Criton – 1959-02-14 – De quelques Options Politiques

ORIGINAL-Criton-1959-02-14  pdf

Le Courrier d’Aix – 1959-02-14 – La Vie Internationale.

 

De quelques Options Politiques

 

La maladie de Foster Dulles, si elle doit être suivie d’une retraite définitive, n’arrangera pas les affaires des Occidentaux. Cet infatigable lutteur était le seul lien inébranlable entre les Alliés incertains. Dans l’état présent de la politique américaine, aucune personnalité n’est apte à le remplacer. Ni M. Herter, malade lui aussi, ni M. Dillon qui a toujours fait figure d’amateur. Il ne resterait en cas de crise grave qu’Eisenhower lui-même pour s’imposer, ou Richard Nixon. Mais celui-ci est si controversé dans son propre pays qu’il n’aurait pas l’autorité nécessaire pour des décisions risquées. Attendons que M. MacMillan, retour de Moscou, nous dise s’il y a vraiment des risques.

 

L’Accord Gréco-Turc sur Chypre

Une heureuse nouvelle, attendue en vain depuis des années : l’accord Gréco-Turc sur Chypre. On sentait, il y a plus d’un an, qu’une solution ne pouvait tarder. Grecs et Turcs avaient trop besoin d’une aide des Etats-Unis, pour ne pas se rendre à la pression que ceux-ci exerçaient sur eux pour qu’ils s’entendent. Nous avons dit ici que nous ne comprenions rien à cette lutte obstinée. Et de fait, la solution que les partenaires ont si laborieusement mise au point, est celle même de bon sens que n’importe quel observateur pouvait formuler. L’indépendance de l’Île, avec des garanties pour la minorité turque, le maintien des bases militaires des britanniques qui n’ont par ailleurs aucun intérêt à conserver sur l’Île entière une domination coûteuse et insupportable aux Chypriotes grecs. Que de sang répandu, de haines exaspérées, pour en arriver à une solution si simple.

Espérons que pour les rapports entre Turcs et Grecs de l’Île, les récentes hostilités n’auront pas laissé de plaies trop vives et que leur collaboration politique dans un même gouvernement ne fera pas un jour rebondir la querelle. Tout cela aurait été évité si l’on avait réglé les choses avant les sanglants épisodes de 1957. Encore ne s’agit-il que de deux communautés de race blanche, de civilisation à peu près égale, habituées à une longue cohabitation.

 

Le Conflit des Races

Au Contraire, le problème le plus aigu qui se pose dans le monde actuel est de régler les rapports dans un même pays entre communautés de race et de couleur différentes et surtout d’un niveau de civilisation inégal – ségrégation, intégration, partnership ou apartheid, quatre solutions possibles également difficiles, en dehors de l’abandon pur et simple. Faisons un tour d’horizon : la ségrégation revêt deux formes : le divorce total comme ce fut le cas entre Arabes et Juifs en Palestine qui aboutit à un état de guerre latente entre l’Etat d’Israël et les Pays Arabes qui ont recueilli les Réfugiés ; aux Etats-Unis où jusque récemment la minorité noire était privée de droits politiques et sociaux. Là, l’intégration est en marche et se fera par étapes comme s’est faite celle des différentes races qui ont peuplé les Etats-Unis. Elle est possible car il s’agit d’agréger une minorité relativement faible à une majorité puissante et organisée. L’intégration par contre est inconcevable s’il s’agit d’incorporer une majorité à une minorité. Si le mot a son sens, il signifie une égalité politique et sociale complète dans un régime démocratique. Alors fatalement, c’est la majorité qui imposera sa loi à la minorité. Sinon, ce ne serait qu’une dictature déguisée sur la minorité avec toutes ses conséquences. Mieux vaudrait alors un partage du pays entre les deux races. Les Sud-Africains, eux, ont opté pour l’ « Apartheid » qui jusqu’ici fonctionne sans drame majeur : une forte minorité blanche, un tiers, assume seule le pouvoir politique, la population noire n’ayant aucune part à l’élaboration des lois et les deux communautés vivant à part avec le minimum de contact, les Blancs se chargeant d’assurer aux Noirs un niveau d’existence de plus en plus élevé grâce au développement économique de l’ensemble. Cette solution suppose une autorité rigoureuse et l’avenir n’est pas garanti.

 

Le Cas des Rhodésies

Chose curieuse, c’est vers une solution du même type que paraissent incliner depuis quelque temps les pays limitrophes, en particulier les deux Rhodésies où existe une forte minorité de colons d’origine britannique, le Mozambique portugais, et la partie orientale du Congo belge qui touche aux Rhodésies, qui se trouvent dans un cas analogue. On sait que les Anglais avaient accordé aux deux Rhodésies, auxquelles se joignait le Nyassaland, le statut de Dominion et l’on avait essayé la formule N° 4, celle de « partnership », c’est-à-dire d’un Gouvernement multiracial dirigeant le pays en commun et si possible en harmonie. On commence à douter que ce genre de compromis soit viable. Le pouvoir demeure en fait aux Blancs et ils se décideront sans doute à le garder tout en assurant aux autres communautés – noirs, indiens, jaunes même – des libertés plus larges qu’en Union Sud-Africaine. Il y aurait ainsi en Afrique noire deux zones, celle où, le Kenya excepté, les Blancs sont en faible minorité et où l’on évolue vers la solution Commonwealth ou Communauté française, c’est-à-dire l’indépendance avec un lien plus ou moins lâche avec l’ancienne puissance colonisatrice, lien qui dépend en définitive des possibilités économiques dont chacun de ces pays dispose, autrement dit, du besoin d’assistance extérieure qu’ils ne peuvent éluder, sous peine de désintégration. Une autre zone au Sud où les Blancs assez nombreux tenteront de maintenir leur autorité par eux-mêmes sans le concours de l’ancienne métropole.

Si nous avons cru bon de faire ce tour de géographie politique, c’est qu’il peut être instructif pour ceux qui, en regardant nos propres problèmes, se payent de mots. Le nombre de solutions possibles est limité. Les autres sont fausses ou inviables.

 

La Crise Italienne

La crise italienne semble toucher à sa fin. Le professeur Segni, homme du centre au sein de la Démocratie Chrétienne, formera un gouvernement dit monocolore, composé de Démocrates-Chrétiens appuyé autant que possible un peu à droite et un peu à gauche, par ce qui reste de partisans du socialisme de M. Saragat dont le Parti vient de se scinder, comme en France, à la suite de la démission du Gouvernement Fanfani. En apparence, cette crise ressemble à toutes les autres qu’ont connues les Sœurs latines. En réalité, elle est beaucoup plus profonde. C’est toute la politique italienne qui est en cause et ses rapports avec l’Occident.

Il y a d’abord une crise des institutions mêmes. Les événements de France ont eu en Italie une répercussion profonde et la démocratie parlementaire qui fonctionne mal au-delà des Alpes, serait en question s’il existait une solution de rechange. Mais ce fut aussi une crise, un conflit même, entre le Président de la République M. Gronchi et le Parlement. Gronchi dont les tendances gauchistes et neutralistes sont bien connues avait tenté d’imposer le retour de Fanfani appuyé comme précédemment sur les socialistes et non seulement ceux de Saragat, mais aussi sur ceux de Nenni, dont la semi-rupture avec les communistes avait préparé une politique de soutien à un gouvernement de centre-gauche. Mais Fanfani et sa politique économique nettement favorable au capitalisme d’Etat contre l’initiative privée, avait rencontré de fortes oppositions dans son propre Parti  et dans les milieux d’affaires et d’Eglise ; Gronchi dut se soumettre et appeler Segni qui espère trouver une majorité. L’enjeu est d’importance car l’Italie risquait de se trouver isolée du courant qui devient peu à peu universel vers une politique d’échanges axée sur la concurrence et l’initiative privée, que ses promoteurs, les Etats-Unis et l’Allemagne fédérale, cherchent à étendre.

La lutte est très vive en Italie entre les deux formes d’économie, celle de l’entreprise publique dirigée par l’Etat et l’industrie indépendante menacée d’étouffement qui connaît des conditions de plus en plus difficiles. Un gouvernement Segni aura pour tâche de maintenir l’équilibre et de renforcer du même coup la coopération européenne et occidentale.

 

                                                                                            CRITON