Criton – 1958-11-08 – Confusion

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Le Courrier d’Aix – 1958-11-08 – La Vie Internationale.

 

Confusion

 

Situation confuse ; le mot qui revient sous la plume des chroniqueurs la caractérise bien. Il s’applique autant aux affaires européennes et africaines qu’aux Moyen et Extrême-Orient et aux Etats-Unis où le raz de marée en faveur des Démocrates va singulièrement gêner la politique de l’Administration Eisenhower.

 

La Défaite des Républicains aux Etats-Unis

On s’attendait à cette défaite du Parti républicain. Cependant, la conjoncture économique avait été ces derniers mois, brillamment redressée. La prospérité revenait, plus vite qu’on ne l’espérait ; la paix n’était pas sérieusement menacée malgré l’affaire des îles chinoises. En dépit de nombreux échecs, la course à la conquête de l’espace, avec ses implications stratégiques, restait ouverte avec des chances égales. Mais la confiance en Ike a disparu. On l’avait placée trop haut ; l’humiliation subie par la lancée des Spoutniks a laissé des traces profondes. On ne pardonne pas à un homme, et surtout à un militaire, de s’être laissé distancer dans ce qui devait être son affaire personnelle.

Au pays du business, l’échec est sans rémission. Plus qu’ailleurs, la foule américaine est passionnelle. Elle s’engoue et rejette avec la même frénésie. En politique extérieure, elle n’entend pas que la suprématie américaine soit mise en question et en même temps répugne à toute action qui pourrait entraîner un engagement militaire. Le conflit de Formose est aussi impopulaire que la Guerre de Corée qui discrédita Truman. Foster Dulles étant antipathique, toutes ses initiatives sont mal accueillies, même dans son propre Parti, et le vice-président Nixon, malgré ses qualités et ses défauts bien américains, n’a pas pu vaincre le préjugé défavorable.

Si la tendance actuelle persiste jusqu’à l’élection de 1960, un succès démocrate ne fait aucun doute et l’on approuvera, fait par d’autres hommes, exactement ce que leurs prédécesseurs ont, ou auraient fait à leur place. Car dans ses grandes lignes, la politique des Etats-Unis n’a pas changé, et si l’on en juge par les récentes publications de M. Stevenson candidat démocrate d’hier et peut-être élu de demain ; on cherche en vain ce qui pourrait distinguer sa politique de celle de l’actuelle Administration, sinon dans la façon de présenter les mêmes choses ; mais cela compte beaucoup.

 

Mésentente Cordiale

Le gros nuage du ciel diplomatique est ce que l’on appelle la mésentente cordiale : la France et l’Angleterre traversent en effet une phase d’opposition aigüe. On s’en console un peu si l’on pense que les rares périodes où l’entente a régné ont été marquées par des catastrophes : la plus récente étant celle de Suez. Cependant, le différend franco-anglais prend un tour d’une âpreté inhabituelle à un moment bien inopportun. Le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons pas besoin de cela. La faute est partagée, mais le fond du problème est sérieux.

 

La Politique Anglaise et le Continent

Les Anglais ne veulent pas du Marché Commun, comme l’a avoué le Ministre du Travail, Sir David Eccles, parce qu’il heurte le point central de la politique anglaise traditionnelle : la formation d’une entité européenne continentale. Il y a, bien sûr, des craintes d’ordre économique et commercial. Mais comme le remarquait un Anglais, la bourse de Londres ne serait pas en si bonne forme si ces appréhensions étaient sérieuses. Le problème est politique et ce qui est pire, sentimental.

Pour Londres, l’ordre du monde serait changé si le Continent s’unissait, même s’il ne s’agit que d’une intention plutôt que d’une réalité : on peut même dire que l’acharnement d’un Maudling est d’autant plus vif, qu’il s’agit d’un fantôme et non d’une menace concrète. En fait, les Français qui font les frais de la dispute, ne tiennent pas particulièrement au Marché Commun qui, à juste titre, leur apparait plein de risques. Ils s’y résignent par raison et par fidélité aux engagements pris. On ne peut pas recommencer l’affaire de la C.E.D. Et si la France s’oppose pour des raisons évidentes à la zone de libre-échange, par contre les Allemands y sont très favorables. Et les Anglais ne peuvent ignorer que si, par impossible, leurs plans étaient acceptés, ils auraient plus à souffrir de la concurrence allemande que dans l’hypothèse d’un seul Marché Commun des Six, réalisé en douze ou quinze ans.

Pour l’heure, le Gouvernement MacMillan n’hésite cependant pas à parler d’éventuelles représailles qui auraient pour effet de bloquer les échanges entre la petite Europe et le Commonwealth. Ce qui a pour but d’impressionner les Allemands et les Belges, à les amener à faire pression sur la France en cas d’obstination de celle-ci, ou bien obliger les Six à renoncer au Marché Commun, ce qui est au fond le plus inavoué.

Mais ce grave problème n’est pas seul à opposer France et Angleterre. Il y a la fâcheuse question de la réorganisation de l’O.T.A.N. et du Directoire tripartite dont Londres ne veut évidemment pas entendre parler. Il y a l’accession de la France au Club atomique à laquelle ils ne veulent pas davantage souscrire. Enfin, la question de Guinée dont les Anglais viennent avant nous de reconnaître l’indépendance. Ce qui montre que la vieille rivalité coloniale persiste même par-delà la mort du système. A notre avis, il y aurait eu intérêt à mettre tous ces problèmes au frigidaire, comme l’on dit, au moins pour le temps de rétablir nos propres affaires, ce qui peut être assez long.

 

L’Affaire Pasternak

On ne saurait négliger de parler de l’attribution du Prix Nobel à l’écrivain soviétique Boris Pasternak car elle a été, par l’ampleur des réactions soulevées, une sorte d’affaire de Hongrie sur le plan culturel. Elle illustre bien le point qui nous frappait ici récemment à propos de la Chine : L’abîme moral entre les deux Mondes se creuse de plus en plus. Les valeurs qui nous tiennent à cœur et sont notre raison de vivre, sont honnies et méprisées de l’autre côté. Les injures déversées par la presse et la radio russes sur ce poète inoffensif et isolé, la coalition dans l’anathème de toute la tribu des écrivains subventionnés de l’U.R.S.S. passent en abjections les limites concevables.

Ce qui est plus grave que la bassesse des hommes (et d’un en particulier qui n’est pas sans talent – l’écrivain Cholokhov) c’est que ni le gouvernement soviétique, ni les gens de lettres à son service, n’ont paru se rendre compte de la maladresse de leur attitude. Ils avaient tout à gagner à faire le silence – ils s’y entendent si bien à l’occasion – à ne pas soulever une réprobation unanime pour une affaire qui, sans leur déchaînement, aurait passé sans grand éclat. Cette indifférence aux forces morales, si elle est conforme au dogme marxiste, est plus grave que Krouchtchev ne pense. Pour comble, l’argument qui domine parmi ces invectives : « Comment un homme aussi grassement entretenu par notre société ose-t-il le dénigrer ? » est justement celui par lequel les communistes prétendent condamner la société bourgeoise. Ils reconnaissent ainsi que sans liberté économique, il n’y a pas de liberté du tout. Pasternak avait tenté en vain de n’appartenir qu’à lui-même. Il n’avait plus qu’à partir ou se soumettre. Il a préféré s’humilier.

 

Austérité ou Expansion

Terminons en évoquant un problème d’ordre économique qui nous paraît fort important. Une controverse est en train qui porte sur le dilemme suivant : nous savons qu’il est vital pour notre économie d’exporter davantage pour couvrir nos besoins ; les Anglais aussi et les autres à un degré moindre.

Deux voies pour y parvenir : l’une consiste à restreindre la consommation intérieure de façon à obliger les producteurs à chercher à l’étranger des débouchés ; l’autre consiste au contraire, à développer le marché intérieur et à augmenter la production globale de façon à obtenir, par cette production accrue, des prix de revient plus bas par unité et ainsi devenir compétitifs sur les marchés étrangers. C’est dans cette dernière voie que s’engage résolument le gouvernement britannique en facilitant le crédit à la consommation intérieure, ce qui provoque en Angleterre en ce moment un boom d’achat du public.

L’autre voie, l’austérité, est celle que l’on a toujours préconisée en France et que le rapport de l’O.E.C.E. en ce qui nous concerne, nous recommande de suivre. L’objection principale formulée ces jours-ci par un éminent économiste anglais W. Pickles à la radio contre la politique de facilité, c’est que l’élargissement de la demande intérieure conduit les producteurs à la satisfaire d’abord, parce qu’elle est beaucoup plus profitable que l’exportation et à négliger les débouchés extérieurs ; c’est ce que l’on n’a cessé de dire en France et non sans raison valable, ces dernières années. La controverse est d’intérêt capital, car du parti que l’on choisit dépend toute la politique économique à suivre.

Notre choix personnel est fait. L’austérité en matière économique est une politique décevante. Les Anglais en ont fait l’expérience. Mais son contraire ne doit pas être la facilité car ses effets nocifs sont pires. L’expansion globale intérieure et extérieure peut être obtenue et servir à la fois le marché indigène et l’exportation, à condition que les producteurs aussi bien que les pouvoirs publics, et que les travailleurs se soumettent tous ensemble à une stricte discipline. Malheureusement, ce n’est pas leur qualité maîtresse.

 

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