphrey a retenu de son entrevue avec Krouchtchev l’impression que celui-ci était déterminé à pousser l’affaire à fond et que seule l’inflexible détermination et la solidarité des Alliés pouvaient lui faire obstacle. La question de Berlin est pour le Monde libre un symbole, et il est impossible que des divergences profondes existent entre Occidentaux à ce sujet. La difficulté n’est pas de faire face, mais dans la manière de s’y prendre.

 

Une Suggestion

A titre de suggestion, voici ce que nous proposerions aux Soviets : vous voulez faire de Berlin une ville libre ? Soit. Cela signifie, comme vous les proposez d’ailleurs, qu’un corps d’inspection des Nations-Unies garantisse cette liberté et aussi l’accès sans entrave de la ville à la République Fédérale, comme elle l’a déjà à la R.D.A. Mais cela n’est concevable que si toute menace d’un coup de force contre cette liberté est impossible. Pour cela, il convient que les armées des quatre puissances installées en Allemagne soient à égale distance de Berlin de même que les soldats des deux Allemagnes. Donc dans un rayon de 150 kilomètres environ – distance de Berlin à la République Fédérale – toute puissance militaire sera évacuée et les forces de police réduites au chiffre normal nécessaire au maintien de l’ordre. Ainsi seraient égalisées les situations respectives des six parties intéressées et toute menace de putsch écartée.

Les Russes seraient alors mis au pied du mur. Comme ils refuseraient certainement d’évacuer une partie de l’Allemagne orientale et de faire reculer les soldats d’Ulbricht, les Alliés, devant ce refus, ne pourraient que s’en tenir au statu-quo. Cette tactique ne résoudrait pas le problème, mais elle donnerait aux Occidentaux une base solide pour se maintenir à Berlin-Ouest. Si faute d’imagination ils ergotent sur des principes juridiques, d’ailleurs très imprécis dans le cas de Berlin, ils risquent d’être débordés et ramenés à une situation analogue à celle de 1948 lors du fameux blocus.

 

Les Propositions du Général de Gaulle

Lorsque le Général de Gaulle avait soumis ses plans de réforme atlantique et proposé une sorte de Directoire à trois, nous avions pensé qu’une telle démarche était inopportune dans l’état difficile de nos relations avec Londres. L’événement nous donne tort. Si les Gouvernements anglais et américains ont remis une réponse polie et évasive qui ressemblait à un refus, les chefs militaires de l’O.T.A.N. et du Pentagone ont, au contraire, trouvé les suggestions du Général intéressantes et méritant étude approfondie. Entre militaires on se comprend, tandis qu’entre militaires et civils, on tient à ne s’accorder jamais tout-à-fait. Si bien que sous la pression des états-majors, le projet de Gaulle viendra en discussion. Quelle suite y sera donnée, cela est une autre affaire.

 

La Conférence d’Accra

Du côté africain et afro-asiatique, les positions sont de plus en plus confuses. Il semble d’abord que le projet de fusion de la Guinée française et du Ghana est pratiquement écarté pour le moment. Si Londres y avait fait un accueil embarrassé mais plutôt favorable, les membres du Commonwealth qui n’ont pour M. Nkrumah aucune sympathie ont manifesté leur opposition. De son côté, Sékou Touré a repris les négociations pour maintenir la Guinée dans la zone Franc. De plus, entre les deux leaders, après un moment d’enthousiasme, des divergences se sont fait jour quant aux tendances sociales de leurs mouvements, Nkrumah faisant figure de fasciste et l’autre de socialiste pour dire les choses sommairement.

Enfin à la Conférence d’Accra qui se tient en ce moment, les Anglais ont eu la surprise désagréable de voir la présidence confiée au représentant du Kenya, un syndicaliste plutôt virulent, Tom Mboya qui a prétendu parler au nom de 200 millions d’Africains et naturellement de mettre les Britanniques à la porte. De plus, on a acclamé M. Asimov chef de la délégation soviétique. Notons, par contre, qu’il y avait pas mal d’absents à Accra, dont la plupart des représentants qualifiés des territoires français et aussi de la Nigéria. Les Etats-Unis d’Afrique, dont Nkrumah espère comme Nasser pour les Arabes, être le fondateur, ne sont pas pour demain. A défaut d’autres obstacles, remarquons que la plupart des délégués parlent des langues différentes et ne se comprennent qu’en Anglais, idiome des débats. Ceux des territoires français qui ignorent l’Anglais ont applaudi de confiance.

 

La Conférence Afro-Asiatique du Caire

Pendant ce temps, au Caire, se tenait une Conférence Afro-Asiatique, suite de celle de Bandung, et agitée par des projets de Marché commun pour faire pièce aux projets européens. Les Soviets avaient envoyé une abondante délégation et l’ambassadeur Kiseliov était au premier rang. Mais ce sont eux qui ont eu la désagréable surprise d’entendre le délégué indonésien, M. Sughan, protester contre l’invitation faite à l’U.R.S.S. qui n’est « ni africaine ni asiatique ». Cette déclaration inattendue est à rapprocher de l’âpre lutte d’influence qui se joue en ce moment à Djakarta entre la Chine rouge et les Soviets. On sait par ailleurs que le Maréchal Tito fait de l’Indonésie la première escale de son périple asiatique. Ce n’est évidemment pas pour favoriser l’ingérence de Moscou.

 

Le Complot de Bagdad

Enfin à Bagdad, nouveau complot éventé, paraît-il, par le général Kassem, complot appuyé par des agents étrangers dont on ne donne pas la nationalité. Là aussi se joue une rude partie entre les Soviets qui envoient des armes à Bagdad et soutiennent bruyamment Kassem, tout en armant les tribus Kurdes, et les Nassériens évincés du Gouvernement et qui sont en conflit avec les communistes. Moscou joue en Irak contre Nasser. On apprend, en outre, que la Syrie qui avait obtenu de Pékin commande de 10.000 tonnes de coton a reçu avis que les Chinois se dérobaient, ce qui ajoute aux difficultés économiques de cette partie de la République Arabe unie qui pourrait bien se briser avant peu. On voit par-là combien est sûre l’aide désintéressée des pays communistes aux peuples sous-développés, échappés au colonialisme. Nasser et Tito savent à quoi s’en tenir. Tout ce réseau d’intrigues montre que l’Afrique et l’Asie ne sont pas encore mûres pour entrer dans l’orbite des démocraties dites populaires.

 

La Disgrâce de Serov

Serov est-il liquidé après Boulganine et les autres « antiparti » ? toujours est-il que ce sinistre personnage, exécuteur des hautes œuvres de Staline et de Beria et qui avait tenu son poste de chef de la police secrète sous Malenkov et sous Krouchtchev, perd sa fonction par ordre de son propre Maître, ukrainien comme lui, dont il avait été jusque-là le collaborateur et qu’il avait aidé dans son ascension. On se demande si Serov ne s’était pas rangé du côté des Staliniens du groupe Suslov ou, plutôt, si Krouchtchev ne l’a pas sacrifié à l’opposition des représentants provinciaux qui vont se réunir en janvier et qui n’ont pas avec la police secrète des relations très cordiales. Mystère du Kremlin.

 

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