Criton – 1959-02-07 – Le Jeu des Alliances

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Le Courrier d’Aix – 1959-02-07 – La Vie Internationale.

 

Le Jeu des Alliances

 

Le voyage inopiné de M. Dulles en Europe témoigne des appréhensions de Washington sur le problème de Berlin. Les commentaires s’égarent en général sur l’appréciation de la question. Elle est pourtant simple.

 

La Négociation sur Berlin

Les Russes sont décédés à fermer cette porte toujours ouverte sur le Monde libre et pour les Alliés, c’est une affaire de prestige de la maintenir ; ce qui n’est pas facile, si l’on entend éviter une épreuve de force. Il n’y a pas et ne peut y avoir là-dessus de divergence entre Alliés. Mais il peut y avoir différentes manières d’essayer d’empêcher les Soviets de réussir un coup de force. L’idée de Dulles, comme de MacMillan, est de les enfermer dans des négociations aussi vastes que possible qui comme toutes les autres n’aboutiront à rien, mais permettront de gagner du temps et de franchir l’échéance fatale du 27 Mai. Cela compte pour les Etats-Unis qui ont à rattraper un sérieux retard dans la préparation des engins intercontinentaux. Quant à M. MacMillan qui organise des élections  qui s’annoncent très serrées, il veut aller à Moscou pour se parer du prestige de médiateur pour la paix et tenter en même temps d’enlever aux Soviets l’initiative diplomatique qu’ils n’ont cessé de conserver depuis la guerre.

Personne ne se fait d’illusion sur les chances de succès. On pense cependant que Krouchtchev n’est pas prêt à faire la guerre pour Berlin et qu’avec un peu d’habileté on pourra s’accorder sur des demi-mesures qui permettront aux deux parties de sauver la face.

 

La Réunification de l’Allemagne

La marge de manœuvre est cependant fort limitée et il est absurde de parler à ce propos de réunification de l’Allemagne ou de neutralisation de l’Europe centrale. Les Russes n’abandonneront jamais l’Allemagne orientale sinon contraints par des événements actuellement hors de toute perspective. Tout le monde le sait. La D.D.R. est maintenant à peu près renflouée. Après avoir coûté fort cher aux Soviets et s’être trouvée au bord de la catastrophe à plusieurs reprises, elle est un élément précieux de l’arsenal économique de Moscou chargée, comme la Tchécoslovaquie, de fournir du matériel aux pays sous-développés que les Soviets veulent maintenir dans leur jeu, ce qui leur évite d’en faire les frais.

Quant aux projets de désengagement chers à M. Kennan, du type plan Rapacki, ce ne sont que biais pour refouler les Américains au-delà du Rhin. Ils ne résistent pas à un examen sérieux. Si les Occidentaux réussissent à maintenir le statu-quo en Allemagne, ce sera pour le moment un fameux résultat.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

Dans un article qui a fait sensation, le général Ely fait allusion à la rivalité russo-chinoise qu’aucun discours officiel à Moscou ne peut masquer. Il espère que dans un avenir indéterminé, l’expansion chinoise pourra susciter aux Russes des risques tels qu’ils devront se rapprocher de l’Occident. C’est un espoir que nous avons esquissé nous-mêmes ici. Reconnaissons qu’il est fort vague pour l’heure, Russes et Chinois continuant à entretenir des relations de cordiale inimitié dont on a eu tant de preuves depuis leur alliance.

Le dernier épisode a été certainement le plus sérieux. Il a coûté le pouvoir à Mao Tsé Toung. Krouchtchev n’a pas caché son hostilité aux « Communes du Peuple » et n’entend pas laisser aux Chinois la prépondérance idéologique. Il a suscité à Mao toute sortes de difficultés, y compris des révoltes en Mongolie et au Sin-Kiang. Il a réussi. Mao Tsé Toung avait intrigué avec Molotov quand celui-ci était à Oulan-Bator en Mongolie – les deux hommes comptaient prendre leur revanche en abattant Krouchtchev – ce qui explique les manifestations violentes au XXI° Congrès à Moscou contre le groupe « anti-parti ». L’homme fort de la Chine est Chou en Laï qui l’a emporté au concile de Hankou en Novembre sur son rival, Mao.

Chou est un opportuniste. Il avait d’abord manœuvré contre Krouchtchev qu’il croyait perdu après les révoltes de Pologne et de Hongrie. Il s’était ravisé ensuite et l’on se souvient qu’au cours de son second voyage à Varsovie en 1957, Chou en Laï avait déçu les révisionnistes après les avoir encouragés, en se solidarisant avec Krouchtchev. C’est lui qui vient au Congrès du parti de Moscou, apporter les meilleurs vœux de Mao Tsé Tung et célébrer l’amitié éternelle des deux peuples.

 

La Politique de Krouchtchev

La politique de Krouchtchev à l’égard de la Chine a repris la ligne de Staline, en cela comme en bien d’autres affaires d’ailleurs. Conserver l’alliance chinoise indispensable pour lutter contre les Etats-Unis et empêcher Pékin de faire la paix avec ceux-ci, mais en même temps ne pas permettre à la Chine de sortir tout-à-fait du chaos et de devenir une grande puissance capable de se libérer de la tutelle russe qui lui demeure indispensable en matière économique. En voulant faire un trop grand « pas en avant », Mao a fait une chute. La politique chinoise d’ailleurs fourmille d’intrigues dont la complexité nous dépasse.

 

La Succession de Mao à la Présidence

Un bruit sérieux avait couru récemment : la succession de Mao à la Présidence de la République serait dévolue à Madame Sun-Yat-Sen, la veuve du célèbre révolutionnaire, communiste et chevronnée, et convaincue, mais aussi sœur de Madame Tchang Kaï Chek, la femme du Maréchal de Formose. De là à voir une tentative de réconciliation entre les deux Chines, il n’y avait qu’un pas. Nous nous sommes gardés de le franchir. Il est probable que le projet, s’il fut réellement, n’aura pas de suite. Il aura servi néanmoins à mettre en alerte les Soviets et à faciliter la tâche de Chou en Laï pour obtenir l’appui de Moscou dans sa lutte pour le pouvoir, et aussi une aide économique accrue dont Pékin a le plus urgent besoin.

On peut se demander si une politique plus hardie des Américains au moment de l’affaire de Formose n’aurait pas pu renverser la situation et démolir le fragile édifice du bolchévisme en Chine. Mais à ce moment-là, on s’en souvient, tous les apôtres du désengagement, de Kennan à Lippmann, ne parlaient que de rendre Quemoy et Matsu aux Rouges. On ne voit pas Dulles, quelque envie qu’il en eut, poussant Tchang Kaï Chek à intervenir sur le Continent. Les Russes tiennent la Chine parce que ce vaste pays n’est pas près, malgré les statistiques mirifiques, de sortir du désordre et de la misère. Les Chinois, de leur côté, tiennent la Russie, parce que s’ils passaient de l’autre côté ou même devenaient neutralistes à la manière de l’Inde – ce qui serait le cas si Tchang Kaï Chek se réconciliait avec les communistes – l’U.R.S.S. isolée comme autrefois, et sans allié, ne pèserait plus aussi lourd  en face du Monde libre. Mais pour le moment, la situation est inchangée. Seuls changent les Maîtres du jour.

 

L’U.R.S.S. et Nasser

Le conflit latent entre les Soviets et Nasser a fini par éclater à la tribune même du XXI° Congrès de Moscou. Le Bichachi a dû se rendre compte que le double jeu a des limites quand on n’a pas plus d’atouts en main. Les Ruses n’ont plus intérêt à soutenir ses ambitions et ils sont beaucoup plus occupés à circonvenir le Général Kassem de Bagdad qui, lui, tient les clefs des réservoirs de pétrole.

C’est Bagdad qui est maintenant le centre des intrigues rivales entre l’Occident et l’U.R.S.S. Celle-ci a marqué des points en aidant Kassem à se débarrasser des Nassériens. Les Soviets comptent l’aider aussi à faire tomber la Syrie et à liquider la République Arabe unie. Mais Kassem a besoin des Anglais pour vendre son pétrole et jusqu’ici manœuvre assez bien entre les deux blocs. Il n’a pas la partie facile entre les communistes qui le soutiennent à leur manière et les nationalistes arabes qui cherchent à le renverser. Avec toute l’habileté d’un oriental, il a réussi à cacher son jeu. Ce n’est pas un bavard comme Nasser. Il supprime ses ennemis en silence, tient son armée et sa police bien en mains et envers l’étranger ne coupe les ponts avec personne. Les Anglais qui ont une longue expérience de l’Orient et particulièrement leur ambassadeur à Bagdad, Trevelyan, ne se laisseront pas déborder. Le duel du Moyen-Orient, centré maintenant sur Bagdad, nous réserve bien des surprises. On en a l’habitude.

 

                                                                                                       CRITON