Criton – 1958-11-29 – Rivalités Coloniales

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-29 – La Vie Internationale.

 

Rivalités Coloniales

 

Les uns après les autres, les commentateurs reconnaissent que la politique de Krouchtchev est plutôt confuse. L’alerte de Berlin est toujours en suspens ; les deux Conférences de Genève piétinent. Les uns pensent que les nombreuses mesures intérieures, réforme de l’enseignement création des milices ouvrières, ne vont pas sans opposition et qu’il faut faire donner la propagande pour couvrir sa voix. Les autres parlent de l’inquiétude croissante déterminée par le développement de la révolution chinoise et même des pressions de Mao Tsé Toung sur Moscou par l’entremise des opposants à Krouchtchev. On tire argument des récents changements dans le groupe dirigeant de la Mongolie extérieure où Molotov représente les Soviets et où Chinois et Russes s’affrontent. Quoi qu’il en soit, les offensives du Kremlin ne mordent pas, alors que les divisions de plus en plus apparentes entre Alliés occidentaux devraient lui fournir un terrain propice.

 

Les Nouvelles Dictatures

Notons au passage deux confirmations à nos précédentes chroniques :

A la Conférence de Genève pour la prévention des attaques surprises, le délégué soviétique a accusé les Occidentaux d’être venus pour obtenir des renseignements militaires. Inutile d’ajouter que la réciproque est aussi vraie. Comme celle des experts qui a précédé, ces réunions ont l’espionnage pour objet et non un accord politique.

Par ailleurs au Soudan, l’ex-premier ministre Khalil a confirmé sa participation au coup d’état du général Abboud et a clairement indiqué qu’il avait pour objet de défendre l’indépendance du pays contre les ambitions du Colonel Nasser. Il a par contre nié que les Anglais y soient pour quelque chose – prudence sans doute. Le cas actuel de Nasser est d’ailleurs assez curieux : ses succès jusqu’à ces derniers mois du moins, lui ont suscité des émules. Au Pakistan, en Irak, au Ghana et maintenant au Soudan, sans parler de la Tunisie où Bourguiba remplit un rôle analogue, des dictateurs se sont emparés du pouvoir et, suivant la doctrine nassérienne, jouent plus ou moins d’un neutralisme profitable, demandant à l’Est ce que l’Occident refuse, et inversement. Et l’ambition leur vient d’étendre leur pouvoir à des pays voisins comme Nasser l’a fait pour la Syrie. Le résultat est qu’une concurrence s’établit entre eux et que le maître du Caire est contrecarré par ses émules qui lui ferment la route de l’expansion.

 

Ghana et Guinée

Le dernier événement de cet ordre concerne Nkrumah, le nouveau leader de l’Afrique Noire ; on a appris, non sans surprise, que Sékou Touré, le Premier guinéen venait de conclure avec lui, non plus une alliance mais un projet de fusion des deux Etats nouvellement indépendants, la Guinée et le Ghana. Surprise, disons-nous, pas tout à fait. Des bruits assez étranges circulaient sur les intrigues des agents britanniques en Guinée, ceux-là même qui ont opéré au Togo et poussé au pouvoir au Togo Français Sylvanus Olympio, de formation britannique. Le plan était alors de préparer la fusion des deux Togo, l’Anglais et le Français et si possible entraîner le Dahomey. Ces deux petits pays pouvant évoluer vers le Nigéria dont l’indépendance est prévue pour avril 1960. Mais on ne pensait pas que l’opération fut possible entre la Guinée hier française et le Ghana, séparés au surplus l’un de l’autre par la Sierra Leone, encore colonie britannique, le Libéria indépendant, mais en fait contrôlée par les Etats-Unis, et surtout la Côte d’Ivoire française qui tient à ses libertés propres.

Cette fusion Guinée-Ghana aurait pour conséquence de faire passer la Guinée dans le Commonwealth britannique, si Londres et les autres membres de la Communauté y consentaient. Le gouvernement MacMillan est embarrassé, car l’événement n’améliorerait pas les relations franco-anglaises, on s’en doute. Il nous semble d’ailleurs que MM. MacMillan et Selwynn Lloyd n’étaient pas très au courant de l’affaire, ni même le Colonial Office. Elle a été menée par des agents locaux qui pouvaient rentrer dans l’ombre en cas d’échec. Cependant, l’émissaire de Sékou Touré a été très cordialement accueilli à Londres par les Ministres eux-mêmes.

 

L’Aluminium

Il nous faut expliquer les dessous économiques de l’affaire. De tous les territoires d’Afrique Noire, la Guinée renferme les richesses les plus aisément exploitables. Il y a d’abord les mines de fer de Conakry en exploitation, qui peuvent fournir 2 millions de tonnes et les gisements de bauxite des îles de Loos, en exploitation également (500.000 tonnes). Mais c’est surtout l’ensemble bauxite-aluminium Fria-Tougué-Kinda, associé au projet de barrage du Konkouré qui constitue pour la production d’aluminium un centre de première grandeur et qui a, sur d’autres projets, l’avantage d’être déjà en cours d’exécution et financé en grande partie. Cette source d’approvisionnement d’un métal dont l’importance grandit, doit aller aux pays du Marché Commun. Les Anglais n’ayant qu’une participation de 10,5%, la Guinée rattachée au Commonwealth l’aluminium s’orienterait vers lui, grâce au jeu des préférences douanières. Il n’est pas besoin d’en dire plus. Lorsque l’on pense que la guerre a failli éclater en 1911 entre la France et l’Allemagne parce qu’une canonnière avait mouillé à Agadir et qu’il fallut, pour arranger les choses, céder un petit morceau d’Afrique perdu près du Tchad, on mesure combien les passions des peuples s’apaisent ou plutôt, comme celle des individus, changent d’objet.

 

L’Émancipation de l’Afrique Noire

On ne saurait cependant minimiser la gravité de l’affaire Guinée-Ghana. Les événements survenus depuis le 13 mai, ont déclenché dans notre Afrique Noire un mouvement d’émancipation qui, s’il existait auparavant, hésitait à passer à l’acte. Certaines déclarations ont allumé la flamme. Le comble serait que les Anglais recueillent une partie de l’héritage. Ce n’est pas impossible.

S’il fallait hasarder un pronostic, nous pensons que le mouvement actuel de fusion et de fédération africaine s’opposant à ce qu’on appelle la balkanisation de l’Afrique, ne sera pas durable car il se heurtera à des rivalités de personnes et de clans qui feront éclater les rapprochements actuels ou les rendront verbaux. Les Anglais, avouons-le, ont mieux profité de ces rivalités et au sein de l’indépendance qu’ils accordent peu à peu, conservent des positions bien fondées sur ces antagonismes. L’exemple du Nigéria est, si nous pouvions l’exposer ici, assez instructif à cet égard. Mais il y a aussi, sinon d’abord, un problème économique auquel la question du Marché Commun et de la zone de libre-échange n’est, certes, pas étrangère.

 

Politique Intérieure des Etats-Unis

Il est intéressant de suivre l’évolution de la politique intérieure américaine telle qu’elle se dessine après la victoire des Démocrates aux élections du 4 novembre. On l’a appelée la victoire des dépensiers, ce qui explique que les milieux d’affaires l’ont accueillie sans défaveur. Les Républicains, conservateurs en matière financière, n’ont pas compris la pression de l’opinion pour une extension des services publics ; la dépression qui n’est pas encore surmontée a eu pour point de départ la mévente de l’automobile, industrie clef. Et la cause, c’est que le réseau routier n’est pas adapté à son expansion continue. De même, l’énorme développement des villes exige une extension corrélative des services urbains, d’adduction d’eau, de voirie, d’installations de toutes sortes. Enfin et surtout, l’équipement scolaire et universitaire n’est pas à la hauteur des tâches de l’enseignement moderne, et les Américains ont été frappés de leur retard à cet égard par le lancement des Spoutniks et la préparation en masse de techniciens en U.R.S.S.

Tout cela exige des investissements à l’échelle des Etats-Unis au détriment des biens de consommation si l’on veut éviter une inflation déjà menaçante. Par ailleurs, les Américains orientent leurs aspirations vers la satisfaction des besoins collectifs et paraissent un peu saturés des commodités privées que la publicité leur a, pour ainsi dire, imposées. La demande se déplace. Il faudra que les Pouvoirs publics et les industriels en tiennent compte. C’est le sens du changement d’ordre politique qui vient d’intervenir aux Etats-Unis. Le mouvement n’est pas isolé. Il existe aussi en Europe. Il faut des routes et des écoles. De l’autre côté, on n’est pas encore au stade de la voiture particulière. On y viendra cependant par la force même du progrès, et alors bien des choses changeront avec.

 

                                                                                                       CRITON