Criton – 1959-01-10 – Le Sens de l’Évolution

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Le Courrier d’Aix – 1959-01-10 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de l’Évolution

 

Les Conséquences de la Réforme Monétaire Européenne

Dans une interview au « Münchner Merkur », le Docteur Erhard expose les conséquences de la réforme monétaire en termes qui éclairent nos précédents commentaires :

« Dorénavant, dit-il, il n’y aura plus de faux prix. Aucun pays ne pourra vivre au-dessus de ce que sa productivité lui permettra de gagner. S’il essaie de le faire, des troubles se déclareront au niveau de ses prix et ce pays sera le premier à en pâtir », et de conclure en s’adressant à la France : « Si la France ne voulait ou ne pouvait pas faire certaines choses, il n’y aurait rien à faire ; il fallait que le convoi tout entier réglât sa vitesse sur le navire le plus lent. Maintenant, ce sera le contraire ».

Entendez par là que tous devront se régler sur les plus rapides, c’est-à-dire l’Allemagne fédérale ; on ne saurait plus franchement expliquer les raisons et le but de l’opération du 27 décembre.

 

Un Tournant de la Politique Économique des Etats-Unis

Ce que l’on n’a remarqué nulle part au sujet de la réforme monétaire européenne, c’est le changement qu’elle implique dans l’orientation de la politique économique des Etats-Unis comme de l’Allemagne, qui l’ont inspirée. Les Etats-Unis avaient jusqu’ici cherché à favoriser la constitution d’ensembles économiques régionaux susceptibles de créer une solidarité particulière entre groupes d’Etats : Europe continentale, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est. Solidarité économique, politique et militaire aussi qui devait favoriser les desseins américains dans la lutte contre le communisme.

On se rappelle les éclats de M. Dulles et sa menace de « révision déchirante » lors de l’échec de la C.E.D. en 1955, l’aide et faveur témoignées à la constitution de la C.E.C.A. et plus récemment du Marché Commun ; la « Doctrine Eisenhower » pour les Proche et Moyen-Orient allait dans le même sens, l’échec de cette dernière suivi du débarquement au Liban ont marqué le tournant de la politique des Américains. Ils ont compris que tout groupement d’Etats, outre les difficultés auxquelles il se heurtait risquait de créer plus d’antagonismes et élever plus de barrières au commerce international qu’il n’en supprimait. Dès lors, aux ententes régionales, il convenait de substituer une solidarité à l’échelle mondiale du Monde libre s’entend, sans discrimination ni préférence. Ils se sont ralliés, en fait, au point de vue britannique qui était aussi celui des Allemands. La solidarité internationale devait se substituer à la solidarité régionale. La même attitude est d’ailleurs évidente à l’égard des pays latino-américains qui avaient, à un certain moment, esquissé un projet de Marché commun : Argentine, Chili, Brésil. Il n’en est plus question.

 

Les Conséquences de cette Évolution

Il nous est impossible d’expliquer ici les multiples raisons qui ont déterminé cette évolution. Ce qui importe, c’est d’en mesurer les conséquences. En réalité, les Américains ont conclu d’après les tendances du monde actuel qu’il était imprudent de lutter contre la poussée des nationalismes qui, loin de s’atténuer, se développent partout et sur tous les continents. Devant cette évidence, il était plus sage de mettre les nationalismes en concurrence et de les obliger ainsi à composer entre eux dans leur propre intérêt comme dans l’intérêt général. On pourrait aboutir ainsi à transformer ces nationalismes explosifs en « personnalités » pour employer un terme à la mode. Chaque pays se développant selon ses aptitudes propres serait toutefois contraint de limiter ses ambitions sous la pression générale des autres collectivités ; la mesure, en somme, serait imposée par l’impossibilité de se soustraire sous peine de dépérissement aux règles sévères de la concurrence et des échanges libres. Ce qui serait, au fond, revenir à un ordre de choses qui, « mutatis mutandis » ressemblerait à l’ordre international, économique et politique d’avant 1914.

 

Révisions des Objectifs

Quand les observateurs, probablement dans quelques mois, auront compris le sens des événements de la fin de 1958, beaucoup d’idées, et même d’idéaux devront être révisés. Tous les efforts entrepris depuis dix ans, et encore maintenant, pour constituer des ensembles politico-économiques en Europe comme en Afrique, vont se heurter à cette conception nouvelle ou plutôt ancienne, de nations contraintes de coopérer par leurs propres moyens et sans discrimination. Ce qui ne veut pas dire que ces efforts ont été vains et qu’ils ne doivent pas être poursuivis, mais dans un autre esprit et vers un autre but. Coopérer avec tous, et, comme le dit Erhard, s’aligner sur le plus dynamique, sous peine de sanctions matérielles immédiates.

 

Le Déclin du Collectivisme

Les événements de ces derniers jours nous ont empêchés de présenter une revue des faits importants de l’année écoulée. Ils sont nombreux. Le plus significatif est, malgré l’apparence, le recul plus marqué que précédemment de l’idéologie communiste dans le monde. Les exploits scientifiques des engins interplanétaires parlent beaucoup à l’imagination mais n’ont au fond qu’un intérêt limité. La conquête de l’espace n’est en réalité que la conquête du vide.

Les deux rivaux, U.R.S.S. et U.S.A. mettent en œuvre des canons de plus en plus précis et puissants. C’est, si l’on veut, le développement normal qui se poursuit, depuis la « grosse Bertha » de 1918, qui bombardait Paris et les V2 qui tiraient sur Londres. Le reste n’est que prétexte à propagande. Ne nous laissons pas abuser.

 

Les Événements de Chine

Revenons à ce qui se passe en Chine présentement pour renverser une fois de plus notre jugement. La grande expérience des « Communes du Peuple » est en train d’échouer. On nous apprend aujourd’hui que le rationnement alimentaire instauré à Pékin en 1954 vient d’être renforcé. Jamais depuis lors, la quantité de farine allouée aux habitants n’avait été aussi faible. Elle est réduite à 20% au lieu de 34% du contingent de la nourriture de base. Ce qui en dit long sur la prétention du Gouvernement de Pékin d’avoir doublé en 1958 la production des céréales en Chine ! Nos lecteurs se souviennent peut-être de notre scepticisme fondé sur la seule expérience et le bon sens. Depuis, sur la foi de documents sérieux et le témoignage de voyageurs, nous avions cru équitable de réviser notre appréciation. Il n’y a malheureusement rien de plus dangereux que de se fier aux témoignages, même oculaires. On en arrive à se demander si l’on n’est pas mieux informé de la situation d’un pays en l’observant de l’extérieur qu’en y allant soi-même, si paradoxal que cela semble. En tous cas, l’affaire chinoise est un exemple à méditer.

 

Nature Humaine et Collectivisme

Mais ce n’est qu’une parenthèse. Nous voulions dire que le communisme, malgré les fusées de l’U.R.S.S. et la conviction de M. Krouchtchev, est en déclin, déclin que nous avons suivi ici depuis longtemps. Cela tient au fond à des raisons supérieures et même philosophiques, puisqu’il s’agit d’un conflit entre l’idéologie et les faits. La Nature, disons l’Evolution de la vie qui a trouvé dans l’homme sa réalisation la plus poussée, a produit à travers les âges des organismes de plus en plus complexes et différenciés. Les caractères de l’individualité se sont trouvés de plus en plus marqués. Plus on progresse, plus chaque être se distingue de ses semblables, plus il prend conscience de sa personnalité. Il en est ainsi des hommes comme des peuples. Le communisme au contraire poussé par sa volonté de puissance a cherché à confondre les individus, à les identifier dans une masse. « Les Communes du Peuple » en Chine sous l’expression achevée, la caricature sinistre de ce dessein. C’est là faire violence à l’ordre naturel. Mais on ne peut rien contre l’Ordre naturel et la poussée qui l’anime. Cette forme de collectivisme ne peut triompher, même si elle devait s’imposer temporairement par la force. Il se pourrait que la disgrâce de Mao Tsé Tung marque le tournant de cette résistance. Cette révolte de la nature et de la dignité humaine est la plus grande espérance de l’heure présente.

 

                                                                                            CRITON