Criton – 1957-02-23 – Pour que cela Change

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 Le Courrier d’Aix – 1957-02-23 – La Vie Internationale.

Pour que Cela Change

 

On ne s’attendait pas, après le discours-programme de politique étrangère de Chepilov, qu’il soit le surlendemain remplacé par Gromiko. Il est vrai que « La Pravda » affirmait en même temps qu’il n’y avait rien de changé. Nous le croyons volontiers.

 

Le Renvoi de Chepilov

On s’est néanmoins posé mille questions sur ce renvoi imprévu. Retenons les explications vraisemblables. L’arrivée ou le retour de Gromiko, bras droit de Molotov, affaiblit la position de Krouchtchev dont Chepilov était la créature, ce qui modifie l’équilibre des forces au sein du Politburo en faveur de la vieille garde stalinienne. D’autre part, Chepilov pêchait par inexpérience. On a voulu au Kremlin remettre l’exécution de la tactique diplomatique à un homme rompu aux exercices de la procédure à l’O.N.U. et dans les grandes commissions, comme celle du désarmement.

Enfin, sans désavouer la politique de Krouchtchev-Chepilov en Moyen-Orient, le Kremlin a dû reconnaître qu’elle n’avait obtenu que de médiocres résultats. Les capacités militaires de Nasser avaient été surestimées et la destruction de la quasi-totalité du coûteux matériel de guerre que Moscou lui avait fourni constitue une perte qu’on n’est pas disposé à risquer à nouveau. En Syrie même et en Jordanie, les progrès soviétiques sont encore incertains et les Occidentaux sur ce tableau, ont regagné des points. Il faut remarquer, une fois de plus, que la politique de Staline-Molotov avait toujours été très prudente dans ce secteur. Gromiko reprendra peut-être la politique de son maître. Pour le reste, en Europe comme en Asie, il ne faut pas s’attendre à grand changement.

 

Les Échecs de la Politique Soviétique

Dans l’ensemble, la politique soviétique, sous l’impulsion de Krouchtchev, a plus ou moins échoué. En Inde, où les visites de Nehru n’ont pas amélioré les relations avec Moscou ; en Birmanie, où le gouvernement paraît, à nouveau, regarder vers les Etats-Unis enfin et surtout, à Belgrade où la querelle avec Tito rebondit, pour ne rien dire des échecs successifs des propositions russes à l’O.N.U : Gromiko ne redressera sans doute pas la situation, mais il manœuvrera avec plus d’habileté.

 

Les Difficultés Américaines

La politique orientale d’Eisenhower-Dulles n’a pas jusqu’ici rencontré plus de succès. En apparence, les Etats-Unis ont regagné la confiance des Arabes. Mais cette confiance est bien précaire. Elle ne tient qu’à condition que Washington ne cède à aucune des exigences d’Israël, sinon on reviendra à l’état d’hostilité antérieur. Et là se trouve l’impasse. L’opinion américaine ne peut admettre que l’on applique à Israël des sanctions que l’on n’a pas osé appliquer aux Soviets après l’agression en Hongrie. Si donc ces sanctions proposées par le bloc arabo-asiatique sont repoussées, les Etats-Unis, aux yeux de ceux-ci, en seront tenus pour responsables. Et la fameuse doctrine Eisenhower tombera dans le vide. Il n’y a que les dollars qui trouveront toujours des mains tendues, sans aucune promesse sérieuse en retour.

 

L’Hostilité Arabe

Bien naïf d’ailleurs serait celui qui voudrait compter sur une collaboration sincère des Arabes avec les Infidèles – des gouvernants s’entend – dans quelque domaine que ce soit. Molotov ne l’ignorait pas ; les Occidentaux l’apprennent chaque jour à leurs dépens.

Les Américains seront sans doute les derniers à en faire l’épreuve. Ni l’argent, ni les avantages politiques, ni les profits économiques, ni même les services sociaux n’entameront une hostilité foncière et séculaire. Et alors, quel que soit le régime populaire ou féodal qui commande ces peuples, que les Soviets relâchent leur autorité sur l’Islam rouge, la révolte si souvent noyée par eux dans le sang surgira à nouveau. Le vieux géorgien connaissait bien ses voisins, mais il ne regardait pas aux moyens pour les réduire à merci.

On attend donc avec curiosité de savoir comment les Etats-Unis vont se tirer de l’ornière. Pourront-ils faire admettre par l’O.N.U. contre l’Egypte des garanties à Israël pour la liberté de navigation dans le golfe d’Akaba et le Canal de Suez, garanties sans lesquelles il n’y a pas de règlement possible du conflit ? Et cela, sans ranimer l’hostilité des Arabes et rouvrir pour ceux-ci les voies au chantage entre Moscou et Washington ? Eisenhower et Dulles devront-ils avouer que leur politique, comme celle de Moscou d’ailleurs, tourne en rond sans pouvoir avancer vers un règlement ?

Certains commentateurs imaginatifs voient déjà la France servant de médiatrice entre ces intérêts contradictoires et reprenant certaines des propositions russes contenues dans la dernière note de Chepilov pour obtenir une sorte de neutralisation des deux puissances et même des trois : Russie, Angleterre, Etats-Unis dans cette partie du monde, ce qui serait, en fin de compte, revenir à une politique traditionnelle. Malheureusement il y a le pétrole dont l’Occident ne peut se passer. Un sort fatidique a fait que les principales réserves de pétrole du monde se trouvent en pays musulman ; Sahara, Arabie, Irak, Iran, Caucase et Oural. Depuis l’Algérie jusqu’à la Bachkirie, la chaîne s’étend en effet et chaque année de nouvelles sources s’y révèlent. Le problème demeure, sans doute aigu pour toute une génération … Que de difficultés en perspective !

 

L’Opposition des Étudiants Soviétiques

On a recueilli ces jours-ci de nouvelles précisions sur l’agitation politique qui se manifeste dans les universités russes, en particulier les exemplaires des journaux clandestins que publient les étudiants avec la complicité de professeurs, d’intellectuels et de techniciens. Certains sont parvenus jusqu’en Pologne. Ces journaux sont : « Kultura » rédigé par les élèves de l’Institut technologique de Leningrad ;  « Kolokol » (la cloche), par les étudiants de l’Université de Moscou. Les « Voix Nouvelles » (Novonie Goloca), Institut des chemins de fer de Leningrad et l’ « Eresia » Institut Krupskaia de Leningrad également. Ils permettent de se faire une idée précise des objectifs de cette opposition à la dictature du Kremlin. Celle-ci n’est pas dirigée contre le régime, c’est-à-dire les principes du léninisme, mais contre l’usage que le pouvoir en a fait.

La jeune génération reproche aux vieux qui gouvernent leur « Oblomovisme » du nom d’un héros de roman classique qui personnifie en Russie, le philistin obtus, bureaucrate et réactionnaire, tyran stupide fermé aux choses de l’esprit, xénophobe par principe et par habitude. Ce type qui incarnait l’autorité au temps des tsars s’est fidèlement perpétué dans le bolchévisme. Il s’est même propagé dans tous les partis qui à l’extérieur s’en réclament aussi bien en Hongrie, en Pologne ou en Allemagne orientale, qu’en France et en Italie. Ces gens-là, pensent les étudiants russes et les nombreux étrangers qui suivent les cours des universités soviétiques, ne comprennent rien au monde moderne. Ce sont eux, lit-on, qui ont écrasé la révolte hongroise, qui n’avait rien de fasciste mais était au contraire l’expression du ressentiment populaire contre une tyrannie policière et bureaucratique qui représente le passé. Les étudiants russes voudraient comme les ouvriers de Csepel et les intellectuels du Cercle Petôfi donner au communisme une expression authentique, conforme au progrès, ouverte sur l’extérieur et capable de se mesurer avec le capitalisme dont ils ne méconnaissent pas les résultats et les transformations qu’il a fait subir à la Société. La lutte entre deux générations qui commence à se faire jour partout, en Espagne aussi bien qu’en Russie, nous réserve des surprises qu’il faut espérer heureuses pour la paix.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-02-16 – La Balance Penche

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Le Courrier d’Aix – 1957-02-16 – La Vie Internationale.

 

La Balance Penche

 

Les Soviets ont déployé ces jours-ci une action diplomatique de grand style pour rentrer dans le circuit fermé depuis la révolte hongroise. Suivie avec attention, elle n’a pas trouvé jusqu’ici grand écho.

 

L’Action Diplomatique des Soviets

Elle est dirigée en tous sens : Désarmement avec proposition de conférence entre ministres que les Occidentaux ont renvoyé aux experts de l’O.N.U. Invitation à MacMillan de se rendre à Moscou malgré un refus de celui-ci.  Note sur le Proche-Orient en six points pour substituer à la doctrine Eisenhower un accord à quatre, envoyée aux trois Occidentaux qui doivent se réunir plus tard pour l’étudier. Lettre au chancelier Adenauer, d’un ton aimable, pour accroître les échanges commerciaux avec la République Fédérale, renouer les relations consulaires et discuter du rapatriement interrompu des Allemands détenus en U.R.S.S. Cette lettre, que le Chancelier avait tenue secrète, a été aussitôt publiée par le Kremlin. Tout cela ne nous change guère des initiatives du tandem Molotov-Vichinsky.

 

Le Discours de Chepilov

Enfin Chepilov, leur successeur, dans un discours fleuve a fait devant le Soviet Suprême et les députés un exposé complet de la politique russe, dans la meilleure tradition de la scholastique soviétique. Il paraît que les correspondants étrangers l’ont trouvé modéré.

Nous l’avons écouté à la radio russe et il ne nous a pas donné cette impression. Les « impérialistes » et « fauteurs de guerre », ont reçu leur lot habituel d’injures et de menaces, suivi comme d’habitude, de l’hymne à la coexistence pacifique. On ne change guère le disque à Moscou. Les orateurs se succèdent et se ressemblent au point qu’il faut être avisé que l’on a changé le titulaire.

 

Les Points Faibles

Certains traits cependant trahissent, comme toujours, les soucis mal scellés. Chepilov s’indigne qu’on puisse en Occident soupçonner l’U.R.S.S. de changer, d’évoluer vers un système social qui sent le bourgeois. Aussi que la solidarité du camp socialiste soit un peu ébranlée et que les pays qui le composent manquent de l’esprit de sacrifice nécessaire à l’édification du communisme. Il est question de l’amitié éternelle qui lie le peuple russe au peuple frère de Chine. Les promesses d’amour éternel sont généralement démenties par les faits. Il ne faut pas en abuser.

D’autre part, on avait entendu de la part des « députés » soviétiques de vigoureuses critiques à l’endroit du pouvoir central. La fameuse “autonomie » des républiques de l’Union y paraissait un vain mot. Quelques-unes de ces critiques ont été publiées. Elles suffisent à montrer qu’il y a quelque chose de changé dans le « monolithisme » dont Chepilov se fait gloire. Enfin, on a passé sous silence la requête, officielle pourtant, des intellectuels appointés pour une reprise ou une extension des relations culturelles avec les savants et artistes étrangers, y compris ceux du monde capitaliste. Il faut croire que la pression est forte pour que ces Messieurs se risquent à une telle pétition.

 

Le Double Visage de la Diplomatie Russe

Ce qui est curieux, mais nullement nouveau, c’est le double aspect de la diplomatie soviétique, celui de la menace et du chantage d’un côté, du sourire et de la main tendue de l’autre. Qu’ils alternent la manière, passe encore, mais simultanément, l’effet ne peut être que mal.

Par exemple, la lettre à Adenauer pleines d’avances, intervient au lendemain d’un discours d’Ulbricht plus violent que jamais à l’adresse du Chancelier et de sa politique. Le ministre de la D.D.R. ne voit de réunification possible que si Adenauer disparaît de la scène politique, les Socialistes allemands rompant l’Alliance Atlantique et s’entendant avec lui pour étendre à toute l’Allemagne le régime « démocratique » qu’il représente avec tant d’éclat et de succès… On voudrait faire battre les Sociaux-démocrates aux élections que cet argument serait de choix. Voter pour Ollenhauer, diront les Chrétiens-démocrates, c’est voter pour Ulbricht et consorts.

 

Le Chantage aux Prisonniers

Ce qu’il y a d’odieux dans la lettre de Boulganine c’est le chantage au retour des prisonniers. On sait qu’à la suite des négociations avec Adenauer, les Soviets avaient mis comme condition au retour des prisonniers, le rétablissement des relations diplomatiques avec l’Allemagne fédérale. Ce qui fut fait et quelques milliers de ces malheureux rentrèrent. Le nombre promis ne fut pas atteint ; les familles angoissées attendirent en vain. Selon Moscou, il n’y en avait plus à rapatrier. Aujourd’hui, pour poursuivre de nouveaux avantages on en a retrouvé qui pourront revenir chez eux si l’on cède. Cela met évidemment le Chancelier dans un embarras cruel.

 

L’Affaire Wallenberg

Un autre épisode a soulevé l’indignation en Suède. Un éminent diplomate suédois, Wallenberg, avait été arrêté par Staline et pendant dix ans, les autorités suédoises et la famille du détenu ont en vain demandé des explications. Moscou ignorait tout de l’affaire. Ces jours-ci les Soviets ont fait savoir que Wallenberg était mort en 1947 dans la sinistre Loubianka. C’était la faute d’un acolyte de Beria, naturellement. On comprend que ces témoignages de haute civilisation inquiètent un peu les intellectuels russes même patentés. Il paraît que même les étudiants chinois de Pékin n’ont pas approuvé davantage le traitement infligé par Kadar aux écrivains et professeurs hongrois.

 

L’Évolution de la Politique Américaine

Sous la pression d’une opinion publique qui commençait à s’échauffer, la politique américaine se ressaisit. M. Mollet ira à Washington et MacMillan aux Bermudes, lieu de rencontre symbolique de l’amitié anglo-américaine. Le Président Eisenhower et M. Dulles, après avoir vainement cherché à faire céder Israël, paraissent décidés à offrir leur garantie aux revendications si justifiées de Ben Gourion. Ils enverraient des bâtiments de guerre dans le golfe d’Akaba pour assurer la libre navigation, et peut-être des observateurs pour appuyer la présence des forces de l’O.N.U. dans la poche de Gaza, ce qui pourrait obliger Nasser à plier.

Si les Américains font ce premier pas, c’est qu’ils ont senti que les résistances arabes fléchissaient. Il est significatif que les autorités jordaniennes ont interdit la propagande soviétique à Amman, et que les négociations d’Hussein avec l’Angleterre sont moins difficiles qu’on ne le craignait à Londres. Il y a eu des révoltes à Alep contre le gouvernement soviétophile à Damas. Le Liban est en état de défense contre la pénétration communiste, et l’énigmatique roi d’Arabie évolue entre les deux camps.

A Madrid, Ibn Saoud a rencontré Mohammed V et le Premier Ministre de Lybie. Ces deux derniers regardent vers Bagdad plutôt que vers le Caire. Le Sultan du Maroc a beaucoup parlé à Rome d’une alliance méditerranéenne purement occidentale. Enfin, certains observateurs croient que le règne de Nasser touche à sa fin.

Les Américains ont été sensibles aux doléances de leur protégé, le Négus d’Ethiopie qui s’inquiète de la propagande du Caire dans les provinces musulmanes reconquises sur l’Italie, l’Erythrée et la Somalie. Appuyée par les agitateurs communistes envoyés par Moscou, cette propagande panislamique dépassant ces régions s’infiltrent au Kenya britannique, à Zanzibar et jusqu’à Madagascar.

Le danger de la collusion Egypto-soviétique en Afrique inquiète autant Washington que Londres et Paris. Une réaction des Russes se prépare, peut-être une nouvelle menace du genre « d’envoi de volontaires » qui a servi pour Suez. Mais la cote de Moscou est en baisse. Il faudrait plus qu’un bluff de ce genre pour renverser la situation.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-02-09 – Rien de Nouveau

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Le Courrier d’Aix – 1957-02-09 – La Vie Internationale.

 

Rien de Nouveau

 

Après les deux violentes secousses, l’affaire de Suez et la révolte hongroise, les deux Mondes cherchent à définir une politique. De part et d’autre, on tente de repartir sur les voies anciennes : l’U.R.S.S. s’efforce de réamorcer la détente et les trois Occidentaux de renouer les fils d’une alliance compromise. L’O.N.U., lasse des débats orageux et stériles, voudrait trouver des formules d’apaisement, au Moyen-Orient, au Cachemire, en Algérie. Sauf du côté de l’Egypte, la tendance à la recherche d’un compromis fait de timides progrès.

 

Ibn Saoud à Washington

Si la visite du roi Saoud à Washington n’a pas donné grand résultat, le monarque arabe a cependant promisses bons offices pour réconcilier les antagonistes ; il repousse toute ingérence des Soviétiques au Moyen-Orient dont l’action a été, dit-il, exagérée. Il ne parle pas de rayer Israël de la carte et moyennant de convenables subsides, il ne nationalisera pas les pétroles de l’Aramco et renouvellera la concession de la base américaine Dhahran. Et il s’est commandé une centaine de Cadillac dernier modèle pour manifester ses bonnes intentions. Il n’y a pas lieu au fond d’être plus ému qu’Ibn Saoud des dangers que court le Moyen-Orient, ni d’être plus pressé que lui de trouver des solutions définitives.

 

La Reprise de la Détente

Du côté russe, on est évidemment anxieux de faire oublier la tragédie hongroise, bien que Moscou soit obligé de prolonger la répression pour éviter une troisième explosion. Un premier pas a été accompli vers la réconciliation avec Tito qu’on suppose mal disposé par l’ajournement de son voyage à Washington. On agite devant lui la carotte, le blé promis dont pas un quintal n’a été livré, et les 200 millions de dollars d’équipement pour l’industrie de l’aluminium et les centrales nucléaires, convenus dans l’accord du printemps dernier. Tito ne paraît pas insensible à ces avances, tout en surveillant les rapports entre le Kremlin et Gomulka, son protégé.

 

La Réunion du Soviet Suprême

Enfin, le Soviet Suprême s’est réuni, et la Chambre des Nationalités pour entendre le rapport du nouveau maître de l’industrie Pervoukine. L’optimisme coule à pleins bords, comme d’habitude. Cependant, les programmes d’expansion seront réduits, faute de capitaux suffisants ; le nouveau budget ne s’est gonflé que de quelques milliards de roubles, un peu plus de 500, ce qu’on peut estimer à quelque 12.000 de nos milliards en valeur réelle, un peu moins de trois fois la capacité de notre budget, ce qui correspond bien aux ressources et au volume économique de la Russie d’aujourd’hui et chiffrerait le revenu national à 35.000 milliards environ, c’est-à-dire au cinquième à peine de celui des Etats-Unis.

 

Anecdotes

Les mauvaises langues à Moscou appellent ce Congrès celui de la quatrième chaussure. En effet, l’U.R.S.S. n’en a produit que 300 millions de paires pour 200 millions d’habitants. Il en faudrait encore 100 millions pour que les citoyens puissent en changer. Mais ça ne sera pas encore pour l’année prochaine. On raconte également que de hardis chasseurs sont entrés en contact au fond de l’Asie centrale avec une peuplade inconnue des blancs, et celle-ci avait des chaussures à semelles de cuir, alors qu’à la mort de Staline, les travailleurs de l’U.R.S.S. en étaient encore aux semelles de carton ou de fibre. Heureusement, Krouchtchev a changé cela.

 

La Levée du Rideau de Fer

Il est visible que les Soviets vont essayer de reprendre la politique du sourire. Ce qui inquiète l’opinion là-bas, c’est que depuis l’affaire hongroise, le rideau de fer est de nouveau hermétique. Plus d’étrangers. M. MacMillan, le nouveau Premier anglais n’ira pas à Moscou et les visites des Ministres finlandais ne remplacent pas aux yeux du public les tournées théâtrales et sportives de l’an passé. Le commerce Est-Ouest, lui-même déjà très faible, s’est encore amenuisé. L’U.R.S.S. depuis Budapest est en quarantaine. Faut-il comme le demande l’envoyé spécial du « Monde » revenir à de meilleurs sentiments à l’égard des Soviets, reprendre le contact et renouer les relations culturelles ? Sans doute, faut-il s’abstenir de toute provocation, mais à notre avis, ce qui peut le plus affaiblir le régime, c’est précisément l’isolement où il se trouve et qu’il voudrait briser sans renoncer à sa politique de puissance. ; M. Swocbel, comme beaucoup d’Occidentaux, est imbu de l’idée que les Soviets se sentent menacés par l’Occident.

Nous avons souvent réfuté cette opinion. D’ailleurs, les Russes ont pu voir à l’occasion du drame hongrois, à quel point l’Occident prenait garde de fournir quelque encouragement, même verbal, à la révolte. Le mythe de l’encerclement capitaliste et les préparatifs de guerre des « impérialistes » est soigneusement entretenu par les maîtres du Kremlin pour maintenir le peuple dans la crainte et l’obéissance. Eux-mêmes n’en ont jamais cru un mot. Et le peuple au fond, n’est pas dupe, au moins la fraction évoluée. Il a l’habitude séculaire des mensonges de ses dirigeants et l’Intelligentzia est beaucoup mieux informée que ceux-là même ne le supposent. Si les relations avec l’Occident reprenaient comme l’an passé, cette élite y verrait une sorte d’absolution aux crimes de ses chefs. Il est préférable qu’ils les ressentent.

 

Le Capitalisme en Pologne

Une toute petite, mais bien curieuse, nouvelle nous arrive de Pologne. On vient de fonder aux environs de Varsovie une société de matériaux de construction dont le capital, 400-000 zlotys, serait souscrit pour deux tiers par l’Etat et pour l’autre par un groupe d’ingénieurs et de techniciens. Les bénéfices de l’entreprise seront partagés selon les mêmes proportions. Voilà donc un groupe de capitalistes privés associés au profit d’une affaire en pays communiste. Quelle hérésie, M. Gomulka ! Gare aux réactions de Krouchtchev. Il est vrai qu’il a déjeuné récemment avec des capitalistes chinois. Il en verra peut-être d’autres.

En fait, les nécessités économiques sont plus fortes que toutes les doctrines. Répétons-le. Le collectivisme à la Russe est incompatible avec le développement d’une société moderne. Si l’U.R.S.S. veut atteindre ce stade – et sauf guerre – elle y sera portée par sa propre évolution, il faudra bien constituer un commerce libre, un artisanat indépendant et une classe de technocrates, qui existent déjà d’ailleurs disposant de moyens financiers propres, susceptibles d’être investis dans les entreprises qu’elle gèrera en partie, à son profit. A ce moment, le communisme ou plutôt le capitalisme d’Etat cèdera peu à peu, ce qui d’ailleurs ne changera rien aux étiquettes. La phraséologie doctrinale continuera de couler comme auparavant, et les capitalistes seront toujours de l’autre côté. Le Russe ne s’est jamais embarrassé de contradictions. Il y est d’ailleurs peu sensible, le bolchevik moins encore que les autres.

 

Un Discours d’Adenauer

Dans un récent discours, le Chancelier Adenauer, suivant en cela les vues de Foster Dulles, paraît croire à une crise du régime soviétique qui amènerait peut-être d’ici peu à une transformation du sort de l’Europe, et en particulier, à la réunification de l’Allemagne. Ces vues sont peut-être sincères, peut-être un peu influencées par les préparatifs des élections de l’automne prochain. Une crise du régime soviétique est possible. A certains signes, elle est même en cours. Mais cela signifie-t-il un changement de politique extérieure ?

En admettant même que l’équipe au pouvoir soit balayée par une révolution de palais, les nouveaux maîtres seraient-ils moins impérialistes que les anciens ?  Cela est fort douteux. Ce qui est solide dans le régime, c’est la volonté de puissance, c’est l’orgueil national partagé par tous les citoyens qu’on flatte chaque jour par l’annonce de succès réels ou imaginaires dans tous les domaines. Les slogans du communisme font corps avec le patriotisme. Un nouveau tsar ne pourrait que s’en servir.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1957-02-02 – Consolidation?

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Le Courrier d’Aix – 1957-02-02 – La Vie Internationale.

 

Consolidation ?

 

Tandis que l’O.N.U. poursuit à New-York des débats académiques et stériles, les Maîtres du Kremlin s’efforcent de reprendre en main une situation ébranlée par les événements de Pologne et de Hongrie. Après les Roumains, les dirigeants d’Allemagne Orientale et de Tchécoslovaquie ont eu à Moscou des discussions à la fois politiques et économiques.

 

Le Sort de la Ruhr Orientale

Tandis que l’Europe Occidentale s’efforce d’ébaucher un marché commun, celui que les Russes avaient constitué au cœur de l’Europe a subi un ébranlement dangereux. En effet, l’équilibre de ce marché était constitué par l’association des centres de production industrielle axés sur ce qu’on appelle la Ruhr Orientale dont le noyau est la Haute-Silésie polonaise avec son prolongement en Saxe et en Tchécoslovaquie à Morioka Ostrava et vers la région au Nord et à l’Ouest de Prague. En réalité, ce marché commun était aux mains de la Russie qui disposait à ses fins économiques et politiques d’une bonne partie des produits de cet ensemble – fixait les prix et servait de clearing – Celui-ci est aujourd’hui disloqué, la Pologne ayant obtenu d’utiliser à son profit les ressources de son activité, et la Hongrie devra de son côté être renflouée par ses voisins au lieu de contribuer à leur approvisionnement. C’est l’Allemagne de l’Est la plus touchée puisqu’elle dépend du charbon polonais et des fournitures alimentaires de Pologne et de Hongrie. Les cartes de rationnement ne sont pas près d’être supprimées.

D’une façon générale ce que l’on sait des résultats obtenus par les voyages de Grotewohl et d’Ulbricht à Moscou serait assez mince. Les Roumains n’avaient pas obtenu grand-chose non plus, et le chômage massif qui sévit en Bulgarie dans l’industrie montre que l’aide soviétique à ses satellites n’est guère efficace. Quelques prêts de l’ordre de deux ou trois milliards, et surtout des remises de dettes et de réparations que les Satellites étaient hors d’état de payer. Enfin pour les livraisons à l’U.R.S.S., un taux plus favorable. On sait par exemple que le charbon polonais envoyé à Moscou était facturé au-dessous du prix du transport !  Par contre, les Russes ont réussi à conserver à leur avantage le précieux arsenal tchécoslovaque dont le Bloc communiste tire le meilleur de sa production en qualité et dont les produits alimentent à bas prix les contrats politiques souscrits par Moscou en Inde, au Moyen-Orient et en Chine, armements et machines surtout.

 

Le Redressement Politique

Si l’aspect économique de ces tractations entre pays dits socialistes ne paraît pas brillant, le redressement politique se poursuit. La Hongrie, au prix d’une répression féroce, a été mise au pas ; la Pologne, après les élections Gomulka, reste dans la ligne. Les Tchèques et les Allemands de l’Est n’ont pas bougé et leurs liens avec Moscou ont été, au moins en discours, renforcés.

Contrairement à ce que l’on pensait, la hiérarchie du Kremlin a tenu. La sagesse entre rivaux a prévalu. Krouchtchev reste en tête après l’avoir échappé belle. Chou en Laï a fait du bon travail, et sa tournée a beaucoup aidé Moscou à surmonter la crise qui tournait au pire. C’est certainement plus qu’un replâtrage de l’unité communiste. Est-ce une véritable consolidation ? On verra.

 

Les Femmes en U.R.S.S.

Le mécontentement de l’Intelligentzia demeure. Il n’est pas limité aux étudiants qui continuent de s’agiter. Dans un récent numéro de la « Literaturnaïa Gazeta » de Moscou, l’écrivain Vladimir Nenzov raconte qu’un groupe de jeunes pionniers s’est trouvé devant une équipe d’une douzaine de femmes occupées à rouler sur des glissières de bois d’énormes blocs de pierre qu’elles déversaient dans un chaland amarré sur la Moskova tandis qu’un chef d’équipe jeune et rose (sic) les dirigeait les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres, et Nenzov de protester avec quelque acrimonie contre cette violation de la loi soviétique qui interdit d’affecter les femmes à des travaux épuisants. Qu’ont dû penser, dit-il, nos jeunes pionniers de la légalité soviétique ? Et il donne d’autres exemples ; il y en a d’innombrables que les étrangers ont relevés avec indignation. Il omet d’ajouter que ces malheureuses gagnent l’équivalent de 250 francs par jour. « Il faut éduquer la jeunesse dans le respect de la femme » conclut Nenzov. Cette histoire serait banale si elle n’apparaissait dans un journal officiel.

 

Les Statistiques Soviétiques

Un autre point nous surprend. Tous les spécialistes font état, sans les mettre en doute, des progrès économiques de la Russie sur la foi des statistiques du Kremlin. Si elles étaient exactes, on pourrait craindre en effet que le moment redoutable soit proche où l’U.R.S.S. pourrait inonder le Monde libre de ses produits, et écraser les marchés à son gré.

Mais voyons un peu : les Ruses prétendent avoir extrait 84 millions de tonnes de pétrole contre 70 l’an passé et 58 en 1954, ce qui reviendrait à dire que leur consommation – puisqu’ils n’en exportent que des quantités négligeables – serait égale à la nôtre par tête d’habitant. Cela dans un pays où les trois-cinquièmes de la population est paysanne et où il n’y a pratiquement pas de circulation automobile de tourisme. A-t-on pensé également que pour procéder en deux ans au raffinage supplémentaire de 25 millions de tonnes, il faudrait avoir construit plus d’installations que nous n’en avons en tout chez nous ? Et cela nous a pris au moins 12 ans avec les moyens techniques les plus perfectionnés et l’apport d’un énorme capital étranger.

Le cas du pétrole n’est pas le seul à nous paraître suspect. Et le charbon ? 430 millions de tonnes, près de 8 fois notre production. Que leur en coûterait-il alors de renoncer au charbon polonais et d’en donner quelques millions de tonnes à la Hongrie pour la remettre sur pied ?

Les statistiques russes font partie du bluff propagandiste ; l’étrange, c’est qu’à notre connaissance, personne ne les conteste.

 

A l’O.N.U.

On fait état en ce moment d’une évolution de l’opinion internationale au sein de l’O.N.U. Il est certain que les échecs de l’institution se sont multipliés ces temps-ci à un rythme alarmant. Après le Moyen-Orient toujours dans l’impasse, le mépris des Russes et de Kadar pour les résolutions adoptées, voici que Nehru, passant outre aux recommandations du Conseil de Sécurité demandant des élections au Cachemire, annexe purement et simplement la partie de cette province, à majorité musulmane, qu’il occupe. L’O.N.U. apparaît à ses propres yeux ce qu’elle est. Des coalitions d’intérêts servis par des intrigues qui ne cherchent à dire le droit que lorsqu’il sert les ambitions nationales. D’où le malaise qui gagne les délégations mineures qui se demandent, s’ils n’arrivent pas à se défendre des prétentions égoïstes, si l’institution ne suivra pas le sort de la Société des Nations. Il est certain que la Russie et l’Inde qui jouissaient d’un grand prestige le perdent. On n’écoute plus M. Kouznetsov, et l’ineffable Krishna Menon ennuie. Quant à Nasser, on trouve qu’il exagère. L’O.N.U. voudrait marquer un succès. En trouvera-t-elle l’occasion ? Il est significatif qu’aux Etats-Unis, on s’irrite de la réception du souverain esclavagiste Ibn Saoud et l’on ne veut pas voir débarquer Tito. Est-ce le commencement de quelque chose ? On le verra au cours du débat algérien.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-01-26 – Internationalisme

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-26 – La Vie Internationale.

 

Internationalisme

 

Le plan Eisenhower pour le Moyen-Orient n’a fait que mettre en lumière le fait, par ailleurs évident, que les problèmes qui se posent dans cette région sont les plus importants de l’heure.

 

Les Deux Blocs au Moyen-Orient

Les derniers événements ont eu pour résultat de couper le monde musulman d’Orient en deux blocs. Celui qui cherche avec l’Occident un accord d’interdépendance et une garantie de sécurité, et approuve le plan américain : ce sont les pays du Pacte de Bagdad, Iran, Turquie, Irak et Pakistan. Celui, au contraire, qui s’inspire d’un nationalisme intransigeant qui a pris position lors de la réunion du Caire : Egypte, Syrie, Jordanie et Arabie Séoudite ; les trois premiers sont appelés à constituer une fédération sous l’égide de Nasser. La position de l’Arabie Séoudite est moins claire, le roi Ibn Saoud est parti du Caire pour Washington. Il doit, au retour, visiter Rabat. Les intérêts de gros producteurs de pétrole le tiennent en retrait de ses trois alliés qui n’en sont point. Les relations avec l’autre bloc sont réservées mais non hostiles, et son attitude à l’égard de Moscou beaucoup plus défiante. De son orientation finale dépend le succès ou l’échec des projets américains ; il le sait et c’est pourquoi il s’est associé au groupe du Caire pour tenir aux Etats-Unis sa collaboration au plus haut prix.

 

Une Bonne Idée

Le principal défaut du plan Eisenhower est d’être théorique et vague, sinon vide dans le concret. M. Anthony Nutting que nous critiquions l’autre jour pour ses propos souvent arbitraires, a sur la question des pétroles une idée qui nous semble excellente et qui a le mérite d’être concrète et praticable. Celle d’un plan Schuman pour le Moyen-Orient : Internationaliser ses richesses selon les principes de la Communauté Charbon-Acier, cela, dit-il, ne changerait rien au système actuel de propriété nationale, pas plus que pour le C.E.C.A. Un organisme directeur où seraient représentés les pays intéressés, les propriétaires et les exploitants, répartirait charges et profits. Les Compagnies pétrolières seraient agents d’exécution et locataires. Les bénéfices tirés du pétrole seraient partagés, mais une certaine proportion serait affectée par les soins de l’autorité supranationale au développement économique des pays propriétaires, y compris ceux que traversent les pipe-lines.

Cette idée d’une internationalisation au service d’un plan de progrès économique et social nous paraît la seule jusqu’ici qui serait susceptible de servir la paix dans cette région troublée et enlèverait aux Soviets toute possibilité d’ingérence. Elle aurait, en outre, le mérite de soustraire les revenus du pétrole à des fins militaires ou politiques. Ce qui n’exclurait pas l’apport gratuit d’une aide américaine qui renforcerait au contraire l’efficacité du système. Reste à le faire admettre aux intéressés, ce qui selon le précédent de l’Irak du Development Board et aussi du Consortium d’Abadan pour l’Iran, ne paraît pas impossible.

 

L’Internationalisation des Problèmes

Cette idée n’est d’ailleurs qu’un aspect d’une méthode pour la solution des grandes difficultés de notre temps que nous avons préconisée ici, avant qu’elle ne soit dans l’air. On parle d’une Eurafrique, d’un consortium européen pour la mise en valeur des pays-au-delà de la Méditerranée. Le projet aurait, il y a un an ou deux encore soulevé beaucoup d’indignations ; plus aujourd’hui. Nous en avions parlé pour l’Indochine alors qu’il en était encore temps. On en viendra peut-être à parler d’internationalisation à propos des problèmes politiques d’Afrique du Nord s’ils s’avèrent insolubles par tout autre moyen. Le plus urgent serait d’arriver à une solution internationale de l’Affaire de Suez et de ses appendices, la navigation dans le golfe d’Akaba et la poche de Gaza. Un succès dans ce secteur serait un heureux prélude à l’extension du système, un point de départ décisif.

Les Etats-Unis y apportent-ils un appui sans réserve ? Il ne semble pas. Cependant par eux-mêmes, les Etats-Unis n’aboutiront à rien. Sans doute craignent-ils que l’internationalisation, en gagnant en efficacité et en prestige, ne vienne en conflit avec la doctrine de Monroë, mordre sur les différends du Nouveau Monde et peut-être s’intéresser au problème noir dans les Etats du Sud. Leur soutien à l’O.N.U. ne va pas jusqu’à en vouloir faire un véritable instrument d’arbitrage international, sauf quand cela sert leurs intérêts. Là-dessus, ils se trouveront toujours d’accord avec l’U.R.S.S. Internationalisation et impérialisme ne peuvent être qu’en opposition ouverte.

 

Le Marché Commun Européen

C’est un problème du même ordre, au fond, qui se pose pour le Marché Commun projeté pour l’Europe des Six. Une sorte d’internationalisation limitée des intérêts économiques de la future communauté. On en a discuté tout au long sans l’explosion des passions auxquelles la C.E.D. s’était heurtée. Un vote de principe a sanctionné le débat au Palais Bourbon. Cette communauté européenne est presque unanimement reconnue désirable. Les avantages en sont certains ; par contre, les difficultés pratiques sont énormes. Elles auraient été pour la plupart inexistantes en 1950-51, et les choses, surtout chez nous, auraient pris un tout autre tour. La plus grave n’est peut-être pas d’ordre économique, mais social : l’établissement d’un marché commun suppose pour la France, entre autres conditions, mais celle-là sine qua non, une pause de plusieurs années dans le mouvement dit de progrès social. Nos partenaires n’entendent pas vivre au-dessus de leurs moyens, sacrifier l’avenir au présent et préfèrent créer des richesses dans l’immédiat que des loisirs et des revenus fictifs. Notre économie de rente ne les tente guère. Comment faire accepter une pause à une opinion qui croit tout possible dans la voie des revendications ?

 

Le Réquisitoire Mendès-France

Le réquisitoire le plus serré et, il faut le reconnaître le mieux étagé, contre les modalités d’application du Marché Commun a été dressé par M. Mendès-France. Toutes les difficultés et il y en a en effet de bien sérieuses et dont on ne voit pas la solution, y sont énumérées, sociales, politiques, industrielles, financières.

 

Objections

Deux remarques cependant, M. Mendès-France affirme que l’Allemagne de Bonn « souffre d’un excédent de capitaux et d’un excédent de sa balance extérieure, tandis que nous souffrons d’une pénurie de capitaux et du déficit de notre balance des comptes. » Les entreprises allemandes qui se battent pour trouver de l’argent à 8% sur le marché intérieur, tiendront ce propos pour une mauvaise plaisanterie, tandis qu’en France les émissions publiques comme les 300 milliards pour l’Algérie – trouvent des souscripteurs empressés dont les ressources semblent inépuisables. Il n’y a pas de rapport direct entre la balance des comptes et le capital disponible pour s’investir à l’intérieur.

Par ailleurs, M. Mendès-France est toujours anxieux d’associer l’Angleterre à toute entreprise européenne. Il ne semble pas dans son enthousiasme pour la collaboration britannique, avoir pesé avec autant de soin les arrière-pensées de M. MacMillan et de ses collègues en nous proposant une zone de libre-échange. Non seulement elle serait par certains côtés plus dangereuse que celle du Marché Commun, mais elle n’apporterait guère d’avantages à ce marché du côté continental, les produits agricoles étant par avance exclus. Du côté industriel, les Anglais verraient s’ouvrir un large marché, tandis que le leur serait plus ou moins fermé, quoique théoriquement ouvert aux produits continentaux, d’abord par les restrictions de consommation et de crédit auxquelles l’Angleterre ne pourra sans doute jamais renoncer, aussi par l’habitude des Britanniques d’acheter anglais. Et enfin, parce qu’il aurait été très difficile d’empêcher par le canal anglais l’entrée des marchandises du Commonwealth qui y seraient admises à taux réduit. Le Marché Commun est déjà assez compliqué, lui adjoindre une zone de libre-échange serait peut-être le ruiner définitivement.

Nous disons cela avec toutes les réserves d’usage. Personne ne peut prévoir les incidences d’une telle transformation si elle se produisait. Certains risques s’avèreraient imaginaires, d’autres imprévus surgiraient. On va essayer d’essayer. C’est surtout un acte de foi qui traduit bien l’évolution des esprits au cours de ces deux dernières années et qui comporte de sérieuses promesses.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-01-19 – Points d’Interrogation

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-19 – La Vie Internationale.

 

Points d’Interrogation

 

La présentation au Congrès américain du plan Eisenhower pour le Moyen-Orient a suscité plus de critiques que d’approbations, et Dean Acheson, l’ancien secrétaire d’Etat démocrate a remarqué, comme nous le disions l’autre jour, que le Président avait assez de pouvoir pour exécuter son dessein sans solliciter les deux Chambres.

 

Le Danger Russe en Moyen-Orient

Dans la défense du programme, Foster Dulles a usé d’arguments pressants et alarmistes sur la préparation militaire soviétique en Pays Arabes. Or, lorsque les Franco-Anglais ont tenté de justifier leur action à Suez, le même Dulles avait minimisé la pénétration soviétique. Il prétend aujourd’hui que si le Congrès rejetait son plan, un conflit dans cette région et l’intervention des troupes américaines seraient inévitables.

En réalité, sans renseignements particuliers, on connaissait à peu près l’importance des envois d’armes, d’avions et de spécialistes en Syrie par les Soviets et l’état des forces militaires rassemblées aux frontières turques. Cela signifie que les Russes cherchent à entretenir dans cette région un état d’alarme et de trouble suffisant pour empêcher un quelconque règlement des problèmes qui s’y posent. De là à un conflit armé, il y a un pas qu’ils n’ont aucun intérêt à franchir.

Le but de la politique soviétique est à la fois de saper l’économie française et britannique en la privant de carburant, de ruiner le budget des pays producteurs plus ou moins hostiles à l’influence russe, particulièrement l’Irak, de permettre à Nasser de liquider en Egypte toute présence française et anglaise, et de continuer à menacer Israël sur deux fronts, Sinaï et Jordanie. L’attaque franco-anglaise sur Suez a permis aux Russes de réussir sur tous les points. Ils cherchent en outre maintenant à faire sauter le verrou d’Aden en appuyant les incursions yéménites sur le territoire anglais.

Ce n’est rien d’autre que la poursuite du vaste plan Molotov, qui, après avoir atteint la France en Indochine puis en Afrique du Nord et aussi le Cameroun, s’est concentré sur les positions anglaises : Singapour et la Malaisie, puis Suez et enfin Aden. Partout où se révèle un point faible, l’action soviétique s’exerce. C’est de bonne guerre. C’était à la solidarité des Occidentaux d’y parer. S’ils y ont failli, ils ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes.

 

Les Articles d’Anthony Nutting

Il paraît en ce moment dans le « New-York Herald » et plusieurs grands journaux européens, des articles de l’ancien adjoint d’Eden, le Sous-Secrétaire au Foreign Office, Anthony Nutting, qui démissionna du Cabinet britannique après l’affaire de Suez. Le retentissement promis à ces articles nous les fait étudier avec un soin particulier. Le jeune ministre ne manque pas d’imagination et ne nous propose rien moins que d’intégrer l’Europe au Commonwealth. Il expose avec une particulière inquiétude les dangers que la politique américaine fait courir à l’Alliance Atlantique, et en particulier au N.A.T.O. qu’il dit menacé de se désintégrer d’ici un an.

 

L’Avenir de l’Allemagne Fédérale

Il croît également que les Socialistes viendront au pouvoir après les élections de l’automne et pourront détacher l’Allemagne fédérale de l’Alliance Atlantique pour adopter une position neutraliste. M. Nutting nous paraît à cet égard mal informé.

D’abord, sauf événement imprévisible, les Sociaux-démocrates n’ont aucune chance de gouverner l’Allemagne. En effet, le Parti libéral dont la collaboration leur serait indispensable, vient de refuser explicitement son concours. Il est d’autre part très probable que le Parti Chrétien-démocrate du Chancelier restera le plus fort d’Allemagne.

Même dans le cas contraire, on ne pourrait envisager qu’une coalition des deux partis, un gouvernement rouge-noir comme on dit là-bas, analogue à celui qui régit l’Autriche. Mais il est plus vraisemblable que la coalition actuelle continuera, sous des modalités plus ou moins différentes, et la politique étrangère actuelle avec elle. Celle-ci est plus que jamais européenne et atlantique puisque le général Speidel va être, en avril, commandant des forces terrestre Centre-Europe au S.H.A.P.E., et que M. Bourgès-Maunoury a fait les honneurs de nos techniques les plus secrètes à Colomb-Béchar à M. Strauss, ministre allemand de la Défense.

Mais même si M. Nutting avait raison contre toute prévision, il n’est pas du tout certain que les socialistes mettraient en application leur plate-forme électorale : détacher l’Allemagne du N.A.T.O. Les Sociaux-démocrates sont des démagogues, comme tous les partis frères en Europe. Ils préconisent ce qui peut séduire l’électeur et pourvu qu’ils gouvernent font ce que semble approuver l’opinion. Au surplus, il n’a jamais été question d’une Allemagne neutre comme la Suisse ou l’Autriche. L’Allemagne réunifiée serait un trop grand pays pour être ainsi neutralisée. Il s’agirait plutôt d’une position de défense active, soutenue par une force militaire adéquate qui, quoique libre de toute alliance, à l’Est comme à l’Ouest, n’en serait pas moins en relation avec les puissances dont l’appui lui serait nécessaire pour sa sécurité, comme c’est le cas de la Suède aujourd’hui.

Nous avons discuté ce point de l’exposé de M. Nutting, nous pourrions le chicaner sur d’autres. Ce qui nous étonne – à moitié – c’est qu’un homme important qui a assumé des charges de responsabilité, tranche avec autant de facilité des problèmes sur lesquels ses informations nous semblent assez vagues, sinon erronées. Il n’est pas le seul malheureusement.

 

Le Périple de Chou en Laï

Chou en Laï a terminé sa tournée en pays communistes. Sa visite a déçu Varsovie et Budapest, car il s’est conformé, en paroles du moins, aux directives de Moscou. Il est en effet soumis à une double pression. De Pékin d’abord où son rival et supérieur en hiérarchie Li Cheung Chi (Li Shangzhi ?), le secrétaire général du Parti, s’est prononcé contre toute indiscipline dans le camp communiste. De Moscou d’autre part, qui menaçait en cas de manœuvre oblique, de suspendre les livraisons d’outillage à la Chine. Il faut remarquer au surplus que la plus grande partie de ces fournitures ne vient pas de Russie, mais des Satellites. Les ouvriers hongrois travaillaient pour les chemins de fer chinois. Les Tchèques fournissent l’armement, la Roumanie le pétrole.

On appelle cela la solidarité du camp socialiste. C’est en réalité l’esclavage de millions de travailleurs au service d’une politique. Quoi qu’il en soit, Pékin ne peut se passer de ces prestations. Krouchtchev l’a fait sentir à Chou en Laï qui s’est incliné.

 

Marché Commun

Il est difficile de ne rien dire du Marché Commun et de l’Euratom à l’heure où tout le monde en parle. Jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’à la signature d’un accord précis, il nous semble qu’il s’agit plutôt d’une diversion à nos préoccupations immédiates ; de même, l’intérêt que Londres prend subitement au projet détourne l’attention du public anglais de ses récentes déconvenues internationales. Nous avons dit combien les circonstances présentes se prêtent mal à la constitution d’une Europe économiquement unifiée. Que dire, au surplus, d’un projet qui ne sera réellement en application que dans quatre, cinq ou six ans ? Au rythme où va l’histoire, qui peut se faire idée de l’état du monde à ce moment-là ? On parle d’Eurafrique. Où en en sera l’Afrique en 1963 ? Ces plans viennent trop tard. Le rejet de la C.E.D. à laquelle par une ironie du sort on retourne en silence, est à l’origine de nos déboires, et particulièrement de la méfiance dans le camp occidental. Le désastre de Suez a fait le reste.

On ne réparera pas ces échecs avec un traité entre les Six où chacun aura mis assez de clauses de sauvegarde pour le rendre inopérant. Cela dit, mieux vaut un plan de bonnes intentions que rien. Les institutions créent des habitudes et des perspectives. La conjoncture peut se retourner et offrir des conditions favorables qui n’existent pas présentement. En supposant le problème résolu, on trouvera peut-être un jour la solution.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-01-12 – La Politique de l’Équilibriste

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-12 – La Vie Internationale.

 

La Politique de l’Équilibriste

 

Un adage militaire dit : « Quand vous ne savez pas quoi faire, faites quelque chose ». C’est ainsi que les Américains jugent la nouvelle initiative du Général-président Eisenhower.

 

Le Message d’Eisenhower sur le Moyen-Orient

On se demande, en effet, dans quel but l’Administration a mis en mouvement l’opinion et le Congrès pour leur faire approuver un plan, d’ailleurs obscur, d’assistance au Moyen-Orient comportant l’éventualité d’une action militaire dans des conditions qui, comme elles sont prévues, ne risquent pas d’être réalisées. Qu’il s’agisse d’aide économique ou de fournitures d’armes, le Président avait les moyens d’y pourvoir, sans pouvoirs spéciaux. En cas d’agression soviétique, une procédure était prévue qui, dans le cas de la Corée, avait fonctionné.

Le résultat de l’initiative présidentielle apparaît jusqu’ici plutôt négatif. L’opposition démocrate profite de l’occasion pour formuler des critiques, l’accueil des Pays Arabes est partagé. Ceux du pacte de Bagdad s’en félicitent surtout pour l’appoint de dollars. Les amis de Nasser s’insurgent, Israël se méfie. Les Anglais y voient l’intention des Etats-Unis de se substituer à eux dans cette partie du monde. A Paris, on veut y trouver la preuve qu’on avait raison, manière de voir plutôt contestable. Naturellement, le Bloc communiste crie au colonialisme, et les neutralistes sont plus ou moins du même avis.

 

La Quadrature du Cercle

Aucune de ces opinions d’ailleurs n’est exacte : les Américains n’ont pas l’intention de remplacer les Franco-Anglais, ni de conduire là-bas une politique colonialiste qui avait cessé d’ailleurs d’être pratiquée par ceux-là depuis longtemps. Ils voudraient, là comme ailleurs, contrecarrer l’action soviétique par des moyens financiers et diplomatiques. La tâche ne sera pas facile. Eisenhower et Dulles ont dû s’apercevoir qu’elle sera beaucoup moins aisée après le départ des Franco-Anglais qu’avant. Ils jouaient le rôle d’arbitre et pouvaient avec l’appui de l’O.N.U. imposer une solution de compromis. Seuls, c’est leur volonté qu’ils devront faire prévaloir et ils seront difficilement suivis.

Même s’il n’en est rien, on les accusera de défendre leurs intérêts et ceux des Franco-Anglais par surcroît. Nasser, qui observe docilement les instructions de Molotov et s’en est jusqu’ici fort bien trouvé, fera le jeu russe contre les Américains et la Syrie, à moins d’un coup d’état, suivra. Ne pouvant prendre parti entre Israël et les Arabes, les Américains se heurteront aux mêmes difficultés que les Anglais, et l’opinion américaine reconnaîtra bientôt qu’on a fait à la Maison Blanche beaucoup de bruit pour rien.

Nous espérons nous tromper, mais nous ne voyons pas comment des principes dont ils partent, les Américains peuvent faire sortir une solution même provisoire aux troubles du Moyen-Orient, c’est-à-dire assurer le libre fonctionnement du Canal de Suez et garantir Israël contre une nouvelle agression.

 

La Politique Russe en Hongrie

On est fixé maintenant sur la politique russe en Hongrie. Elle ne comporte aucune surprise, sinon que Pékin paraît s’y rallier. Krouchtchev et Malenkov ont réuni à Budapest leurs fidèles des démocraties dites populaires, sauf la Pologne et la D.D.R. Ils ont réaffirmé qu’aucune nouvelle orientation d’ordre politique n’interviendra. Kadar gouvernera comme Rákosi. L’armée rouge restera en Hongrie.

Il y a cependant un changement. C’est que Moscou ne voit pas d’inconvénient majeur à liquider l’essentiel du communisme dans l’ordre social. La propriété privée des paysans sera rétablie et les kolkhoses deviendront facultatifs, c’est-à-dire ne seront pas restaurés. L’artisanat sera reconstitué, le petit commerce autorisé et les paysans n’auront plus à livrer obligatoirement leurs produits aux organismes d’Etat. Enfin, l’exercice religieux sera libre. Si ces promesses étaient tenues, on ne voit pas bien quelle différence il y aurait entre le programme du socialisme occidental et celui-là. Et il est possible que ces directives nouvelles soient observées. C’est le seul moyen qu’ont les Russes de rendre viable l’économie hongroise, et ils n’ont pas envie de payer indéfiniment pour entretenir un système qui ne fonctionne pas. Une seule chose compte pour eux : la puissance militaire. Conserver leur empire et ne rien abandonner de leur plate-forme stratégique. Le reste est secondaire.

Reste à savoir si les Hongrois s’inclineront. Sans doute il faudra bien que le pays vive et sans secours extérieur, le peuple magyar devra supporter Kadar, mais il a les moyens de lui faire une existence difficile et d’obliger les Russes à une vigilance embarrassante et démoralisante. Il n’y manquera pas.

 

L’Avenir de la Pologne

Ce qui est à craindre, c’est que la Pologne ne fasse les frais des déconvenues soviétiques. Si les Russes ont cédé à Varsovie, c’est qu’ils ne pouvaient faire front, à la fois à la révolte hongroise et à une insurrection polonaise. L’affaire hongroise calmée sinon réglée, ils peuvent rendre la position de Gomulka intenable et remettre la Pologne au pas. Ils ne le feront pas d’un coup, mais l’étrangleront par étapes en ruinant son crédit. Gomulka pour les Polonais n’est qu’un moindre mal. Il ne représente pas l’aspiration populaire qui est d’être débarrassée et des Russes et du communisme, comme partout ailleurs. Si son expérience n’amène aucune amélioration du sort des Polonais – et les Russes ont mille moyens pour l’empêcher – il pourra être liquidé sans soulever la colère des masses. C’est ce qu’aurait fait Staline, de plus en plus ressuscité.

 

Les Possibilités d’Action Américaine

Les Américains, là encore, se trouvent pris entre deux partis et probablement incapables de choisir, tout comme en Egypte. Ou bien soutenir Gomulka par une aide massive et porter au communisme un coup direct, quitte à obliger Moscou à réagir dans des conditions encore plus difficiles qu’en Hongrie, ou laisser faire. Il est probable qu’ils aideront la Pologne à très petite dose, épargnant aux Soviets de le faire eux-mêmes, et que le résultat sera nul comme à Budapest et au Caire. Ils auraient cependant là l’occasion de jouer une partie hardie moins coûteuse que la distribution de dollars aux quatre coins du monde qu’ils pratiquent sans profit. Mais on ne peut pas attendre grand-chose du tandem Eisenhower-Dulles après les déceptions de ces derniers mois.

Cette politique d’équilibriste, ne peut s’expliquer que par un optimisme religieux louable, à savoir que le Mal finira par reculer et se détruira lui-même. Cependant, ce serait prendre des désirs pour des réalités que de croire que les événements de Hongrie et de Pologne marquent le début d’un effondrement du bolchévisme. Ce que nous prévoyons plutôt, c’est que le cadre social communiste, inviable, disparaîtra subrepticement par étapes, tandis que subsistera la phraséologie et la propagande, et surtout l’impérialisme militaire qui vise à conquérir le reste du monde.

 

La Démission d’Eden

Eden s’en va et avec lui un peu de ce qui restait de la vieille Angleterre. Butler devait lui succéder. On lui a préféré MacMillan. Nous avions annoncé le 17 novembre dernier ce double événement. En Angleterre on ne liquide pas un premier ministre sans les délais de politesse. Victime du désastre de Suez, de la rancune de Dulles, de la violence sans précédent de l’attaque travailliste et peut-être aussi d’une certaine médiocrité de caractère, Eden tombe frappé par la seule décision hardie de sa carrière. L’opération dépassait ses moyens. MacMillan sauvera-t-il la barque Conservatrice ? Prévoyons des élections pour l’automne.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-01-05 – L’Horreur du Vide

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-05 – La Vie Internationale.

 

L’Horreur du Vide

 

On avait, aux Etats-Unis comme en Europe, tant reproché à l’administration Eisenhower-Dulles de ne rien faire qu’ils ont voulu donner l’impression d’une grande révolution.

 

Russes et Américains en Proche-Orient

Au vrai, ce n’est qu’apparence : le Président des Etats-Unis avait déjà prévenu l’U.R.S.S. que toute initiative militaire en Orient rencontrerait l’opposition armée de l’Amérique. Ainsi, en donnant une forme légale et officielle à cet avertissement, il n’y ajoute pas grand-chose. Les Russes d’ailleurs n’en ont nul besoin. Ils ont toujours été, depuis le temps des Tsars, d’une prudence extrême dans cette partie du monde. On l’a vu en Iran au temps de Mossadegh, en Turquie dans l’affaire de Kars el d’Ardahan, etc. Aujourd’hui, même ils ne soutiennent Nasser que par des conseils diplomatiques, ils l’ont vu à l’œuvre et ne l’aideront plus matériellement. Quant à la Syrie, ni l’U.R.S.S. ni les Etats-Unis ne peuvent faire fonds sur un pays d’une instabilité chronique où les passions s’exaltent jusqu’à l’absurde et changent d’objet selon les mots d’ordre qui passent.

 

Le Vide en Egypte

Cependant, l’action politique des Américains répond à un sentiment, sinon à une nécessité. La malheureuse affaire de Suez a ruiné pour toujours, semble-t-il, le crédit et l’influence française et anglaise en Egypte. Or, cette influence était tout ce qui comptait en Egypte ; le reste, c’est le fellah qui croupit dans sa misère et ses infirmités, le soldat qui fuit pieds nus dans le désert, quelques milliers de religieux musulmans fanatiques et des colonels dictateurs de théâtre. Il n’y a pas de pays où le départ des étrangers creuserait un vide plus profond. Le danger est là. Nasser est, malgré ses bravades, discrédité et entouré d’ennemis. Livrée à elle-même, c’est-à-dire à l’anarchie, l’Egypte pourrait être la proie de n’importe quelle idéologie ou fanatisme, comme la Syrie d’ailleurs, et les Russes auraient beau jeu pour leur propagande.

Les Américains vont donc essayer de maintenir un Nasser diminué, et de remplacer les Franco-Anglais plutôt par force que par goût, quitte à retrouver l’hostilité arabe qu’ils avaient cru apaiser en condamnant leurs vieux alliés à l’O.N.U. Si avec leur optimisme coutumier ils se font des illusions, nous ne les partageons pas. Personne dans cet Orient ne réussira à prendre une position solide et durable. Tôt ou tard, la xénophobie les fera reculer.

 

Le Jeu de Nasser

Cependant, Nasser continue son poker diplomatique en dénonçant son traité avec l’Angleterre, ce qui d’ailleurs ne signifie pas grand-chose, car celui-ci se trouvait caduc de lui-même ; par contre, il cède par étapes aux exigences de l’O.N.U. pour le déblaiement du Canal. Il cèdera également pour le libre passage et la supervision du trafic par l’organisation internationale. L’essentiel pour lui est qu’une mise en scène diplomatique lui permette de sauver la face. Sur ce point-là, avec les conseils quotidiens de Kiseliov, l’ambassadeur russe, il s’en tire fort bien.

 

En Pays Rouge

En Russie même, et en Hongrie, c’est toujours le black-out. L’agitation idéologique paraît se calmer ; étudiants et ouvriers sont rentrés dans l’ordre. Trêve de fin d’année, lassitude aussi. Mais on perçoit à certains signes que la dégradation du monde communiste se poursuit. La machine administrative se rouille ; la discipline se détend, et l’autorité dans l’ensemble se transmet mal d’échelon à échelon. La vie des sociétés ressemble à toutes les formes de la vie. Un organisme détraqué manifeste des symptômes morbides successifs et divers qui sont les manifestations d’un même mal : l’inadaptation.

Un des économistes yougoslaves qui est allé ces derniers temps à Moscou et à Varsovie est revenu consterné. « Nulle part, a-t-il confié à un occidental, le système communiste ne fonctionne, chez nous non plus ». Il a mis le temps à s’en apercevoir. Ce n’est pas d’avoir limogé Sabourov pour mettre Pervoukine qui changera quelque chose en U.R.S.S.

Alors Krouchtchev élève la voix, reprend les thèmes menaçants et redresse la statue de Staline. Il a besoin de se rassurer et la force est son seul recours. C’est cette force seule qui jusqu’ici a conservé son dur prestige qui maintient l’Empire soviétique. Reste à savoir quelle est sa valeur réelle. Nous l’ignorons ; ils l’ignorent eux-mêmes. Tout là-bas est faux, à commencer par les statistiques.

 

Le Double Jeu de Pékin

Cependant, la duplicité russe est dépassée par celle des Chinois. Ils sont imbattables sur ce terrain, quelle que soit d’ailleurs leur couleur politique. Tandis que Chou en Laï poursuit ses conversations asiatiques et mine avec autant de prudence que de patience la position russe chez les neutres, le Comité Central du Parti communiste chinois est plus stalinien que le Kremlin lui-même.

A ce double jeu, il y a deux raisons. D’abord ne pas donner prétexte aux Soviets pour renier leurs engagements d’assistance économique, ce que le Kremlin ferait avec empressement pour pouvoir renflouer tant bien que mal la Pologne et la Hongrie. Les Soviets ont dû déjà vendre un fort stock d’or pour faire face aux engagements internationaux de leurs satellites. Mais le gouffre est tel qu’on devine qu’ils ne les rempliront pas plus avant. Le dilemme va se présenter : ou la faillite ou l’aide américaine. Nous verrons.

Seconde raison du double jeu chinois. Faire pression sur les Etats-Unis en leur faisant espérer que Pékin se détacherait de Moscou dans la mesure où Washington lui ouvrira la route vers Formose et l’O.N.U. Les conversations Nehru-Eisenhower rapportées à Chou en Laï par le premier Indien ont dû décevoir le Chinois. Alors on fait donner de la voix aux soutiens de l’U.R.S.S. Les Américains sont paralysés en face de Chou en Laï, d’abord par leurs principes moraux. Ils ne sauraient, sans renier leur action en Corée, leur offrir un siège à l’O.N.U. Et surtout, ils ne savent pas comment négocier avec un Chinois, surtout doublé d’un communiste. Il n’y a pas de langue commune, de point d’appui aux conversations ; on ne sait ni où l’on va, ni à quoi l’on s’engage. L’incompréhension naturelle des peuples et des hommes n’a jamais trouvé de plus belle illustration.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-12-29 – L’Heure de l’Asie

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-29 – La Vie Internationale.

 

L’Heure de l’Asie

 

Nehru et le Communisme

Nehru, après avoir conféré avec Eisenhower, a déclaré ceci : « Les théories marxistes sont dépassées par le développement économique. Nées en Europe occidentale des conditions qui y régnaient il y a cent ans, elles sont aujourd’hui inapplicables. Ceux qui continuent de s’y tenir ne vivent pas dans le présent. »

Ce propos, pour nous banal, a une grande signification dans la bouche d’un Asiatique ; il aura un grand retentissement. D’autant qu’il a été tenu après que Nehru s’était entretenu avec Tchou-en-Laï pendant plusieurs jours. Nous sommes persuadés à plus d’un signe que le Chinois ne pense pas autrement et avec lui tous les hommes d’Etat asiatiques qu’il a consultés en Birmanie et au Pakistan. Quel que soit le développement des événements qui sont commandés par le rapport des forces, une idéologie qui a soulevé la ferveur d’un grand nombre d’hommes est aujourd’hui périmée.

 

La Visite de Tchou-en-Laï

C’est toujours l’attitude chinoise qui retient notre attention. Déjà évident, l’intérêt du périple de Tchou-en-Laï a pris tout son sens quand les gens du Kremlin ont pour ainsi dire sommé le Ministre de Pékin de se rendre à Moscou, alors qu’il était à Karachi et n’avait pas manifesté l’intention d’y aller. Il a accepté, mais a en même temps annoncé qu’il irait ensuite à Varsovie.

Varsovie devient un centre de rivalités. Tito qui n’a pas osé s’y rendre lui-même y a envoyé une mission économique qui a eu avec Gomulka des entretiens prolongés. Un jour viendra où un représentant de Washington sera prié de passer là.

Tchou-en-Laï en se désolidarisant d’avec Moscou cherche à orienter les peuples afro-asiatiques vers une formule originale de socialisme où propriété privée et collectivisme coexistent et même certaines formes de capitalisme personnel. Il cherche, d’autre part, à rassurer les petits peuples en condamnant à la fois la répression en Hongrie à mots couverts et l’agression en Egypte à grands cris, tout en écrasant en ce même moment la révolte des Tibétains. Cette révolte héroïque et sanglante comme celle des Hongrois et qui a soulevé dans le monde si peu d’émotion !

 

La Réunion du Comité Central à Moscou

Les Russes sont toujours aux abois et irrésolus. Le Comité Central du Parti s’est réuni. Un long communiqué a été publié qui, à première vue, ne diffère pas des homélies habituelles : succès dans l’accomplissement du plan en général, échecs reconnus sur pas mal de points, liquidation d’un responsable aujourd’hui Sabourov, critique de la bureaucratie, etc… Il y a dans ce fatras stéréotypé quelques nuances infimes qui révèlent les véritables préoccupations des rédacteurs. L’accent est mis sur les vertus et la nécessité de la planification, donc de l’autorité centrale, qui doit harmoniser l’effort industriel et décider des priorités à accorder aux activités diverses, l’industrie lourde devant toujours l’emporter.

Ce sont les « Conseils ouvriers » qui inquiètent le Comité Central, Ceux-ci veulent travailler à leur profit et pour le bien-être de leurs concitoyens et non pour les politiciens du Kremlin. Le nœud de la lutte à Budapest et à Varsovie est là, et les ouvriers ne se remettront à produire que lorsqu’ils seront sûrs d’échapper à la planification dictée par Moscou. Il sera difficile de les tromper. Les métallurgistes de Csepel ces jours-ci, prenaient les pièces de fer qu’ils venaient de tailler pour faire des traineaux pour leurs enfants. C’est un symbole.

 

Fermentation dans l’Intelligentzia

Un autre point qui émerge, c’est la référence constante et nouvelle aux devoirs de l’Intelligentzia. On sait que partout en Russie et chez les Satellites, les écrivains, artistes et assimilés sont des privilégiés du régime : honneurs et gros appointements. Moscou en les traitant ainsi avait un double but : montrer aux Occidentaux où leurs confrères sont souvent mal servis, même aux Etats-Unis, la place faite en U.R.S.S. aux intellectuels, mais c’était surtout pour tenir les intellectuels enchaînés au régime et fidèles à son service. Ils s’en acquittaient fort bien jusqu’à ces dernières années. D’une servilité irréprochable ils défiaient l’ennui et le ridicule. Cependant, depuis deux ans déjà, se sentant abandonnés du public, ils ont malgré leurs privilèges commencé à manifester des velléités d’indépendance, il y a eu les incartades de Cholokhov et le suicide de Fadeïev. Depuis, les Polonais ont jeté leurs couronnes et les Hongrois se sont joints à la révolte. La jeunesse a suivi partout – et le mal se répand aujourd’hui comme la poudre – jusqu’en Oural, jusqu’en Sibérie ces derniers jours. Cette démission des cerveaux aussi grave que la résistance passive des bras. Autre détail, au marché noir à Moscou, le Rouble a perdu en deux mois 25% de sa valeur. Il est à 15 frs au lieu de 20.

 

La Jeunesse Soviétique

Il faudrait cependant se garder d’illusions excessives sur le dégel impressionnant du monde bolchévique. Il a paru récemment en Allemagne un très curieux récit d’un prisonnier retour des bagnes de Vorkuta intitulé « Le Forçat ». Il nous donne une idée variée et précise de la neutralité des citoyens soviétiques, et particulièrement de la jeunesse. Celle-ci a en commun quelques aspirations avec toute la jeunesse du monde : vivre en liberté c’est-à-dire : avoir la sécurité de droit, n’être pas réveillé par la police secrète et emmené sans explication en Sibérie ; ensuite, la liberté de mouvement. Se déplacer à volonté et travailler où l’on veut, selon ses goûts et voir ce qui se fait ailleurs, sortir de Russie et rencontrer des étrangers. C’est déjà beaucoup demander en Soviétie. Par contre, la liberté de l’esprit ne les préoccupe que peu. Ils veulent plutôt qu’on leur enseigne ce qu’ils doivent faire. Ils tiennent pour perte de temps d’apprendre le catéchisme marxiste-léniniste. Ce que nous devons penser, disent-ils, c’est la science qui nous l’enseigne, ce que nous devons faire c’est la technique. Le scientisme leur suffit. Le redoutable ennui de l’idéologie officielle les a dégoûtés de la vie de l’esprit qui agitait leurs grands-pères. Ils seraient par contre passionnés de vie sentimentale ; ils demandent des romans plutôt que des philosophies. Ces remarques, génériques bien entendu, concordent avec l’expérience d’autres observateurs. Reste à savoir dans quelle mesure la technocratie est compatible avec la véritable liberté ou si elle ne tend pas à une forme nouvelle de servitude et même d’impérialisme.

 

Le Message Pontifical

Nous nous en voudrions de passer sous silence l’admirable message de Noël du Souverain Pontife, non seulement plein de sens spirituel mais de jugements et de propositions concrètes. Il rejoint nos pensées sur l’organisation des Nations-Unies, son insuffisance et ses mesures inégales dans les affaires de Suez et de Hongrie. Il demande comme beaucoup d’hommes justes une police internationale qui s’entremette partout où la dignité humaine est écrasée et s’oppose aux violations de la loi internationale.

Cependant, dans l’état actuel de l’organisation de l’O.N.U., le développement d’une telle force n’est pas sans risques. L’O.N.U. n’est pas un tribunal de justice, mais un forum où passions et intérêts interfèrent. Les Américains n’ont jamais été très chauds pour armer l’O.N.U Ils ont peur de certaines initiatives ordonnées par une majorité instable où des pays à peine existants ont le même poids que de grandes nations. Il faudrait qu’une véritable Cour de justice instruite par de vrais « sages » juge sans appel de l’opportunité d’employer la police internationale. Sinon, on devine à quels abus on pourrait aboutir et l’institution faisant plus de mal que de bien se discréditerait encore davantage.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-12-22 – De quelques Erreurs Fondamentales

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Le Courrier d’Aix – 1956-12-22 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Erreurs Fondamentales

 

Le rythme des événements s’est ralenti. L’affaire de Suez est entre les mains des Nations-Unies. C’est dire qu’elle n’évoluera pas vite. La révolte hongroise a épuisé ses forces. L’U.R.S.S., tout en restant maîtresse du terrain, n’a pas encore fixé sa future politique. L’Alliance Atlantique a retrouvé sa cohésion de principe, mais les fissures recouvertes demeurent en profondeur. S’il y a détente, il n’y a pas d’apaisement. La diplomatie est partout active à la recherche d’un équilibre nouveau.

 

Les Soviets craignent-ils l’Occident ?

La première est illustrée par un récent article de M. Duverger dans « Le Monde » intitulé « Le Danger de Guerre ». Il tient pour acquis que les dirigeants soviétiques se croient menacés par l’Occident et qu’ils tiennent leur glacis en Europe Centrale pour s’en défendre et que par conséquent il faut les rassurer en acceptant un plan de désarmement et la neutralisation de l’Allemagne et des pays satellites. C’est la thèse habituelle des tenants de la gauche de tous les pays européens.

En réalité, le thème de l’encerclement capitaliste et de la menace des impérialistes réactionnaires et autres fauteurs de guerre est un vieux slogan de propagande à l’usage interne pour maintenir la discipline par la crainte, en U.R.S.S. et chez les suivants de l’extérieur. Krouchtchev, Boulganine et consorts n’en croient pas un mot. Ils ont appris de leur ancien patron Staline, que les Occidentaux tremblent d’effroi devant leurs épouvantails et sont prêts à toutes les concessions dès qu’on les agite. Ils n’ont pas cru un instant à une intervention américaine en Hongrie, en Syrie ou ailleurs. Il leur a suffi de parler d’envoyer des volontaires en Egypte pour que l’opération franco-anglaise à Suez s’effondre. Et cependant, on n’avait qu’à réfléchir un instant pour se convaincre qu’ils étaient incapables techniquement de mettre leur menace à exécution. Nous n’en avons même pas parlé ici tant cela nous paraissait dérisoire et purement tactique. Mais cela a « pris » quand même.

Krouchtchev comme Molotov sont au contraire convaincus (ou l’étaient jusqu’ici) que sans avoir à exercer leur force ils nous « enterreraient tous » (sic). S’il y avait danger de guerre, il viendrait plutôt de ce que les Russes croient qu’ils peuvent tout se permettre devant la pusillanimité de leurs adversaires et qu’ils pourront toujours arrêter les frais si ceux-ci réagissaient sérieusement. S’ils s’accrochent à leur glacis européen, c’est qu’ils espèrent en faire un point de départ pour la conquête du reste de l’Europe. Ils ne consentiront jamais à reculer pas même si on leur offrait des avantages plus importants comme le départ d’Europe des armées américaines.

 

Y a-t-il un Partage d’Influence ?

Une seconde erreur, étalée par M. Mendès-France à la tribune du Parlement, c’est qu’il existerait entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis une sorte d’accord implicite pour un partage de fait des zones d’influences – chacun fixant à l’autre les limites de son expansion. – Rien de plus erroné. Les Américains ne reconnaîtront jamais la domination communiste. Tout comme les Russes croient à leur triomphe final, ils croient à la défaite du bolchévisme qui est pour eux le mal absolu. Tout le reste est tactique et opportunisme. Seulement  il leur est utile comme aux Russes d’avoir un ennemi qui fait peur à tous les faibles, ce qui leur permet, comme en ce moment, de recruter autour d’eux des nouveaux partisans parmi les neutres et les indécis.

La lutte entre les deux Grands continuera sous de multiples aspects avec des phases d’acuité et de rémission jusqu’à la disparition de l’un des deux systèmes. Tout compromis ne sera qu’une apparence fondée sur le rapport des forces.

 

L’Anti-Colonialisme des U.S.A.

Une troisième erreur représentée par des esprits aussi distingués qu’Augusto Guerriero et beaucoup d’Américains comme Miss Higgins est que les Etats-Unis considèrent « les intérêts des puissances européennes la France et l’Angleterre en dehors de l’Europe, comme des positions du colonialisme et que plutôt elles seront liquidées, plus vite on pourra créer un nouvel état de stabilité ».

Sans doute l’anti-colonialisme est le dogme constamment exprimé par les dirigeants américains. Cela leur vaut les sympathies des peuples de couleur en Asie et en Afrique. Dans l’affaire de Suez dont ils sont les bénéficiaires, ils se sont largement servis de l’argument. Mais au fond, ils ne sont qu’à demi sincères. Ces positions dites colonialistes qu’ils condamnent, ils en ont besoin, au moins pour l’heure. Ils seraient fort embarrassés si la France se retirait d’Afrique du jour au lendemain, ou l’Angleterre de ses possessions de par le monde.

Dans le vide ainsi créé, les Etats-Unis recueilleraient quelques successions, mais le communisme bien davantage et l’anarchie qui se répandrait au reste du monde ébranlerait non seulement leurs positions stratégiques, mais les fondements de leur économie de celles du Monde libre. Contre le « colonialisme », d’accord en principe, mais en fait pour qu’il évolue par étapes et sans drame majeur et qu’il conserve même assez de positions pour interdire les zones dangereuses aux forces de subversion.

Cette erreur est peut-être plus grave que les autres, car on voit presque tous les Européens, convaincus que les Etats-Unis font tout leur possible pour éliminer la France et l’Angleterre de leurs positions outre-mer pour se substituer à elles. Là encore, le voudraient-ils qu’ils en seraient matériellement et moralement incapables. Entre la tactique de la propagande et la politique réelle, il y a plus d’une nuance. C’est d’ailleurs ce que Bourguiba et le Prince Moulay Hassan ont compris en se renseignant à Washington dernièrement.

 

Les États-Unis et la Crise Financière Européenne

De même, les Etats-Unis ne laisseront pas s’effondrer l’Angleterre, et même les Conservateurs anglais, dans une crise financière sans espoir. Ils ont peur de voir au Foreign-Office, M. Bevan qui en cas d’élections favorables au Travaillisme serait le futur Ministre des Affaires étrangères. Pour la France, le cas est inverse. Il apparait bien que MM. Pineau et Ramadier n’ont rien obtenu de précis au cours des récentes conversations de Paris. Cela d’abord parce que Pineau, aux yeux de Dulles, est tenu pour le vrai responsable de l’affaire de Suez et aussi parce qu’il a commis l’erreur majeure de s’associer à Israël.

Rien ne pouvait en effet soulever le Monde arabe contre l’Occident mieux qu’une collusion avec Tel-Aviv. Le « cancer sioniste » est le seul lien passionnel entre tous les pays musulmans. Ni les Américains, ni les Anglais n’ont joué la carte israélienne, malgré les pressions qui s’exerçaient sur eux de l’intérieur, les Etats-Unis surtout. Nous avons perdu dans l’affaire toute notre influence en Moyen-Orient, influence morale et culturelle et quelques centaines de milliards d’affaires et de propriétés. Cela est sans remède, il n’y avait pas de pire erreur à commettre. Se battre contre Nasser aurait été assez aisément pardonné, d’autant que pas mal d’Arabes y auraient trouvé secrètement leur compte, mais s’allier avec Ben Gourion, c’était se condamner sans appel. Si bien que tout semble se passer comme si on laissait, à Washington, l’expérience socialiste française à ses difficultés financières et économiques auxquelles fatalement elle ne peut que succomber.

 

                                                                                                       CRITON

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