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Le Courrier d’Aix – 1957-01-12 – La Vie Internationale.
La Politique de l’Équilibriste
Un adage militaire dit : « Quand vous ne savez pas quoi faire, faites quelque chose ». C’est ainsi que les Américains jugent la nouvelle initiative du Général-président Eisenhower.
Le Message d’Eisenhower sur le Moyen-Orient
On se demande, en effet, dans quel but l’Administration a mis en mouvement l’opinion et le Congrès pour leur faire approuver un plan, d’ailleurs obscur, d’assistance au Moyen-Orient comportant l’éventualité d’une action militaire dans des conditions qui, comme elles sont prévues, ne risquent pas d’être réalisées. Qu’il s’agisse d’aide économique ou de fournitures d’armes, le Président avait les moyens d’y pourvoir, sans pouvoirs spéciaux. En cas d’agression soviétique, une procédure était prévue qui, dans le cas de la Corée, avait fonctionné.
Le résultat de l’initiative présidentielle apparaît jusqu’ici plutôt négatif. L’opposition démocrate profite de l’occasion pour formuler des critiques, l’accueil des Pays Arabes est partagé. Ceux du pacte de Bagdad s’en félicitent surtout pour l’appoint de dollars. Les amis de Nasser s’insurgent, Israël se méfie. Les Anglais y voient l’intention des Etats-Unis de se substituer à eux dans cette partie du monde. A Paris, on veut y trouver la preuve qu’on avait raison, manière de voir plutôt contestable. Naturellement, le Bloc communiste crie au colonialisme, et les neutralistes sont plus ou moins du même avis.
La Quadrature du Cercle
Aucune de ces opinions d’ailleurs n’est exacte : les Américains n’ont pas l’intention de remplacer les Franco-Anglais, ni de conduire là-bas une politique colonialiste qui avait cessé d’ailleurs d’être pratiquée par ceux-là depuis longtemps. Ils voudraient, là comme ailleurs, contrecarrer l’action soviétique par des moyens financiers et diplomatiques. La tâche ne sera pas facile. Eisenhower et Dulles ont dû s’apercevoir qu’elle sera beaucoup moins aisée après le départ des Franco-Anglais qu’avant. Ils jouaient le rôle d’arbitre et pouvaient avec l’appui de l’O.N.U. imposer une solution de compromis. Seuls, c’est leur volonté qu’ils devront faire prévaloir et ils seront difficilement suivis.
Même s’il n’en est rien, on les accusera de défendre leurs intérêts et ceux des Franco-Anglais par surcroît. Nasser, qui observe docilement les instructions de Molotov et s’en est jusqu’ici fort bien trouvé, fera le jeu russe contre les Américains et la Syrie, à moins d’un coup d’état, suivra. Ne pouvant prendre parti entre Israël et les Arabes, les Américains se heurteront aux mêmes difficultés que les Anglais, et l’opinion américaine reconnaîtra bientôt qu’on a fait à la Maison Blanche beaucoup de bruit pour rien.
Nous espérons nous tromper, mais nous ne voyons pas comment des principes dont ils partent, les Américains peuvent faire sortir une solution même provisoire aux troubles du Moyen-Orient, c’est-à-dire assurer le libre fonctionnement du Canal de Suez et garantir Israël contre une nouvelle agression.
La Politique Russe en Hongrie
On est fixé maintenant sur la politique russe en Hongrie. Elle ne comporte aucune surprise, sinon que Pékin paraît s’y rallier. Krouchtchev et Malenkov ont réuni à Budapest leurs fidèles des démocraties dites populaires, sauf la Pologne et la D.D.R. Ils ont réaffirmé qu’aucune nouvelle orientation d’ordre politique n’interviendra. Kadar gouvernera comme Rákosi. L’armée rouge restera en Hongrie.
Il y a cependant un changement. C’est que Moscou ne voit pas d’inconvénient majeur à liquider l’essentiel du communisme dans l’ordre social. La propriété privée des paysans sera rétablie et les kolkhoses deviendront facultatifs, c’est-à-dire ne seront pas restaurés. L’artisanat sera reconstitué, le petit commerce autorisé et les paysans n’auront plus à livrer obligatoirement leurs produits aux organismes d’Etat. Enfin, l’exercice religieux sera libre. Si ces promesses étaient tenues, on ne voit pas bien quelle différence il y aurait entre le programme du socialisme occidental et celui-là. Et il est possible que ces directives nouvelles soient observées. C’est le seul moyen qu’ont les Russes de rendre viable l’économie hongroise, et ils n’ont pas envie de payer indéfiniment pour entretenir un système qui ne fonctionne pas. Une seule chose compte pour eux : la puissance militaire. Conserver leur empire et ne rien abandonner de leur plate-forme stratégique. Le reste est secondaire.
Reste à savoir si les Hongrois s’inclineront. Sans doute il faudra bien que le pays vive et sans secours extérieur, le peuple magyar devra supporter Kadar, mais il a les moyens de lui faire une existence difficile et d’obliger les Russes à une vigilance embarrassante et démoralisante. Il n’y manquera pas.
L’Avenir de la Pologne
Ce qui est à craindre, c’est que la Pologne ne fasse les frais des déconvenues soviétiques. Si les Russes ont cédé à Varsovie, c’est qu’ils ne pouvaient faire front, à la fois à la révolte hongroise et à une insurrection polonaise. L’affaire hongroise calmée sinon réglée, ils peuvent rendre la position de Gomulka intenable et remettre la Pologne au pas. Ils ne le feront pas d’un coup, mais l’étrangleront par étapes en ruinant son crédit. Gomulka pour les Polonais n’est qu’un moindre mal. Il ne représente pas l’aspiration populaire qui est d’être débarrassée et des Russes et du communisme, comme partout ailleurs. Si son expérience n’amène aucune amélioration du sort des Polonais – et les Russes ont mille moyens pour l’empêcher – il pourra être liquidé sans soulever la colère des masses. C’est ce qu’aurait fait Staline, de plus en plus ressuscité.
Les Possibilités d’Action Américaine
Les Américains, là encore, se trouvent pris entre deux partis et probablement incapables de choisir, tout comme en Egypte. Ou bien soutenir Gomulka par une aide massive et porter au communisme un coup direct, quitte à obliger Moscou à réagir dans des conditions encore plus difficiles qu’en Hongrie, ou laisser faire. Il est probable qu’ils aideront la Pologne à très petite dose, épargnant aux Soviets de le faire eux-mêmes, et que le résultat sera nul comme à Budapest et au Caire. Ils auraient cependant là l’occasion de jouer une partie hardie moins coûteuse que la distribution de dollars aux quatre coins du monde qu’ils pratiquent sans profit. Mais on ne peut pas attendre grand-chose du tandem Eisenhower-Dulles après les déceptions de ces derniers mois.
Cette politique d’équilibriste, ne peut s’expliquer que par un optimisme religieux louable, à savoir que le Mal finira par reculer et se détruira lui-même. Cependant, ce serait prendre des désirs pour des réalités que de croire que les événements de Hongrie et de Pologne marquent le début d’un effondrement du bolchévisme. Ce que nous prévoyons plutôt, c’est que le cadre social communiste, inviable, disparaîtra subrepticement par étapes, tandis que subsistera la phraséologie et la propagande, et surtout l’impérialisme militaire qui vise à conquérir le reste du monde.
La Démission d’Eden
Eden s’en va et avec lui un peu de ce qui restait de la vieille Angleterre. Butler devait lui succéder. On lui a préféré MacMillan. Nous avions annoncé le 17 novembre dernier ce double événement. En Angleterre on ne liquide pas un premier ministre sans les délais de politesse. Victime du désastre de Suez, de la rancune de Dulles, de la violence sans précédent de l’attaque travailliste et peut-être aussi d’une certaine médiocrité de caractère, Eden tombe frappé par la seule décision hardie de sa carrière. L’opération dépassait ses moyens. MacMillan sauvera-t-il la barque Conservatrice ? Prévoyons des élections pour l’automne.
CRITON