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Le Courrier d’Aix – 1959-01-03 – La Vie Internationale.
Sur la Table d’Opération
Révolution Monétaire
Comment parler d’autre chose que de la grande révolution monétaire qui vient de secouer l’Europe ? Tâche difficile parce qu’elle est essentiellement technique, et aussi parce qu’il y a loin entre la réalité et les commentaires plus ou moins officiels qui l’accompagnent. Il y a d’abord l’aspect français du problème, l’opération chirurgicale du Franc et ses conséquences, mais qui n’est qu’un aspect d’une transformation plus vaste. En effet, ces mesures ne sont pas, comme on voudrait le faire croire, l’aboutissement d’un choix délibéré, c’est exactement le contraire. Elles ont été inspirées par la situation dramatique des finances françaises et par les conditions posées par le seul pays en mesure de nous tirer d’affaire ou plutôt le seul disposé à le faire : l’Allemagne fédérale. On peut même préciser : c’est le Docteur Ludwig Erhard qui, avec l’approbation des Etats-Unis et de la Banque mondiale, a obligé non seulement la France, mais l’Angleterre et tous les autres pays européens à rendre leurs monnaies partiellement convertibles et du même coup à ouvrir les écluses aux courants d’échanges du commerce international. En effet, c’est l’Allemagne et les Etats-Unis qui ont un intérêt majeur à briser toutes les restrictions et les barrières mises jusqu’ici à ces échanges. C’est grâce à la crise française que l’on a pu d’un seul coup faire sauter tous les verrous, en principe tout au moins.
Le Régime Français
Le régime français nouveau a ceci d’original qu’il est caractérisé par une surdévaluation du franc. Jusqu’ici en effet, les dévaluations monétaires ne faisaient que sanctionner le cours libre des échanges. Nous en sommes en France à la douzième opération du genre, et il en a été de même ailleurs, ce qui jusqu’à ces derniers jours donnait au Franc une parité économique d’environ 460 pour un dollar. On l’a mis à 493,70, c’est-à-dire au-dessous de son pouvoir d’achat, ce qui permet de le défendre sans peine pour la durée plus ou moins longue où les prix n’auront pas rattrapé la parité nouvelle. Cela équivaut, en somme, à une prolongation du protectionnisme douanier, ce qui facilitera notre adaptation future au régime de libéralisation des échanges.
Le Franc Lourd. Le Précédent Grec
En plus de cette opération, on a choisi le « franc lourd », c’est-à-dire la suppression de deux zéros à la devise. Cette nouvelle réforme est analogue à celle qui a été adoptée en Grèce il y a trois ans. La Drachme, comme le Franc, était en pleine débâcle. On l’a amputée et stabilisée et malgré les difficultés économiques du pays et grâce à l’aide étrangère – Etats-Unis, Allemagne, – le change grec s’est maintenu. Comme en France, la mesure s’est accompagnée d’une libéralisation des échanges presque totale. Résultat satisfaisant à certains égards : expansion économique, apport croissant de capitaux étrangers, mais moins agréables pour les autochtones car la Grèce est devenue le pays le plus cher d’Europe et le niveau de vie en conséquence y demeure très bas. Malgré le développement de l’activité, le chômage est important parce que les prix intérieurs très élevés permettent aux marchandises étrangères de pénétrer largement : la santé monétaire se paye.
Il y a lieu de penser que ce qui s’est passé en Grèce se reproduira en France, si tout va bien, ce qui est affaire d’autorité. Discipline, travail, austérité sont la condition du succès. Si l’opération imposée aux Allemands en 1948 et aux Grecs en 1955, ont réussi, c’est grâce à cela. Car toute réforme, quelle qu’elle soit, ne peut aboutir que par le seul capital réel : le travail, et cela que le régime soit capitaliste ou collectiviste. Le plus dur reste à faire en France, car il va s’agir maintenant d’imposer un régime de travail qui va à l’encontre de toutes les facilités et les relâchements de ces dernières années. L’économie libérale est rude, la concurrence sévère et nos voisins ne ménagent pas leur peine. Si le rythme actuel du travail ne se modifie pas avec les charges énormes que nous avons assumées, l’échec est certain. Pas d’illusion possible là-dessus.
Il est hors de doute qu’il y a seulement quelques semaines, ni la France, ni l’Angleterre n’avaient l’intention d’en arriver là. Mais dès le début de novembre, la tendance favorable au retour des capitaux en France s’était renversée. On savait qu’une opération monétaire était inévitable, parce que nous ne pouvions pas supporter la réduction de 10% des droits de douane prévue pour le premier janvier. D’où une fuite accélérée des capitaux qu’aucun contrôle des changes n’est en mesure d’arrêter. Les réserves allaient s’épuiser et le spectre de la banqueroute, sous la forme moderne d’arrêt des importations et du chômage était de nouveau dressé, ce qui pour les débuts du nouveau régime français était angoissant. D’autant plus que nous avions déjà contracté, sous l’ancien régime, de lourdes dettes en dollars. Les Américains ne voulaient plus rien entendre.
Le Voyage du Dr. Erhard
C’est alors que le Dr Erhard est allé à Londres pour soumettre son plan aux Anglais qui luttaient à ce moment pour torpiller le Marché Commun et imposer la zone de libre-échange. Pour sortir de l’impasse, un seul moyen, la convertibilité externe générale des monnaies européennes. Les Anglais firent la grimace, la convertibilité pour eux était prématurée. Mais Erhard leur fit comprendre qu’ils n’avaient pas le choix. Toutes les monnaies du Continent seraient convertibles à fin décembre, même si l’Angleterre ne suivait pas. Les Anglais durent s’incliner. Ils ne pouvaient pas rester à l’écart. Erhard avait atteint l’objectif qu’il caressait depuis longtemps : obliger les Anglais à la convertibilité pour pouvoir en même temps rendre convertible le Mark qui l’était déjà pratiquement, et ouvrir ainsi toutes grandes les portes de l’extérieur à l’expansion commerciale de l’Allemagne fédérale. Du même coup, le Marché Commun, auquel Erhard avait toujours été hostile, n’était plus qu’un organisme de façade ; les objections anglaises tombaient puisqu’au lieu de Marché Commun, on aboutissait à une libéralisation uniforme des échanges, sans préférence ni discrimination pratique. Erhard était fort de l’appui très puissant de la Suisse, de l’approbation des Etats-Unis et aussi grâce au un milliard 94 millions de dollars accumulés par l’Allemagne à l’Union Européenne des paiements.
Du même coup, cet organisme disparaît. Tout le monde devra régler ses dettes ; la France 600 millions de dollars. L’Angleterre 350. Un banquier : l’Allemagne qui facilitera les choses, en contre-partie, appui sans réserve des Anglais et des Français à la résistance aux Soviets sur la question de Berlin. Coup de maître du grand organisateur du « miracle allemand » et futur chancelier probable. Ajoutons pour être complet que l’opération avait reçu l’approbation des plus puissants milieux d’affaires Français et Allemands dont la coopération a été très poussée au cours des derniers mois.
Conclusion
Que conclure ? Un gros risque pour la France, une belle chance aussi ; un risque pour l’Allemagne qui engage le plus clair de ses crédits disponibles à notre service. Un certain risque pour les Anglais dont la Livre n’est pas encore très affermie. Mais aussi, dissipation de tout danger de guerre économique en Europe à laquelle Suisses, Anglais et Scandinaves s’étaient déjà préparés. Une large fenêtre ouverte pour l’expansion du commerce international, et en définitive, un résultat de première importance pour le développement du capitalisme international aujourd’hui en pleine expansion et dont le Dr Erhard a été le pionnier européen. Malgré les prédictions des marxistes, le système capitaliste rajeuni, modernisé, connaît ses plus beaux jours du XX° siècle. Il trouve dans les réformes d’hier un élan nouveau, bourses en hausse, investissements accrus, solidarité obligatoire des différentes économies du Monde libre. Les socialistes de tous pays ne s’y sont pas trompés, Gaitskell en Angleterre, Ollenhauer en Allemagne, les dissidents en France et aussi les autres, Nenni en Italie. Tous en accord cette fois, les communistes font éclater leur hostilité et leurs menaces.
Personnellement, nous ne cacherons pas certaines réserves. Il est fort possible que les opérations de fin décembre 1958 soient un coup de maître et en tous cas tout valait mieux que le désordre antérieur, aussi bien sur le plan français qu’européen. Mais par tempérament, nous préférons la médecine à la chirurgie ; l’opération réussit presque toujours, mais le patient meurt parfois des suites. Et dans le cas présent, il y avait de bons remèdes à appliquer progressivement. Enfin, le Rubicon est franchi, l’espoir est large et appuyé de raisons solides. Ne lui refusons pas notre crédit. Bonne année.
CRITON