original-criton-1956-12-29 pdf
Le Courrier d’Aix – 1956-12-29 – La Vie Internationale.
L’Heure de l’Asie
Nehru et le Communisme
Nehru, après avoir conféré avec Eisenhower, a déclaré ceci : « Les théories marxistes sont dépassées par le développement économique. Nées en Europe occidentale des conditions qui y régnaient il y a cent ans, elles sont aujourd’hui inapplicables. Ceux qui continuent de s’y tenir ne vivent pas dans le présent. »
Ce propos, pour nous banal, a une grande signification dans la bouche d’un Asiatique ; il aura un grand retentissement. D’autant qu’il a été tenu après que Nehru s’était entretenu avec Tchou-en-Laï pendant plusieurs jours. Nous sommes persuadés à plus d’un signe que le Chinois ne pense pas autrement et avec lui tous les hommes d’Etat asiatiques qu’il a consultés en Birmanie et au Pakistan. Quel que soit le développement des événements qui sont commandés par le rapport des forces, une idéologie qui a soulevé la ferveur d’un grand nombre d’hommes est aujourd’hui périmée.
La Visite de Tchou-en-Laï
C’est toujours l’attitude chinoise qui retient notre attention. Déjà évident, l’intérêt du périple de Tchou-en-Laï a pris tout son sens quand les gens du Kremlin ont pour ainsi dire sommé le Ministre de Pékin de se rendre à Moscou, alors qu’il était à Karachi et n’avait pas manifesté l’intention d’y aller. Il a accepté, mais a en même temps annoncé qu’il irait ensuite à Varsovie.
Varsovie devient un centre de rivalités. Tito qui n’a pas osé s’y rendre lui-même y a envoyé une mission économique qui a eu avec Gomulka des entretiens prolongés. Un jour viendra où un représentant de Washington sera prié de passer là.
Tchou-en-Laï en se désolidarisant d’avec Moscou cherche à orienter les peuples afro-asiatiques vers une formule originale de socialisme où propriété privée et collectivisme coexistent et même certaines formes de capitalisme personnel. Il cherche, d’autre part, à rassurer les petits peuples en condamnant à la fois la répression en Hongrie à mots couverts et l’agression en Egypte à grands cris, tout en écrasant en ce même moment la révolte des Tibétains. Cette révolte héroïque et sanglante comme celle des Hongrois et qui a soulevé dans le monde si peu d’émotion !
La Réunion du Comité Central à Moscou
Les Russes sont toujours aux abois et irrésolus. Le Comité Central du Parti s’est réuni. Un long communiqué a été publié qui, à première vue, ne diffère pas des homélies habituelles : succès dans l’accomplissement du plan en général, échecs reconnus sur pas mal de points, liquidation d’un responsable aujourd’hui Sabourov, critique de la bureaucratie, etc… Il y a dans ce fatras stéréotypé quelques nuances infimes qui révèlent les véritables préoccupations des rédacteurs. L’accent est mis sur les vertus et la nécessité de la planification, donc de l’autorité centrale, qui doit harmoniser l’effort industriel et décider des priorités à accorder aux activités diverses, l’industrie lourde devant toujours l’emporter.
Ce sont les « Conseils ouvriers » qui inquiètent le Comité Central, Ceux-ci veulent travailler à leur profit et pour le bien-être de leurs concitoyens et non pour les politiciens du Kremlin. Le nœud de la lutte à Budapest et à Varsovie est là, et les ouvriers ne se remettront à produire que lorsqu’ils seront sûrs d’échapper à la planification dictée par Moscou. Il sera difficile de les tromper. Les métallurgistes de Csepel ces jours-ci, prenaient les pièces de fer qu’ils venaient de tailler pour faire des traineaux pour leurs enfants. C’est un symbole.
Fermentation dans l’Intelligentzia
Un autre point qui émerge, c’est la référence constante et nouvelle aux devoirs de l’Intelligentzia. On sait que partout en Russie et chez les Satellites, les écrivains, artistes et assimilés sont des privilégiés du régime : honneurs et gros appointements. Moscou en les traitant ainsi avait un double but : montrer aux Occidentaux où leurs confrères sont souvent mal servis, même aux Etats-Unis, la place faite en U.R.S.S. aux intellectuels, mais c’était surtout pour tenir les intellectuels enchaînés au régime et fidèles à son service. Ils s’en acquittaient fort bien jusqu’à ces dernières années. D’une servilité irréprochable ils défiaient l’ennui et le ridicule. Cependant, depuis deux ans déjà, se sentant abandonnés du public, ils ont malgré leurs privilèges commencé à manifester des velléités d’indépendance, il y a eu les incartades de Cholokhov et le suicide de Fadeïev. Depuis, les Polonais ont jeté leurs couronnes et les Hongrois se sont joints à la révolte. La jeunesse a suivi partout – et le mal se répand aujourd’hui comme la poudre – jusqu’en Oural, jusqu’en Sibérie ces derniers jours. Cette démission des cerveaux aussi grave que la résistance passive des bras. Autre détail, au marché noir à Moscou, le Rouble a perdu en deux mois 25% de sa valeur. Il est à 15 frs au lieu de 20.
La Jeunesse Soviétique
Il faudrait cependant se garder d’illusions excessives sur le dégel impressionnant du monde bolchévique. Il a paru récemment en Allemagne un très curieux récit d’un prisonnier retour des bagnes de Vorkuta intitulé « Le Forçat ». Il nous donne une idée variée et précise de la neutralité des citoyens soviétiques, et particulièrement de la jeunesse. Celle-ci a en commun quelques aspirations avec toute la jeunesse du monde : vivre en liberté c’est-à-dire : avoir la sécurité de droit, n’être pas réveillé par la police secrète et emmené sans explication en Sibérie ; ensuite, la liberté de mouvement. Se déplacer à volonté et travailler où l’on veut, selon ses goûts et voir ce qui se fait ailleurs, sortir de Russie et rencontrer des étrangers. C’est déjà beaucoup demander en Soviétie. Par contre, la liberté de l’esprit ne les préoccupe que peu. Ils veulent plutôt qu’on leur enseigne ce qu’ils doivent faire. Ils tiennent pour perte de temps d’apprendre le catéchisme marxiste-léniniste. Ce que nous devons penser, disent-ils, c’est la science qui nous l’enseigne, ce que nous devons faire c’est la technique. Le scientisme leur suffit. Le redoutable ennui de l’idéologie officielle les a dégoûtés de la vie de l’esprit qui agitait leurs grands-pères. Ils seraient par contre passionnés de vie sentimentale ; ils demandent des romans plutôt que des philosophies. Ces remarques, génériques bien entendu, concordent avec l’expérience d’autres observateurs. Reste à savoir dans quelle mesure la technocratie est compatible avec la véritable liberté ou si elle ne tend pas à une forme nouvelle de servitude et même d’impérialisme.
Le Message Pontifical
Nous nous en voudrions de passer sous silence l’admirable message de Noël du Souverain Pontife, non seulement plein de sens spirituel mais de jugements et de propositions concrètes. Il rejoint nos pensées sur l’organisation des Nations-Unies, son insuffisance et ses mesures inégales dans les affaires de Suez et de Hongrie. Il demande comme beaucoup d’hommes justes une police internationale qui s’entremette partout où la dignité humaine est écrasée et s’oppose aux violations de la loi internationale.
Cependant, dans l’état actuel de l’organisation de l’O.N.U., le développement d’une telle force n’est pas sans risques. L’O.N.U. n’est pas un tribunal de justice, mais un forum où passions et intérêts interfèrent. Les Américains n’ont jamais été très chauds pour armer l’O.N.U Ils ont peur de certaines initiatives ordonnées par une majorité instable où des pays à peine existants ont le même poids que de grandes nations. Il faudrait qu’une véritable Cour de justice instruite par de vrais « sages » juge sans appel de l’opportunité d’employer la police internationale. Sinon, on devine à quels abus on pourrait aboutir et l’institution faisant plus de mal que de bien se discréditerait encore davantage.
CRITON