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Le Courrier d’Aix – 1958-11-01 – La Vie Internationale.
Lumières sur la Politique Française
Si depuis un an le rapport de force a nettement tourné en faveur de l’Occident, il convient de rappeler de quelles forces il s’agit : économiques, avec la disparition de la récession américaine et des menaces qu’elle faisait peser sur les autres nations, financières, avec le rétablissement de la Livre sterling, morale, avec le renouveau du prestige français, technique enfin et par conséquent militaire, avec le retour à l’équilibre dans les réalisations scientifiques. Par contre, dans l’ordre politique proprement dit, la solidarité du Monde occidental, loin de s’affirmer, n’a cessé de se défaire. On peut le mesurer en comparant l’action collective entreprise pour la défense de la Corée du Sud en 1950, et l’actuel conflit des deux Chines où les mesures prises par les Etats-Unis non seulement n’ont trouvé aucun appui extérieur, mais ont été plus ou moins explicitement désapprouvées par tous leurs Alliés. Cette désintégration politique de l’alliance dont les indices sont multiples – affaire de la zone de libre-échange, négociations avec l’Egypte, conflit de Chypre, etc… – n’a pas jusqu’ici atteint les organismes qui la représentent l’O.E.C.E. ou l’O.T.A.N. Cependant, on est arrivé au point où les divergences de vues et d’intérêt devenant publiques, les institutions mêmes sont menacées.
Les Lettres du Général de Gaulle
C’est ce que révèle la bombe diplomatique d’hier, la publication par le journal allemand « Der Mittag » après un confrère italien des propositions du Général de Gaulle sur la réforme de l’Organisation atlantique et sur ce qu’on appelle un directoire politique des trois puissances : Etats-Unis, Angleterre, France. On suppose, puisque ces lettres devaient demeurer secrètes, que cette indiscrétion de presse a été inspirée en haut lieu. De toute façon, la nouvelle politique extérieure française se trouve posée en pleine lumière, et devient matière à discussions publiques.
Les Griefs du Général
Les griefs formulés par le Général de Gaulle dans ses communications à MM. Dulles et MacMillan sont évidemment fondés. Les Etats-Unis ont agi seuls en Extrême-Orient. Les Américains et les Anglais n’ont consulté personne avant d’envoyer des troupes au Liban et en Jordanie. Les mêmes remarques pouvaient s’adresser à Rome pour l’invitation à Nasser et la mission Pacciardi en Proche-Orient. Si l’on considère que les premières de ces actions pouvaient au moins théoriquement provoquer un conflit généralisé où tous les membres de l’Alliance se seraient trouvés impliqués comme à leur insu, une alliance dans ces conditions perd son sens, et la nécessité d’une révision s’impose.
Question d’Opportunité
Cela dit, une question se pose : Était-il de bonne tactique de poser le problème de cette façon, dans les circonstances actuelles ? Le renouvellement des institutions françaises depuis Juin avait été accueilli avec faveur dans le Monde occidental qui y voyait la promesse d’un renforcement de son influence et de son crédit. L’homme malade entrait en convalescence. Toutefois, les intentions politiques du Général de Gaulle, liées au souvenir de l’après-guerre, soulevaient de nombreuses appréhensions, tant du côté Anglo-saxon que du côté de l’Europe continentale, surtout à Bonn et à Rome. Nous y avions fait allusion. Après la visite à Paris de MacMillan et la rencontre de Colombey avec le Chancelier Adenauer, on avait l’impression qu’on s’appliquait à Paris à les dissiper. La politique de solidarité européenne serait poursuivie. Il ne devait pas être question d’un retour au nationalisme ni d’une prépondérance française dans l’association des Six. Cependant, le passage de la conférence de presse du Général de Gaulle relatif aux relations extérieures rendait un son neutraliste qui a ramené le malaise. La proposition d’une sorte de directoire tripartite l’a précisé. Cela ne va pas sans inconvénients.
D’abord une proposition de ce genre n’a évidemment aucune chance d’être accueillie, pas plus à Washington qu’à Londres, encore moins à Bonn et à Rome où l’on tient avant tout à la fiction de l’égalité des droits au sein de l’Alliance. Elle était donc inutile. D’autre part, si le conflit algérien a pris un tournant favorable, il n’est pas encore résolu. La balance entre le succès et l’échec tout au moins relatif, est oscillante. Il en faut peu pour qu’elle penche d’un côté ou de l’autre. Comme la question est pour nous primordiale, aucun atout si faible qu’il soit, ne doit être négligé. Il peut être décisif. Or nous nous ferions des illusions si nous pensions que tous nos voisins et alliés souhaitent sans réserve que nous triomphions. Aux Etats-Unis certainement, parce que pour eux la lutte contre le communisme commande toute autre considération, mais à Londres, à Bonn et à Rome, les vœux en notre faveur sont moins sûrs. Nous aurions beaucoup à dire là-dessus. Or ces pays peuvent dans l’affaire beaucoup plus qu’il n’apparaît à première vue, surtout par leur influence en Orient. Ne serait-il pas nécessaire dans la phase actuelle, de persuader tous nos Alliés que leur intérêt coïncide avec le nôtre et qu’ils n’ont rien à redouter de nos succès ? Sans doute pense-t-on par cette politique indépendante obtenir du côté de Moscou un désintéressement en notre faveur, ce qui n’est pas négligeable – mais bien précaire – la politique russe n’offrant aucune garantie. Elle peut varier en un jour. En tous cas, il serait dangereux de donner l’impression de tenir la balance égale en faisant le procès des deux Blocs sur le même ton.
Le Voyage du Président Heuss en Angleterre
Ce ne sont pas seulement les Gouvernants qui se témoignent de la méfiance, mais aussi les peuples et, contrairement à toute attente, l’Anglais. On comptait à Londres que la réception du Président de la République fédérale Theodor Heuss serait appuyée cordialement par la foule. Au contraire, les Londoniens et presque toute la presse, ont montré que les souvenirs de la guerre étaient encore présents et que l’on n’absolvait pas le peuple allemand de sa complaisance pour Hitler. M. MacMillan en a été à la fois surpris et gêné. Le rapprochement avec l’Allemagne a encore plus d’importance pour les Anglais qu’elle n’en a pour la France. Il s’agit d’obtenir de Bonn un appui pour l’établissement de la zone de libre-échange à laquelle toute l’industrie française, non sans raison, s’oppose. Il s’agit aussi que la zone soit créée ou non, de limiter la concurrence allemande sur les marchés internationaux, où l’Angleterre lutte déjà avec peine. En échange Londres n’a pas grand-chose à offrir.
La Zone de Libre-Échange
Les discussions au Château de la Muette continuent ou s’achèvent, on ne sait trop ; en tous cas, il ne subsiste aucun espoir d’arriver à un accord sur l’établissement de cette zone de libre-échange. « Le Monde » publiait ces jours-ci, en regard, les déclarations du ministre anglais Mandling et le manifeste de la Confédération du Patronat français sur la question. Autant nos chefs d’entreprise présentaient de clairs et irréfutables arguments contre le projet britannique, autant il apparaissait que les réponses de M. Mandling étaient vagues et peu convaincantes. La politique anglaise comporte périodiquement des énigmes que nous ne parvenons pas à expliquer. Pourquoi ceux-ci qui ne pêchent pas d’ordinaire par excès de prévoyance, se font-ils un épouvantail de ce Marché Commun que bien qu’il doive entrer en vigueur théoriquement le 1er janvier n’aura de réelle vigueur que dans un avenir qui ne peut être précisé ?
CRITON