Criton – 1959-01-17 – Après l’Orage

ORIGINAL-Criton-1959-01-17  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-01-17 – La Vie Internationale.

 

Après l’Orage

 

Nous nous trouvons, une fois de plus dans ces chroniques, dans une situation embarrassante : les faits d’actualité qui s’étalent dans la grande presse, non seulement ne présentent qu’un intérêt secondaire et purement épisodique, mais ils masquent d’autres faits d’une grande importance qui échappent à l’opinion.

 

L’Offensive Diplomatique de l’U.R.S.S.

Tel est le cas aujourd’hui de la grande offensive diplomatique des Soviets autour de Berlin et du problème allemand qui n’est en réalité qu’une réédition de toutes les entreprises antérieures du Kremlin organisées par l’usine de Moscou dont le seul objet est de conserver l’initiative et qui sans doute aussi est dirigée vers l’intérieur pour faire diversion à des rivalités autour de l’actuel pouvoir.

Note sur Berlin donc, proposition d’une Conférence de 27 nations pour rédiger un traité de paix avec les deux Allemagnes, voyage de Mikoïan aux Etats-Unis pour sonder les dirigeants et l’opinion, sans compter les deux Conférences de Genève qui sont périodiquement interrompues et reprises sans autre intention, semble-t-il, que d’occuper les experts et d’en tirer quelques secrets militaires. Tout cela relève du fait divers et du jeu d’échecs.

 

Les Raisons du Kremlin

Par ailleurs, il est assez curieux qu’aucun commentateur depuis le 27 novembre – à notre connaissance du moins – n’ait donné, parmi les multiples hypothèses qu’ils se sont ingéniés à trouver pour expliquer le choix de Berlin par les Russes pour leur offensive, la raison évidente que nous répétons pour mémoire : les Soviets craignent l’Allemagne et elle seule. Les Etats-Unis sont pour eux des « Tigres de papier » à ménager certes, mais au fond inoffensifs, si l’on a soin de ne pas frapper leurs intérêts vitaux. L’Allemagne de Bonn, elle, a réussi, malgré sa défaite, à redevenir la principale puissance européenne. Son économie, magistralement dirigée en a fait après les Etats-Unis le plus grand pays capitaliste, le second banquier du Monde libre. En la menaçant à Berlin, les Russes pensaient pouvoir ébranler son crédit et semer la défiance autour de son avenir : comme nous le pensions, ils n’ont pas obtenu de succès appréciable. Au milieu même de la crise de Berlin, l’Allemagne fédérale a réussi à briser le dernier obstacle à son expansion économique dans le monde. Depuis le 12 janvier, le Mark est devenu, à quelques détails près, une monnaie complètement convertible ; avec le Dollar et le franc Suisse, le Mark a pris rang parmi les monnaies dirigeantes, précédant la Livre Sterling ; créancière de tous côtés, exportatrice de capitaux, l’Allemagne fédérale n’a plus devant elle de rival, pas même les Etats-Unis, dont le Dollar est aujourd’hui une monnaie discutée, à cause de l’inflation  toujours rampante. Inflation que Bonn seule a su éviter complètement.

 

Conséquences de la Révolution Monétaire

Le bond en avant réalisé par le Dr Erhard grâce à la réforme monétaire de fin décembre n’est cependant pas sans revers possibles. Comment vont se comporter les patients après l’opération subie ? Une première surprise déjà, l’accès de faiblesse du Franc Belge.

 

La Belgique et les Événements de Léopoldville

La Belgique en effet, traverse une passe difficile. Il y a d’abord les événements de Léopoldville. Comme il fallait s’y attendre, après l’impulsion donnée aux mouvements africains par l’institution de la Communauté française, le Congo belge n’a pu échapper à la contagion. Or à la différence des territoires français qui sont une charge pour la Métropole, le Congo Belge est une source importante de revenus pour la Belgique : le cuivre, l’uranium, le cobalt, l’or même contribuent à l’équilibre économique de ce petit pays. Une large part de ses capitaux y est investie ; ceux-ci commencent à s’inquiéter et à fuir. Rien de plus craintif que le capital ; la convertibilité du Franc Belge est arrivée à un moment particulièrement inopportun. De plus, la Belgique est un pays essentiellement exportateur et par surcroit – ce qui est dangereux dans ce cas – un pays cher. L’exposition de 1958 n’a pas arrangé les choses ; la surdévaluation du franc français risque de couper du … temporairement, la Belgique …. Ouvrant au …. La porte au courant inverse. … Hollande, loin d’être un …. Est un concurrent de plus … malgré la façade aujourd’hui bien décrépite, du Benelux. Le Franc belge va-t-il être la première victime de l’opération convertibilité ? On le craint sérieusement.

 

La Livre et le Franc

Quant à la Livre Sterling et au Franc français, le scepticisme demeure dans les milieux financiers internationaux. On n’exclut pas la possibilité d’un retour, plus ou moins lointain, à la situation antérieure. Pessimisme exagéré à notre avis, mais qui s’explique aisément par les précédents qui ont laissé sur le compte de ces monnaies de pénibles souvenirs. En politique monétaire, comme dans toute autre, la fermeté et la persévérance dans une ligne bien établie doivent mener au succès. Ce qui serait fatal, ce seraient les compromis et les hésitations. L’opération exécutée, il faut au convalescent un régime rigoureux. C’est à ce prix qu’on évite les rechutes. On a critiqué les modalités de l’intervention, mais maintenant, il faut aller jusqu’au bout, guidé par une main de fer. L’enjeu est trop sérieux.

 

Le Sauvetage Financier de l’Argentine

Les événements financiers européens ne nous ont pas laissé la place de parler d’une autre opération similaire, mais autrement grave, effectuée par l’héroïque président Frondizi en Argentine. La situation du pays était désespérée. Le bistouri a fait son œuvre. Qu’on en juge : le Peso dévalué de 18 à 64 pour un Dollar, les tarifs de transports et d’éclairage augmentés de 200 à 300 pour cent ; les salaires réduits ; les traitements des fonctionnaires aussi ; leur nombre ramené à moins de la moitié ; les importations bloquées au strict minimum. Enfin, la porte ouverte à deux battants au capital étranger, malgré l’opposition farouche du nationalisme argentin.

Les Etats-Unis, fait sans précédent dans l’histoire des relations interaméricaines, ont avancé 329 millions de dollars d’un seul coup pour le sauvetage de l’Argentine. Toute l’histoire du pays repart dans des conditions diamétralement opposées aux tendances antérieures du péronisme et des juntes militaires qui lui ont succédé. L’opération menée d’ailleurs avec un large concours international, celui de l’Allemagne et de la France en particulier, doit réussir avec le temps. Les moyens employés sont d’envergure pour un pays relativement petit par le nombre d’habitants et la surface économique, sinon territoriale. Cela de plus constitue un précédent qui aura des répercussions étendues dans toute l’Amérique latine.

Pour mesurer l’importance de l’événement, il suffit de se rappeler ce qu’était l’état d’esprit des dictateurs sud-américains, il y a quelques six ans quand régnaient Perón, Vargas et Ibanez. Le président Kubitschek du Brésil est attendu ces jours-ci à Washington !  Avec la chute de Batista à Cuba, l’ère des dictatures militaires en Amérique latine paraît devoir se clore rapidement. Evolution vers une forme de démocratie autoritaire et nationaliste sans doute, mais qui sera amenée par la force des choses à une coopération plus étroite avec l’Occident ; en particulier une coopération financière qui ne sera plus l’exploitation antérieure de ces pays par quelques groupes étrangers appuyés sur la corruption, mais une coopération entre Etats jeunes et leurs aînés industrialisés et riches de capitaux.

Si l’on veut comprendre en profondeur l’évolution du monde actuel, il faut tenir compte des deux traits dominants qui sont masqués le plus souvent par les épisodes quotidiens. Le très rapide retour en puissance du capitalisme international d’une part, et le développement non moins rapide, et en apparence opposé au mouvement précédent, des particularismes nationaux. Cela peut plaire ou déplaire, mais les faits sont là. Il faut les reconnaître et s’adapter.

 

                                                                                                       CRITON