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Le Courrier d’Aix – 1958-11-22 – La Vie Internationale.
Les Déplacements de la Guerre Froide
Le fait nouveau, c’est le coup d’état militaire à Khartoum au Soudan. Il nous intéresse particulièrement puisque l’A.E.F. a plus de 1.200 kilomètres de frontière commune avec ce pays. Conquis par Nasser, celui-ci occuperait le flanc de notre Afrique noire.
Le Coup d’État de Khartoum
Il était moins cinq. Le gouvernement pro-occidental de Khalil allait être obligé de capituler. Le chef de l’opposition était au Caire accompagné par le principal allié du Premier ministre qui était allé le rejoindre sans même prévenir son Président du Conseil. En un tournemain, sans résistance, le Maréchal Abboud a pris le pouvoir et dissout les partis. On n’est pas d’accord sur le sens de cette nouvelle dictature. Il est cependant clair qu’Abboud qui a servi dans l’armée britannique et recevait constamment des armes de Londres, qui de plus, est l’ami d’enfance du président Khalil, a agi de concert avec lui et sans doute avec les Anglais. Il ne faut pas attacher grande signification aux déclarations officielles. Il est de bonne politique que le Maréchal Abboud se déclare anti-impérialiste et même antibritannique et américain pour plaire aux masses que la propagande égyptienne travaille depuis des années, et aussi pour ne pas provoquer au départ l’hostilité du Colonel Nasser.
Celui-ci n’a pas réagi clairement. Mais alors qu’il complotait avec les partis d’opposition soudanaise le renversement de Khalil, il y a tout lieu de croire que le coup d’état n’était pas dans ses plans. Pour les Anglais, comme le Soudan touche au Kenya et par-delà à toute l’Afrique Orientale, le maintien de son indépendance est une question primordiale. Et les Américains qui viennent de verser 30 millions de dollars au Soudan pour parer à la crise du coton, ne sont pas non plus inactifs dans cette région. Ils ont aussi une forte position en Ethiopie, autre voisin du Soudan, où le Négus craint pour son trône. Ce n’est pas sans raison non plus que le Duc et la Duchesse de Gloucester sont actuellement en visite à Addis-Abeba. Les Russes eux sont à Assouan en tournée d’inspection afin de diriger la mise en œuvre du barrage pour lequel ils ont promis 300 millions de roubles. La partie est sérieuse, et le Maréchal Abboud aura un rôle difficile. Il est normal qu’il jette un écran de fumée devant ses intentions.
La Position de Nasser
Comme nous l’avons noté déjà, la position de Nasser n’est pas actuellement très aisée. Il n’a pas réussi à rattacher l’Irak à la R.A.U. Au Liban, match nul. Le pays, encore instable, reste neutre et indépendant. En Jordanie, le coup manqué pour s’emparer du Roi Hussein oblige Nasser à une expectative prudence. Enfin aucune réconciliation n’est intervenue avec Bourguiba, et le Maroc a trop à faire pour s’intéresser à la querelle. De plus, Nasser a décidé, à l’exemple des lointains pharaons et, en plus récent, de Mao Tsé Tung de mobiliser les fellahs égyptiens pour effectuer de grands travaux ; le travail forcé pourrait n’être pas très populaire et à l’extérieur refroidir l’enthousiasme des nomades du désert et des paysans de Syrie qui l’acclamaient.
Le Réveil de la Question de Berlin
Les Russes qui n’ont pas eu grand succès dans leurs tentatives d’alarmer l’opinion mondiale – on ne parle plus guère de l’affaire de Formose et des îles côtières qui suit son cours au ralenti – se sont décidé à rallumer la guerre froide en Europe. Ils ont choisi Berlin. Ce coin de liberté enfermé dans leur empire les gêne et plus encore le Gouvernement Ulbricht. Ils ne peuvent cependant guère espérer chasser les Occidentaux de cette position-clef. Les prétextes juridiques ne tiennent pas debout et l’autre argument que Berlin sert de centre de propagande et d’espionnage joue dans les deux sens.
Le motif de Krouchtchev nous paraît tout autre. La puissance économique de l’Allemagne Occidentale grandit sans cesse ; le seul point faible, l’insuffisance des capitaux, est surmonté. Non seulement l’épargne s’est multipliée et investie mais on dit même qu’elle est excessive et que cela nuit à la consommation. Une hausse considérable de l’ordre de 50 pour cent en moyenne, s’est produite ces derniers mois sur les bourses allemandes. La tournée du Dr Erhard en Asie, l’assistance de Bonn à la Grèce, sa participation aux comités internationaux pour l’aide aux pays sous-développés, tout cela fait de l’Allemagne un élément prépondérant dans l’organisation par le Monde libre de la résistance à la compétition soviétique. De plus, avec l’amorce du Marché Commun, les capitaux étrangers en particulier américains affluaient en Allemagne. L’offensive soviétique a pour but de renverser la tendance en ramenant l’attention sur la position précaire de ce pays coupé en deux et menacé par la présence des troupes russes. C’est le seul résultat que les Soviets peuvent attendre ; encore n’est-il pas certain qu’ils réussissent.
Le Plan de Sept Ans des Soviets
On a commenté le Plan de sept ans que Krouchtchev a présenté au Comité Central pour approbation par le Parti ; plan ambitieux qui prévoit un accroissement moyen de 10% l’an de la production soviétique. Les Occidentaux seraient rattrapés en 1970, sinon dépassés. Les économistes se sont émus, surtout aux Etats-Unis. Une remarque cependant, s’impose à nos yeux. Que signifie ce mot rejoindre la production américaine ? Aligner des tonnages en face d’autres, c’est-à-dire des quantités. Mais la civilisation moderne, le niveau de vie des peuples n’est pas affaire de quantité seulement. C’est beaucoup plus une question de qualité. Les chiffres perdent de leur importance dès que les besoins élémentaires d’une population sont satisfaits, qu’elle est nourrie, vêtue et logée, à l’abri du froid et de la faim et l’U.R.S.S. atteindra ce stade, ce qui, sauf pour le logement, l’est déjà à peu près. Par contre, aucun travailleur occidental n’achèterait, même à bas prix, ces objets usuels dont les Russes doivent se contenter. Le niveau de vie est fait de la diversité d’abord, de la qualité de plus en plus délicate des objets de consommation. Grâce au jeu de la concurrence entre producteurs, chaque individu peut – plus ou moins selon ses moyens – choisir à son goût et différencier son genre de vie de celui de ses voisins, adapter si l’on veut sa personnalité aux objets variés qu’on lui propose.
Le capitalisme d’État avec sa fabrication de série sera-t-il jamais en mesure de satisfaire ces exigences ? Et cela non seulement dans l’ordre matériel mais dans celui de l’art et de la pensée, où sévit, on l’a vu, le plus rigoureux conformisme. Pour rattraper les Occidentaux dans ces domaines, il faudrait les imiter, c’est-à-dire renoncer au collectivisme et laisser la recherche du profit et l’initiative privée briguer la faveur du consommateur et aller au-devant de ses désirs. Les statistiques n’ont rien à voir là-dedans.
Expansion et Inflation
Toujours dans l’ordre économique, les choses changent, les idées et les politiques suivent à une allure telle que les spécialistes, eux, ne suivent pas toujours. On n’a pas souligné l’importance du nouveau cours inauguré par le Gouvernement MacMillan. Après tant d’années d’austérité, de restrictions de crédit et de super-fiscalité sans résultat bien convaincant, les Anglais depuis six mois ont renversé la vapeur. Ce sont d’abord les banques privées qui ont ouvert leurs caisses à tous les empruntants solvables, à toutes les petites et moyennes bourses qui ont besoin de crédit pour acheter tout de suite ce qu’elles désiraient. Puis la banque d’Angleterre a abaissé son taux d’escompte et élargi le crédit. D’où la vague d’achats que nous avons signalée.
Est-ce là le signe d’un retour à l’inflation ? Ce mal qu’avec raison on accuse de ronger l’ordre social ? Il est trop tôt pour savoir. D’ailleurs le mot d’inflation, que l’on emploie tant recouvre des réalités assez différentes, ce que nous ne pouvons expliquer ici. Nous craignons cependant que les orthodoxes qui, en ce moment en France et ailleurs aussi, cherchent à ramener les finances à un ordre rigoureux, se rendent mal compte de la direction présente de l’économie capitaliste. L’impératif majeur, sinon unique, est partout l’expansion et celle-ci ne va pas sans une anticipation assez large des revenus futurs. On a assisté ces derniers mois à ce paradoxe sans précédent : les cours de la Bourse de New-York, en pleine récession, continuaient de monter et plus encore maintenant qu’elle s’atténue. Les niveaux atteints sont mal justifiés et escomptent très largement l’avenir. Normalement, selon l’exemple du passé, une chute est inévitable. Or, il n’est pas sûr qu’elle se produise. En effet, les acheteurs paraissent convaincus que la monnaie sera toujours sacrifiée à l’expansion et qu’elle devra se dégrader progressivement, sous peine d’une crise que l’on évitera à tout prix. Le même état d’esprit devient perceptible à Londres, à Amsterdam, en Suisse. Le phénomène ne serait malsain que s’il était isolé. Généralisé au contraire, il peut devenir normal et nécessaire, à condition bien entendu, qu’il soit contrôlé. Alors attention à ne pas retarder d’une guerre en politique économique, en optant pour l’austérité quand les autres y renoncent.
CRITON