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Le Courrier d’Aix – 1958-12-27 – La Vie Internationale.
Retour d’Équilibre
Le lancement dans l’espace du « Score » américain est venu opportunément rétablir l’équilibre des forces rompu depuis le 4 octobre de l’an passé en faveur des Soviets. Quatorze mois d’un labeur acharné semé d’échecs ou de demi-échecs. L’enjeu était vital à la veille du conflit de Berlin. Grâce au « Score » il n’aura peut-être pas lieu. C’est ce qui semble faire présager le voyage inattendu de Mikoyan aux Etats-Unis : sondage pour mesurer la capacité de résistance des Américains. En outre, cet exploit interspacial montre une fois de plus qu’entre puissances industrielles rivales, la supériorité obtenue par un type d’armement n’est pas durable. Cependant, les moyens de destruction étant infiniment plus considérables et plus rapides que par le passé, tout état d’infériorité d’un camp, si bref soit-il, peut mettre l’autre à sa merci. Le fait que les Soviets n’ont pas profité de l’avance acquise ces derniers mois garantit qu’ils seront moins disposés encore à le faire maintenant que leur supériorité est remise en cause.
La Paix et la Course aux Armements
On discute toujours de savoir si la course aux armements de plus en plus puissants, représente une garantie de paix ou un danger accru. L’équilibre des forces n’est pas une protection suffisante, le développement parallèle des engins non plus, bien que les risques de destruction qu’ils comportent, incitent les responsables à la prudence, mais cela n’exclut pas le risque d’un conflit localisé, où l’on s’abstiendrait, de part et d’autre, de recourir aux moyens extrêmes. En ce sens, un conflit pour Berlin n’est pas rendu impossible par les missiles intercontinentaux. Mais comme en pareil cas, aucun des deux adversaires une fois engagé ne se résignerait à céder, la fragile barrière entre les grands et les petits moyens pourrait céder aux premiers revers subi par l’un d’eux. Et c’est cette perspective qui permet en définitive, de tenir le conflit pour improbable.
La Disgrâce de Mao
Les commentateurs sortant de leur réserve se rangent peu à peu à l’opinion émise ici, sur la semi-disgrâce de Mao Tsé Tung et le rôle prépondérant joué par les Russes dans l’affaire. Un communiqué de Pékin confirme que l’installation des « communes du peuple » est la cause principale des dissensions dans le Parti communiste chinois. L’expérience qui se poursuit dans les campagnes, sera retardée dans les villes où la résistance est plus forte et moins aisée à surmonter.
Cet échec du communisme chinois est considéré comme un triomphe personnel pour Krouchtchev qui n’avait pas caché à ses visiteurs étrangers son hostilité personnelle à l’expérience des « communes du peuple ». Après la lamentable confession de Boulganine devant le Comité Central, on en conclut un peu vite que la position de Krouchtchev est devenue invulnérable, car, s’il n’avait plus d’ennemis à redouter, il ne s’emploierait pas à les combattre et à les faire discréditer plus d’un an après qu’il les a mis hors d’état de nuire. La lutte pour le pouvoir n’a jamais cessé, même sous Staline. Elle continuera avec des pauses et des accès. C’est à la fois dans la nature du régime et dans celle du peuple russe dont l’histoire est une longue suite de guerres de palais. Cette cause de faiblesse du système soviétique ne doit être ni sur ni sous-estimée. Mais ce sera au moment où l’on s’y attend le moins que le Maître du jour tombera. Ce qui est plus douteux, c’est de savoir si l’on y gagnera au change.
Controverses Financières
Ceux de nos lecteurs qui suivent dans la grande presse les controverses brûlantes, tant au sujet de l’orientation prochaine de la politique économique et financière de la France, que de l’avenir du Marché Commun ont peut-être remarqué que nous en avions posé les termes bien avant qu’elles n’éclatent. Nous avons pris position et n’y reviendrons pas. Il y a cependant une nuance entre notre point de vue et celui de ceux qui semblent le partager.
Dans l’état présent de notre économie et devant les tâches que nous ne pouvons récuser, il nous paraît impossible de revenir aux règles classiques et à l’orthodoxie financière de jadis. Une anticipation assez large sur des revenus futurs est inévitable, mais alors qu’on ne se paie pas de mots, on n’échappe pas à l’inflation en galopant plus vite qu’elle. Le dilemme inflation ou récession est insurmontable. Reste à trouver les moyens de contenir la première, ce qui est difficile dans un pays dont c’est depuis vingt-cinq ans, sinon quarante, le mal chronique. Un pays dont la santé monétaire a été solide peut, devant une situation exceptionnelle et transitoire, supporter une certaine dose d’inflation sans que les réactions psychologiques ordinaires au phénomène ne le transforment en une maladie foudroyante. C’est dire que l’option pour l’expansion qui, à nos yeux s’impose, exige pour être menée avec succès et mesure, une maîtrise technique exceptionnelle, appuyée sur une confiance inébranlable du public, tant Français qu’étranger. C’est dire qu’un surhomme ne serait pas de trop.
Le Marché Commun
Quant au Marché Commun, dont, à moins de se payer de mots, on voit bien qu’il s’est vidé de tout contenu, il ne faudrait pas que cet échec, dont la France n’est pas responsable, soit mis à profit pour ruiner l’idée de Communauté européenne et favoriser le retour à un nationalisme aussi dangereux que périmé. C’est malheureusement ce qui semble inspirer ceux qui parlent de réviser le Traité de Rome, déjà si peu consistant qu’on se demande ce qu’il en resterait après révision. Mieux vaut garder la fiction du Marché Commun, que de la dissoudre. Car cette idée de Marché Commun renferme une valeur morale précieuse. Si l’on n’a abouti à rien dans la pratique, cependant la seule perspective de sa mise en application avait déterminé une série d’adaptations préalables très concrètes et très étendues dont il restera quelque chose et qu’il faut poursuivre. Ce qui explique que les Anglais ont réagi si tard, c’est qu’ils ont compris que s’ils tenaient la mise en application du projet de Marché Commun à leur merci, ils n’avaient rien pu pour empêcher les industries du continent de s’y préparer, comme s’il devait devenir une réalité.
L’erreur initiale des Gouvernants des Six est d’avoir cru que grâce à l’économique, le politique suivrait. Ils se référaient au passé, au « Zollverein ». Et l’on a procédé par étapes, le Benelux, la C.E.C.A., le Marché Commun. Malheureusement, aucune de ces institutions n’a correspondu au but cherché. Il aurait peut-être fallu commencer par le politique et aborder l’économique ensuite. C’était bien l’idée de Robert Schuman. Dans l’état présent des choses, l’un n’a pas plus de chance que l’autre. Il faudra attendre des temps meilleurs …. ou pires.
CRITON