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Le Courrier d’Aix – 1956-12-22 – La Vie Internationale.
De Quelques Erreurs Fondamentales
Le rythme des événements s’est ralenti. L’affaire de Suez est entre les mains des Nations-Unies. C’est dire qu’elle n’évoluera pas vite. La révolte hongroise a épuisé ses forces. L’U.R.S.S., tout en restant maîtresse du terrain, n’a pas encore fixé sa future politique. L’Alliance Atlantique a retrouvé sa cohésion de principe, mais les fissures recouvertes demeurent en profondeur. S’il y a détente, il n’y a pas d’apaisement. La diplomatie est partout active à la recherche d’un équilibre nouveau.
Les Soviets craignent-ils l’Occident ?
La première est illustrée par un récent article de M. Duverger dans « Le Monde » intitulé « Le Danger de Guerre ». Il tient pour acquis que les dirigeants soviétiques se croient menacés par l’Occident et qu’ils tiennent leur glacis en Europe Centrale pour s’en défendre et que par conséquent il faut les rassurer en acceptant un plan de désarmement et la neutralisation de l’Allemagne et des pays satellites. C’est la thèse habituelle des tenants de la gauche de tous les pays européens.
En réalité, le thème de l’encerclement capitaliste et de la menace des impérialistes réactionnaires et autres fauteurs de guerre est un vieux slogan de propagande à l’usage interne pour maintenir la discipline par la crainte, en U.R.S.S. et chez les suivants de l’extérieur. Krouchtchev, Boulganine et consorts n’en croient pas un mot. Ils ont appris de leur ancien patron Staline, que les Occidentaux tremblent d’effroi devant leurs épouvantails et sont prêts à toutes les concessions dès qu’on les agite. Ils n’ont pas cru un instant à une intervention américaine en Hongrie, en Syrie ou ailleurs. Il leur a suffi de parler d’envoyer des volontaires en Egypte pour que l’opération franco-anglaise à Suez s’effondre. Et cependant, on n’avait qu’à réfléchir un instant pour se convaincre qu’ils étaient incapables techniquement de mettre leur menace à exécution. Nous n’en avons même pas parlé ici tant cela nous paraissait dérisoire et purement tactique. Mais cela a « pris » quand même.
Krouchtchev comme Molotov sont au contraire convaincus (ou l’étaient jusqu’ici) que sans avoir à exercer leur force ils nous « enterreraient tous » (sic). S’il y avait danger de guerre, il viendrait plutôt de ce que les Russes croient qu’ils peuvent tout se permettre devant la pusillanimité de leurs adversaires et qu’ils pourront toujours arrêter les frais si ceux-ci réagissaient sérieusement. S’ils s’accrochent à leur glacis européen, c’est qu’ils espèrent en faire un point de départ pour la conquête du reste de l’Europe. Ils ne consentiront jamais à reculer pas même si on leur offrait des avantages plus importants comme le départ d’Europe des armées américaines.
Y a-t-il un Partage d’Influence ?
Une seconde erreur, étalée par M. Mendès-France à la tribune du Parlement, c’est qu’il existerait entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis une sorte d’accord implicite pour un partage de fait des zones d’influences – chacun fixant à l’autre les limites de son expansion. – Rien de plus erroné. Les Américains ne reconnaîtront jamais la domination communiste. Tout comme les Russes croient à leur triomphe final, ils croient à la défaite du bolchévisme qui est pour eux le mal absolu. Tout le reste est tactique et opportunisme. Seulement il leur est utile comme aux Russes d’avoir un ennemi qui fait peur à tous les faibles, ce qui leur permet, comme en ce moment, de recruter autour d’eux des nouveaux partisans parmi les neutres et les indécis.
La lutte entre les deux Grands continuera sous de multiples aspects avec des phases d’acuité et de rémission jusqu’à la disparition de l’un des deux systèmes. Tout compromis ne sera qu’une apparence fondée sur le rapport des forces.
L’Anti-Colonialisme des U.S.A.
Une troisième erreur représentée par des esprits aussi distingués qu’Augusto Guerriero et beaucoup d’Américains comme Miss Higgins est que les Etats-Unis considèrent « les intérêts des puissances européennes la France et l’Angleterre en dehors de l’Europe, comme des positions du colonialisme et que plutôt elles seront liquidées, plus vite on pourra créer un nouvel état de stabilité ».
Sans doute l’anti-colonialisme est le dogme constamment exprimé par les dirigeants américains. Cela leur vaut les sympathies des peuples de couleur en Asie et en Afrique. Dans l’affaire de Suez dont ils sont les bénéficiaires, ils se sont largement servis de l’argument. Mais au fond, ils ne sont qu’à demi sincères. Ces positions dites colonialistes qu’ils condamnent, ils en ont besoin, au moins pour l’heure. Ils seraient fort embarrassés si la France se retirait d’Afrique du jour au lendemain, ou l’Angleterre de ses possessions de par le monde.
Dans le vide ainsi créé, les Etats-Unis recueilleraient quelques successions, mais le communisme bien davantage et l’anarchie qui se répandrait au reste du monde ébranlerait non seulement leurs positions stratégiques, mais les fondements de leur économie de celles du Monde libre. Contre le « colonialisme », d’accord en principe, mais en fait pour qu’il évolue par étapes et sans drame majeur et qu’il conserve même assez de positions pour interdire les zones dangereuses aux forces de subversion.
Cette erreur est peut-être plus grave que les autres, car on voit presque tous les Européens, convaincus que les Etats-Unis font tout leur possible pour éliminer la France et l’Angleterre de leurs positions outre-mer pour se substituer à elles. Là encore, le voudraient-ils qu’ils en seraient matériellement et moralement incapables. Entre la tactique de la propagande et la politique réelle, il y a plus d’une nuance. C’est d’ailleurs ce que Bourguiba et le Prince Moulay Hassan ont compris en se renseignant à Washington dernièrement.
Les États-Unis et la Crise Financière Européenne
De même, les Etats-Unis ne laisseront pas s’effondrer l’Angleterre, et même les Conservateurs anglais, dans une crise financière sans espoir. Ils ont peur de voir au Foreign-Office, M. Bevan qui en cas d’élections favorables au Travaillisme serait le futur Ministre des Affaires étrangères. Pour la France, le cas est inverse. Il apparait bien que MM. Pineau et Ramadier n’ont rien obtenu de précis au cours des récentes conversations de Paris. Cela d’abord parce que Pineau, aux yeux de Dulles, est tenu pour le vrai responsable de l’affaire de Suez et aussi parce qu’il a commis l’erreur majeure de s’associer à Israël.
Rien ne pouvait en effet soulever le Monde arabe contre l’Occident mieux qu’une collusion avec Tel-Aviv. Le « cancer sioniste » est le seul lien passionnel entre tous les pays musulmans. Ni les Américains, ni les Anglais n’ont joué la carte israélienne, malgré les pressions qui s’exerçaient sur eux de l’intérieur, les Etats-Unis surtout. Nous avons perdu dans l’affaire toute notre influence en Moyen-Orient, influence morale et culturelle et quelques centaines de milliards d’affaires et de propriétés. Cela est sans remède, il n’y avait pas de pire erreur à commettre. Se battre contre Nasser aurait été assez aisément pardonné, d’autant que pas mal d’Arabes y auraient trouvé secrètement leur compte, mais s’allier avec Ben Gourion, c’était se condamner sans appel. Si bien que tout semble se passer comme si on laissait, à Washington, l’expérience socialiste française à ses difficultés financières et économiques auxquelles fatalement elle ne peut que succomber.
CRITON