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Le Courrier d’Aix – 1959-01-24 – La Vie Internationale.
D’un Point à l’Autre
Le Voyage de Mikoyan aux Etats-Unis a fait couler beaucoup d’encre. De conclusions aucune. Le rusé arménien ne s’est pas laissé tromper par certains accueils cordiaux ni troubler par les manifestations hostiles. Il pourra rendre compte à Krouchtchev de son impression sur le mode de vie américain et de l’effort à accomplir pour y faire ressembler le mode soviétique. Il paraît avoir été convaincu de la fermeté de la Maison Blanche dans la querelle de Berlin, ce qui peut amener les Russes à une certaine prudence. Voilà tout ce qu’on en peut dire.
Le Budget Américain
Le président Eisenhower a présenté son budget au Congrès qui marque un souci d’équilibre et de ne pas laisser le Dollar perdre davantage de son pouvoir d’achat. L’inflation reste sa préoccupation majeure. Il va se trouver aux prises avec le parti dépensier du Congrès qui comprend aussi bien des Démocrates que des Républicains. Les élections de 1960 préoccupent déjà les candidats.
Dans son rapport économique, le Président des Etats-Unis a souligné la faveur avec laquelle il suit les efforts des pays qui cherchent sur le plan régional à réduire les barrières douanières qui les isolent, étape nécessaire, a-t-il dit, vers un élargissement du commerce international. Notons que, simultanément le Dr Erhard, prenant la parole à l’Assemblée parlementaire des Six à Strasbourg, a dit en parlant du Marché Commun : « Les ponts ont été jetés vers l’extérieur et non pas vers les seuls autres pays européens ; l’Europe unie est une étape vers une communauté mondiale ». On voit par là que la politique américaine et allemande coïncident et que la convertibilité des monnaies plus ou moins large réalisée fin Décembre est beaucoup plus orientée vers une communauté universelle des pays libres que vers un marché fermé, si vaste soit-il.
Le Marché Commun
Le problème alors est de conserver au Marché Commun ce qui pourrait encore justifier son existence ; une préférence, si modeste soit-elle, entre les Six partenaires, dont les autres ne pourraient bénéficier. Il faudra trouver dans les mois qui suivent une formule qui satisfasse aux exigences du Traité de Rome sans soulever d’objections sérieuses de la part des autres pays de l’O.E.C.E. Soyons rassurés ; on trouvera une formule. Il y a trop d’intérêts particuliers à sauvegarder.
Reste à savoir si, au bout d’un certain temps, on sera en mesure de prouver par des chiffres qu’il y a quelque chose de modifié dans les échanges entre les Six, de modifié dans tous les sens et d’une façon globale s’entend. Car il est sûr que certains courants seront chargés, ne fut-ce que par suite des nouvelles parités monétaires qui sont peut-être encore susceptibles d’être reconsidérées en cours de route ; l’interprétation des statistiques sera particulièrement délicate et comme souvent, on pourra en tirer des conclusions assez divergentes. Car tout dépend, en définitive, de l’activité économique générale, non seulement de l’Europe des Six, mais du monde extérieur. A cet égard, les pronostics ne sont pas très favorables : l’optimisme est évidemment de rigueur. Mais aux Etats-Unis, la récession à d’abord paru se résoudre en Octobre-Novembre plus vite qu’on ne l’espérait, depuis, au contraire, la courbe s’aplatit et les progrès sont discutés. Dans le reste du monde, la tendance à la stagnation est évidente, le rythme d’expansion est de plus en plus ralenti, même en Allemagne ; les récentes mesures auront-elles un effet stimulant ou le contraire ? Les avis sont partagés. Il n’est pas sûr que l’on ait sur l’ensemble de l’économie mondiale beaucoup de moyens d’action. La technique joue dans une aire limitée, pas sur l’ensemble. Il y a encore beaucoup de mystères autour des rythmes de croissance économique.
La Lutte en Argentine
Celui que nous appelions l’héroïque président Frondizi d’Argentine, va-t-il gagner la bataille de sa vie ? Il subit le furieux assaut des Syndicats péronistes et communistes contre sa politique d’austérité, de redressement financier et de collaboration internationale. Ses adversaires ont voulu l’empêcher d’aller à Washington. Il y est en ce moment, parti le jour même où de violents combats se livraient à Buenos-Aires même entre grévistes et police. Les pronostics lui sont favorables, mais le courant à remonter est dur. L’Argentine échappant à la fois à la dictature péroniste et à l’influence de Moscou pour s’appuyer sur les Etats-Unis, qui eut cru un tel événement possible ? Frondizi aura beaucoup à faire pour consolider une telle révolution.
Les Événements de Cuba
Nous n’avons pas parlé ici des événements de Cuba qui ont tenu une large place dans l’actualité : la politique aux Antilles, est encore plus indéchiffrable que celle du Proche et Moyen-Orient. Car ce sont toujours des luttes de personnes. Les programmes se volatilisent selon l’humeur des factions. Dans l’affaire de Cuba, il y a bien une révolte des paysans contre l’oppression d’une tyrannie. Mais contre Fidel Castro, le révolutionnaire, il y a plusieurs groupes d’intérêt : les intellectuels, ou ce qui en tient lieu, que Moscou a beaucoup travaillés ; par contre les ouvriers, plutôt privilégiés, n’étaient pas hostiles à Batista. Et puis il y a, et surtout, le sucre. La moitié de la récolte est achetée à un prix supérieur au prix mondial par les Etats-Unis qui pourraient s’en passer s’ils le jugeaient nécessaire, en partie du moins. Le moindre geste de leur part ruinerait l’économie de l’Ile. Quel que soit le maître de Cuba, il faudra bien qu’il s’entende avec Washington.
On touche là un problème fondamental. Les Etats-Unis sont un client de telle envergure que les pays qui reposent sur une production unique – c’est le cas de Cuba – ne peuvent entrer en conflit avec eux. La faiblesse des Soviets, c’est qu’ils ne sauraient être un client de remplacement, ne pouvant ni consommer ni payer en monnaie à circulation universelle ce que ces pays doivent vendre pour vivre. Par la politique d’autarcie qui les rend indépendants du reste du monde, ils limitent en même temps leurs moyens d’action. L’idéologie ne suffit pas, ni l’aide « désintéressée », il faut offrir un échange commercial. M. Mikoyan le sait mieux que personne.
En Égypte
Nasser aussi, qui vient de faire la paix avec les Anglais. Sans les Livres bloquées à Londres, le Maître du Caire ne pouvait plus réaliser ses ambitions, même réduites : assurer tant bien que mal un progrès en Egypte et soutenir l’économie syrienne qu’il a prise en charge et qui n’est pas en brillante posture. Réussira-t-il à continuer le double jeu et à toucher des deux mains les cadeaux de l’Ouest et de l’Est ? Dans une certaine mesure sans doute, car il est un excellent jongleur. Mais la récolte sera-t-elle à la mesure de ses besoins ? On en doute de plus en plus. L’Occident en effet, et plus particulièrement les Etats-Unis, ne peuvent se soumettre à ce genre de chantage sans perdre leur crédit auprès de leurs fidèles alliés, sans les inciter ainsi à jouer le même jeu. Sans doute sont-ils obligés de ne pas laisser aux Soviets les mains libres dans les pays neutralistes, mais ils cherchent à tenir l’équilibre qui leur est imposé par les nécessités politiques avec le minimum de frais. L’expérience pour eux a été rude avec Tito et aussi avec Nehru. Mais dans ces deux cas, ils ont réussi, après maints déboires, à imposer un choix que les intéressés n’avoueront jamais, mais auquel en réalité ils se tiennent. Il leur suffit de sauver les apparences et là-dessus on peut leur faire confiance.
CRITON