Criton – 1957-01-05 – L’Horreur du Vide

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-05 – La Vie Internationale.

 

L’Horreur du Vide

 

On avait, aux Etats-Unis comme en Europe, tant reproché à l’administration Eisenhower-Dulles de ne rien faire qu’ils ont voulu donner l’impression d’une grande révolution.

 

Russes et Américains en Proche-Orient

Au vrai, ce n’est qu’apparence : le Président des Etats-Unis avait déjà prévenu l’U.R.S.S. que toute initiative militaire en Orient rencontrerait l’opposition armée de l’Amérique. Ainsi, en donnant une forme légale et officielle à cet avertissement, il n’y ajoute pas grand-chose. Les Russes d’ailleurs n’en ont nul besoin. Ils ont toujours été, depuis le temps des Tsars, d’une prudence extrême dans cette partie du monde. On l’a vu en Iran au temps de Mossadegh, en Turquie dans l’affaire de Kars el d’Ardahan, etc. Aujourd’hui, même ils ne soutiennent Nasser que par des conseils diplomatiques, ils l’ont vu à l’œuvre et ne l’aideront plus matériellement. Quant à la Syrie, ni l’U.R.S.S. ni les Etats-Unis ne peuvent faire fonds sur un pays d’une instabilité chronique où les passions s’exaltent jusqu’à l’absurde et changent d’objet selon les mots d’ordre qui passent.

 

Le Vide en Egypte

Cependant, l’action politique des Américains répond à un sentiment, sinon à une nécessité. La malheureuse affaire de Suez a ruiné pour toujours, semble-t-il, le crédit et l’influence française et anglaise en Egypte. Or, cette influence était tout ce qui comptait en Egypte ; le reste, c’est le fellah qui croupit dans sa misère et ses infirmités, le soldat qui fuit pieds nus dans le désert, quelques milliers de religieux musulmans fanatiques et des colonels dictateurs de théâtre. Il n’y a pas de pays où le départ des étrangers creuserait un vide plus profond. Le danger est là. Nasser est, malgré ses bravades, discrédité et entouré d’ennemis. Livrée à elle-même, c’est-à-dire à l’anarchie, l’Egypte pourrait être la proie de n’importe quelle idéologie ou fanatisme, comme la Syrie d’ailleurs, et les Russes auraient beau jeu pour leur propagande.

Les Américains vont donc essayer de maintenir un Nasser diminué, et de remplacer les Franco-Anglais plutôt par force que par goût, quitte à retrouver l’hostilité arabe qu’ils avaient cru apaiser en condamnant leurs vieux alliés à l’O.N.U. Si avec leur optimisme coutumier ils se font des illusions, nous ne les partageons pas. Personne dans cet Orient ne réussira à prendre une position solide et durable. Tôt ou tard, la xénophobie les fera reculer.

 

Le Jeu de Nasser

Cependant, Nasser continue son poker diplomatique en dénonçant son traité avec l’Angleterre, ce qui d’ailleurs ne signifie pas grand-chose, car celui-ci se trouvait caduc de lui-même ; par contre, il cède par étapes aux exigences de l’O.N.U. pour le déblaiement du Canal. Il cèdera également pour le libre passage et la supervision du trafic par l’organisation internationale. L’essentiel pour lui est qu’une mise en scène diplomatique lui permette de sauver la face. Sur ce point-là, avec les conseils quotidiens de Kiseliov, l’ambassadeur russe, il s’en tire fort bien.

 

En Pays Rouge

En Russie même, et en Hongrie, c’est toujours le black-out. L’agitation idéologique paraît se calmer ; étudiants et ouvriers sont rentrés dans l’ordre. Trêve de fin d’année, lassitude aussi. Mais on perçoit à certains signes que la dégradation du monde communiste se poursuit. La machine administrative se rouille ; la discipline se détend, et l’autorité dans l’ensemble se transmet mal d’échelon à échelon. La vie des sociétés ressemble à toutes les formes de la vie. Un organisme détraqué manifeste des symptômes morbides successifs et divers qui sont les manifestations d’un même mal : l’inadaptation.

Un des économistes yougoslaves qui est allé ces derniers temps à Moscou et à Varsovie est revenu consterné. « Nulle part, a-t-il confié à un occidental, le système communiste ne fonctionne, chez nous non plus ». Il a mis le temps à s’en apercevoir. Ce n’est pas d’avoir limogé Sabourov pour mettre Pervoukine qui changera quelque chose en U.R.S.S.

Alors Krouchtchev élève la voix, reprend les thèmes menaçants et redresse la statue de Staline. Il a besoin de se rassurer et la force est son seul recours. C’est cette force seule qui jusqu’ici a conservé son dur prestige qui maintient l’Empire soviétique. Reste à savoir quelle est sa valeur réelle. Nous l’ignorons ; ils l’ignorent eux-mêmes. Tout là-bas est faux, à commencer par les statistiques.

 

Le Double Jeu de Pékin

Cependant, la duplicité russe est dépassée par celle des Chinois. Ils sont imbattables sur ce terrain, quelle que soit d’ailleurs leur couleur politique. Tandis que Chou en Laï poursuit ses conversations asiatiques et mine avec autant de prudence que de patience la position russe chez les neutres, le Comité Central du Parti communiste chinois est plus stalinien que le Kremlin lui-même.

A ce double jeu, il y a deux raisons. D’abord ne pas donner prétexte aux Soviets pour renier leurs engagements d’assistance économique, ce que le Kremlin ferait avec empressement pour pouvoir renflouer tant bien que mal la Pologne et la Hongrie. Les Soviets ont dû déjà vendre un fort stock d’or pour faire face aux engagements internationaux de leurs satellites. Mais le gouffre est tel qu’on devine qu’ils ne les rempliront pas plus avant. Le dilemme va se présenter : ou la faillite ou l’aide américaine. Nous verrons.

Seconde raison du double jeu chinois. Faire pression sur les Etats-Unis en leur faisant espérer que Pékin se détacherait de Moscou dans la mesure où Washington lui ouvrira la route vers Formose et l’O.N.U. Les conversations Nehru-Eisenhower rapportées à Chou en Laï par le premier Indien ont dû décevoir le Chinois. Alors on fait donner de la voix aux soutiens de l’U.R.S.S. Les Américains sont paralysés en face de Chou en Laï, d’abord par leurs principes moraux. Ils ne sauraient, sans renier leur action en Corée, leur offrir un siège à l’O.N.U. Et surtout, ils ne savent pas comment négocier avec un Chinois, surtout doublé d’un communiste. Il n’y a pas de langue commune, de point d’appui aux conversations ; on ne sait ni où l’on va, ni à quoi l’on s’engage. L’incompréhension naturelle des peuples et des hommes n’a jamais trouvé de plus belle illustration.

 

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