Criton – 1957-01-19 – Points d’Interrogation

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Le Courrier d’Aix – 1957-01-19 – La Vie Internationale.

 

Points d’Interrogation

 

La présentation au Congrès américain du plan Eisenhower pour le Moyen-Orient a suscité plus de critiques que d’approbations, et Dean Acheson, l’ancien secrétaire d’Etat démocrate a remarqué, comme nous le disions l’autre jour, que le Président avait assez de pouvoir pour exécuter son dessein sans solliciter les deux Chambres.

 

Le Danger Russe en Moyen-Orient

Dans la défense du programme, Foster Dulles a usé d’arguments pressants et alarmistes sur la préparation militaire soviétique en Pays Arabes. Or, lorsque les Franco-Anglais ont tenté de justifier leur action à Suez, le même Dulles avait minimisé la pénétration soviétique. Il prétend aujourd’hui que si le Congrès rejetait son plan, un conflit dans cette région et l’intervention des troupes américaines seraient inévitables.

En réalité, sans renseignements particuliers, on connaissait à peu près l’importance des envois d’armes, d’avions et de spécialistes en Syrie par les Soviets et l’état des forces militaires rassemblées aux frontières turques. Cela signifie que les Russes cherchent à entretenir dans cette région un état d’alarme et de trouble suffisant pour empêcher un quelconque règlement des problèmes qui s’y posent. De là à un conflit armé, il y a un pas qu’ils n’ont aucun intérêt à franchir.

Le but de la politique soviétique est à la fois de saper l’économie française et britannique en la privant de carburant, de ruiner le budget des pays producteurs plus ou moins hostiles à l’influence russe, particulièrement l’Irak, de permettre à Nasser de liquider en Egypte toute présence française et anglaise, et de continuer à menacer Israël sur deux fronts, Sinaï et Jordanie. L’attaque franco-anglaise sur Suez a permis aux Russes de réussir sur tous les points. Ils cherchent en outre maintenant à faire sauter le verrou d’Aden en appuyant les incursions yéménites sur le territoire anglais.

Ce n’est rien d’autre que la poursuite du vaste plan Molotov, qui, après avoir atteint la France en Indochine puis en Afrique du Nord et aussi le Cameroun, s’est concentré sur les positions anglaises : Singapour et la Malaisie, puis Suez et enfin Aden. Partout où se révèle un point faible, l’action soviétique s’exerce. C’est de bonne guerre. C’était à la solidarité des Occidentaux d’y parer. S’ils y ont failli, ils ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes.

 

Les Articles d’Anthony Nutting

Il paraît en ce moment dans le « New-York Herald » et plusieurs grands journaux européens, des articles de l’ancien adjoint d’Eden, le Sous-Secrétaire au Foreign Office, Anthony Nutting, qui démissionna du Cabinet britannique après l’affaire de Suez. Le retentissement promis à ces articles nous les fait étudier avec un soin particulier. Le jeune ministre ne manque pas d’imagination et ne nous propose rien moins que d’intégrer l’Europe au Commonwealth. Il expose avec une particulière inquiétude les dangers que la politique américaine fait courir à l’Alliance Atlantique, et en particulier au N.A.T.O. qu’il dit menacé de se désintégrer d’ici un an.

 

L’Avenir de l’Allemagne Fédérale

Il croît également que les Socialistes viendront au pouvoir après les élections de l’automne et pourront détacher l’Allemagne fédérale de l’Alliance Atlantique pour adopter une position neutraliste. M. Nutting nous paraît à cet égard mal informé.

D’abord, sauf événement imprévisible, les Sociaux-démocrates n’ont aucune chance de gouverner l’Allemagne. En effet, le Parti libéral dont la collaboration leur serait indispensable, vient de refuser explicitement son concours. Il est d’autre part très probable que le Parti Chrétien-démocrate du Chancelier restera le plus fort d’Allemagne.

Même dans le cas contraire, on ne pourrait envisager qu’une coalition des deux partis, un gouvernement rouge-noir comme on dit là-bas, analogue à celui qui régit l’Autriche. Mais il est plus vraisemblable que la coalition actuelle continuera, sous des modalités plus ou moins différentes, et la politique étrangère actuelle avec elle. Celle-ci est plus que jamais européenne et atlantique puisque le général Speidel va être, en avril, commandant des forces terrestre Centre-Europe au S.H.A.P.E., et que M. Bourgès-Maunoury a fait les honneurs de nos techniques les plus secrètes à Colomb-Béchar à M. Strauss, ministre allemand de la Défense.

Mais même si M. Nutting avait raison contre toute prévision, il n’est pas du tout certain que les socialistes mettraient en application leur plate-forme électorale : détacher l’Allemagne du N.A.T.O. Les Sociaux-démocrates sont des démagogues, comme tous les partis frères en Europe. Ils préconisent ce qui peut séduire l’électeur et pourvu qu’ils gouvernent font ce que semble approuver l’opinion. Au surplus, il n’a jamais été question d’une Allemagne neutre comme la Suisse ou l’Autriche. L’Allemagne réunifiée serait un trop grand pays pour être ainsi neutralisée. Il s’agirait plutôt d’une position de défense active, soutenue par une force militaire adéquate qui, quoique libre de toute alliance, à l’Est comme à l’Ouest, n’en serait pas moins en relation avec les puissances dont l’appui lui serait nécessaire pour sa sécurité, comme c’est le cas de la Suède aujourd’hui.

Nous avons discuté ce point de l’exposé de M. Nutting, nous pourrions le chicaner sur d’autres. Ce qui nous étonne – à moitié – c’est qu’un homme important qui a assumé des charges de responsabilité, tranche avec autant de facilité des problèmes sur lesquels ses informations nous semblent assez vagues, sinon erronées. Il n’est pas le seul malheureusement.

 

Le Périple de Chou en Laï

Chou en Laï a terminé sa tournée en pays communistes. Sa visite a déçu Varsovie et Budapest, car il s’est conformé, en paroles du moins, aux directives de Moscou. Il est en effet soumis à une double pression. De Pékin d’abord où son rival et supérieur en hiérarchie Li Cheung Chi (Li Shangzhi ?), le secrétaire général du Parti, s’est prononcé contre toute indiscipline dans le camp communiste. De Moscou d’autre part, qui menaçait en cas de manœuvre oblique, de suspendre les livraisons d’outillage à la Chine. Il faut remarquer au surplus que la plus grande partie de ces fournitures ne vient pas de Russie, mais des Satellites. Les ouvriers hongrois travaillaient pour les chemins de fer chinois. Les Tchèques fournissent l’armement, la Roumanie le pétrole.

On appelle cela la solidarité du camp socialiste. C’est en réalité l’esclavage de millions de travailleurs au service d’une politique. Quoi qu’il en soit, Pékin ne peut se passer de ces prestations. Krouchtchev l’a fait sentir à Chou en Laï qui s’est incliné.

 

Marché Commun

Il est difficile de ne rien dire du Marché Commun et de l’Euratom à l’heure où tout le monde en parle. Jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’à la signature d’un accord précis, il nous semble qu’il s’agit plutôt d’une diversion à nos préoccupations immédiates ; de même, l’intérêt que Londres prend subitement au projet détourne l’attention du public anglais de ses récentes déconvenues internationales. Nous avons dit combien les circonstances présentes se prêtent mal à la constitution d’une Europe économiquement unifiée. Que dire, au surplus, d’un projet qui ne sera réellement en application que dans quatre, cinq ou six ans ? Au rythme où va l’histoire, qui peut se faire idée de l’état du monde à ce moment-là ? On parle d’Eurafrique. Où en en sera l’Afrique en 1963 ? Ces plans viennent trop tard. Le rejet de la C.E.D. à laquelle par une ironie du sort on retourne en silence, est à l’origine de nos déboires, et particulièrement de la méfiance dans le camp occidental. Le désastre de Suez a fait le reste.

On ne réparera pas ces échecs avec un traité entre les Six où chacun aura mis assez de clauses de sauvegarde pour le rendre inopérant. Cela dit, mieux vaut un plan de bonnes intentions que rien. Les institutions créent des habitudes et des perspectives. La conjoncture peut se retourner et offrir des conditions favorables qui n’existent pas présentement. En supposant le problème résolu, on trouvera peut-être un jour la solution.

 

                                                                                  CRITON