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Le Courrier d’Aix – 1958-11-15 – La Vie Internationale.
Du Vieux et du Neuf
La guerre froide ne chôme pas et la politique soviétique ne change guère. Les thèmes seuls varient. En moins de trois semaines, il y a eu, avec les développements de l’affaire de Formose, une attaque contre Israël accusé de mobiliser pour envahir la Cisjordanie, une menace contre la Perse convaincue de conclure un pacte militaire avec les Etats-Unis, et aujourd’hui une tentative pour remettre en question le statut de Berlin. Nous en oublions probablement.
On s’est habitué à ces coups de boutoir et il y a longtemps qu’on ne s’en effraie plus. Mais la diplomatie reste en haleine, et cela ne va pas sans remous d’opinion qui jouent quand même leur rôle en période d’élection, comme ce fut le cas aux Etats-Unis, le 4 novembre. Il y a aussi deux Conférences Est-Ouest en cours qui se tiennent simultanément à Genève, l’une pour mettre fin aux expériences nucléaires, l’autre pour prévenir les attaques surprises. Nous n’en avons pas parlé jusqu’ici, considérant que ce sont là des épisodes routiniers sans portée réelle et destinés à tenir les diplomates et les experts en bonne forme.
Les Conférences de Genève
Ces conférences ne sont pas cependant sans objet pour le Kremlin. Deux versions ont cours là-dessus : l’une n’y voit que propagande destinée à exalter le pacifisme du camp dit Socialiste et les desseins belliqueux des Occidentaux. D’autres prenant l’affaire au sérieux, voient là une chance de réduire les risques de contamination atomique parce que les trois Puissances détentrices des bombes ont intérêt à s’entendre pour exclure la venue de nouveaux partenaires, la France entre autres, et peut-être aussi la Chine.
Les deux thèses ont sans doute quelque chose de fondé. Mais nous nous permettons d’en émettre une troisième : si les Russes ont mis une bonne volonté inattendue l’été passé à envoyer leurs savants discuter avec leurs collègues occidentaux des moyens de détecter les explosions nucléaires, si aujourd’hui ils adjoignent aux experts des diplomates de premier rang comme Kouznetsov, ce n’est pas avec l’intention de trouver une base d’accord, mais pour savoir par l’attitude de leurs adversaires, de quels moyens techniques ceux-ci disposent, et par recoupement quels engins ils préparent. Ces conférences sont pour nous une forme nouvelle d’espionnage destinée à compléter les renseignements recueillis par les moyens ordinaires. Il y a autour de ces tables, à Genève, des gens bien renseignés et il leur est difficile, au cours des discussions longues et approfondies, de ne pas trahir involontairement quelques-unes de leurs préoccupations. On a sondé les savants, on sonde les experts et derrière eux les hommes d’Etat et les militaires qui leur ont donné des consignes. Dans l’ambiance suisse qui est le lieu géométrique de l’espionnage international, on peut apprendre bien des choses.
L’Interview de Krouchtchev par W. Lippmann
On lit en ce moment avec intérêt le récit de W. Lippmann, le célèbre publiciste américain, de son interview avec Krouchtchev. Faut-il cependant attacher grande importance à ce que dit le nouveau maître de l’U.R.S.S. ? Il parle beaucoup et se contredit d’abondance, manière comme une autre de mystifier son interlocuteur. C’est aussi un moyen de tenir les observateurs en alerte et de brouiller à plaisir les pistes en les égarant.
Retenons cependant un aveu historique, le premier qu’on ait pu obtenir d’un dirigeant soviétique. Selon Krouchtchev, à la Conférence de Munich, en 1938, les Occidentaux, en l’occurrence Chamberlain et Daladier, auraient eu pour objet en sacrifiant la Tchécoslovaquie à Hitler, de le détourner d’attaquer la France et l’Angleterre pour le pousser vers l’U.R.S.S. C’est prêter beaucoup d’imagination aux personnages qui ne cherchaient qu’à gagner du temps coûte que coûte. Mais Krouchtchev ajoute que Staline avait conclu l’année suivante avec Ribbentrop le fameux Pacte pour rendre la monnaie aux Occidentaux en poussant Hitler à attaquer l’Occident dans l’espoir qu’il s’y épuiserait, ce qui est la vérité même. L’aveu est d’importance et mérite d’être souligné. Krouchtchev a d’autre part fait entrevoir à son interlocuteur qu’un pacte russo-germanique analogue pourrait bien se renouveler, l’Allemagne de l’Ouest destinée à être anéantie en cas de guerre avec l’U.R.S.S. trouvant tôt ou tard intérêt à traiter avec les Russes pour survivre.
Il est difficile de croire que Krouchtchev espère convaincre les Allemands que leur intérêt est de s’allier aux Soviets ou même d’échanger leur neutralité et les garanties qu’ils tiennent des Etats-Unis contre une promesse du sieur Krouchtchev.
Le Nouveau Plan Rapacki
Mais son propos n’est pas sans but. Il s’agit de pousser les offres contenues dans le plan du ministre polonais Rapacki qui vient justement d’aller à Oslo chercher une collaboration possible avec le seul pays de l’O.T.A.N. qui ait avec l’U.R.S.S. une frontière commune, la Norvège ; la première édition du plan Rapacki n’avait pas eu grand succès. Le nouveau est plus habile car il tenterait de faire croire que si les Occidentaux consentaient à une neutralisation des deux Allemagnes, les armées soviétiques libèreraient aussi la Pologne. Un diplomate anglais en suspens, M. Antony Nutting, mordait ces jours-ci à l’hameçon et trouvait que le plan valait examen, s’il pouvait permettre de refouler les armées rouges derrière la Vistule.
Krouchtchev n’a pas tort de penser qu’il y a toujours des gens influents pour s’intéresser à tout ce qui paraît amorcer une détente. Il n’en manque nulle part, surtout en Allemagne. Mais, dans ce cas, nous nous permettrons de dire à M. Krouchtchev : Si vous voulez réussir, il ne faut pas courir plusieurs lièvres à la fois, lancer tous les huit jours une nouvelle offensive de guerre froide et proposer en même temps des plans de coexistence pacifique. Les deux à la fois s’annulent et la majorité de l’opinion reste sceptique. Elle se convainc que vous vous moquez d’elle. Elle en prend son parti et vaque à ses affaires. C’est ce qui se produit depuis deux ans.
En Chine
Les rapports sur la Chine s’accumulent et comme toujours se contredisent. Les uns ont vu des progrès foudroyants ; les autres parlent de résistance et même de révoltes. De l’analyse des témoignages, il ressort que les uns et les autres disent vrai.
L’expérience tentée par Pékin pour réveiller ce corps innombrable et le transformer de fond en comble dans ses mœurs comme dans sa mentalité, est quelque chose d’unique dans l’histoire humaine. Il convient de la suivre sans parti-pris avec une extrême attention. Il en sortira quelque chose ; sans doute ni ce que les uns craignent ou que d’autres espèrent, autre chose peut-être que ce que les adeptes de Mao attendent. Jusqu’ici, en effet, les révolutions ont utilisé les instincts des peuples à des fins novatrices, les bons et les mauvais, mais toutes se fondaient sur des tendances et des aspirations préexistantes. Ici au contraire, on fait violence à la nature pour former un homme nouveau sans tenir compte de ce qu’il était hier.
Mais on peut déjà en conclure que cette révolution est une garantie de paix pour le proche avenir. Quoi qu’en ait dit Krouchtchev à Lippmann qui l’interrogeait là-dessus, les Russes sont confondus par cette transformation du Monde chinois. Nous l’avons vu à l’occasion de la grande Conférence d’Irkoutsk dont personne n’a souligné l’importance. Les Russes sont obligés de faire contre-poids en Sibérie, et cela au prix d’un gigantesque effort qui va leur interdire bien des initiatives sur d’autres fronts : capitaux, ressources humaines et industrielles vont se porter vers ces immenses terres vides d’Orient au climat cruel ce qui, avec la course aux armements, doit retarder encore d’une décade l’élévation du niveau de vie en U.R.S.S. Krouchtchev d’ailleurs parle trop souvent de rattraper les Occidentaux sur ce point comme s’il en était si sûr. Personne en parlant d’abondance ne peut dissimuler ses soucis. En diplomatie, la meilleure arme est le silence. Mais il y a longtemps qu’il est passé de mode, dans un camp comme dans l’autre.
CRITON