original-criton-1957-01-26 pdf
Le Courrier d’Aix – 1957-01-26 – La Vie Internationale.
Internationalisme
Le plan Eisenhower pour le Moyen-Orient n’a fait que mettre en lumière le fait, par ailleurs évident, que les problèmes qui se posent dans cette région sont les plus importants de l’heure.
Les Deux Blocs au Moyen-Orient
Les derniers événements ont eu pour résultat de couper le monde musulman d’Orient en deux blocs. Celui qui cherche avec l’Occident un accord d’interdépendance et une garantie de sécurité, et approuve le plan américain : ce sont les pays du Pacte de Bagdad, Iran, Turquie, Irak et Pakistan. Celui, au contraire, qui s’inspire d’un nationalisme intransigeant qui a pris position lors de la réunion du Caire : Egypte, Syrie, Jordanie et Arabie Séoudite ; les trois premiers sont appelés à constituer une fédération sous l’égide de Nasser. La position de l’Arabie Séoudite est moins claire, le roi Ibn Saoud est parti du Caire pour Washington. Il doit, au retour, visiter Rabat. Les intérêts de gros producteurs de pétrole le tiennent en retrait de ses trois alliés qui n’en sont point. Les relations avec l’autre bloc sont réservées mais non hostiles, et son attitude à l’égard de Moscou beaucoup plus défiante. De son orientation finale dépend le succès ou l’échec des projets américains ; il le sait et c’est pourquoi il s’est associé au groupe du Caire pour tenir aux Etats-Unis sa collaboration au plus haut prix.
Une Bonne Idée
Le principal défaut du plan Eisenhower est d’être théorique et vague, sinon vide dans le concret. M. Anthony Nutting que nous critiquions l’autre jour pour ses propos souvent arbitraires, a sur la question des pétroles une idée qui nous semble excellente et qui a le mérite d’être concrète et praticable. Celle d’un plan Schuman pour le Moyen-Orient : Internationaliser ses richesses selon les principes de la Communauté Charbon-Acier, cela, dit-il, ne changerait rien au système actuel de propriété nationale, pas plus que pour le C.E.C.A. Un organisme directeur où seraient représentés les pays intéressés, les propriétaires et les exploitants, répartirait charges et profits. Les Compagnies pétrolières seraient agents d’exécution et locataires. Les bénéfices tirés du pétrole seraient partagés, mais une certaine proportion serait affectée par les soins de l’autorité supranationale au développement économique des pays propriétaires, y compris ceux que traversent les pipe-lines.
Cette idée d’une internationalisation au service d’un plan de progrès économique et social nous paraît la seule jusqu’ici qui serait susceptible de servir la paix dans cette région troublée et enlèverait aux Soviets toute possibilité d’ingérence. Elle aurait, en outre, le mérite de soustraire les revenus du pétrole à des fins militaires ou politiques. Ce qui n’exclurait pas l’apport gratuit d’une aide américaine qui renforcerait au contraire l’efficacité du système. Reste à le faire admettre aux intéressés, ce qui selon le précédent de l’Irak du Development Board et aussi du Consortium d’Abadan pour l’Iran, ne paraît pas impossible.
L’Internationalisation des Problèmes
Cette idée n’est d’ailleurs qu’un aspect d’une méthode pour la solution des grandes difficultés de notre temps que nous avons préconisée ici, avant qu’elle ne soit dans l’air. On parle d’une Eurafrique, d’un consortium européen pour la mise en valeur des pays-au-delà de la Méditerranée. Le projet aurait, il y a un an ou deux encore soulevé beaucoup d’indignations ; plus aujourd’hui. Nous en avions parlé pour l’Indochine alors qu’il en était encore temps. On en viendra peut-être à parler d’internationalisation à propos des problèmes politiques d’Afrique du Nord s’ils s’avèrent insolubles par tout autre moyen. Le plus urgent serait d’arriver à une solution internationale de l’Affaire de Suez et de ses appendices, la navigation dans le golfe d’Akaba et la poche de Gaza. Un succès dans ce secteur serait un heureux prélude à l’extension du système, un point de départ décisif.
Les Etats-Unis y apportent-ils un appui sans réserve ? Il ne semble pas. Cependant par eux-mêmes, les Etats-Unis n’aboutiront à rien. Sans doute craignent-ils que l’internationalisation, en gagnant en efficacité et en prestige, ne vienne en conflit avec la doctrine de Monroë, mordre sur les différends du Nouveau Monde et peut-être s’intéresser au problème noir dans les Etats du Sud. Leur soutien à l’O.N.U. ne va pas jusqu’à en vouloir faire un véritable instrument d’arbitrage international, sauf quand cela sert leurs intérêts. Là-dessus, ils se trouveront toujours d’accord avec l’U.R.S.S. Internationalisation et impérialisme ne peuvent être qu’en opposition ouverte.
Le Marché Commun Européen
C’est un problème du même ordre, au fond, qui se pose pour le Marché Commun projeté pour l’Europe des Six. Une sorte d’internationalisation limitée des intérêts économiques de la future communauté. On en a discuté tout au long sans l’explosion des passions auxquelles la C.E.D. s’était heurtée. Un vote de principe a sanctionné le débat au Palais Bourbon. Cette communauté européenne est presque unanimement reconnue désirable. Les avantages en sont certains ; par contre, les difficultés pratiques sont énormes. Elles auraient été pour la plupart inexistantes en 1950-51, et les choses, surtout chez nous, auraient pris un tout autre tour. La plus grave n’est peut-être pas d’ordre économique, mais social : l’établissement d’un marché commun suppose pour la France, entre autres conditions, mais celle-là sine qua non, une pause de plusieurs années dans le mouvement dit de progrès social. Nos partenaires n’entendent pas vivre au-dessus de leurs moyens, sacrifier l’avenir au présent et préfèrent créer des richesses dans l’immédiat que des loisirs et des revenus fictifs. Notre économie de rente ne les tente guère. Comment faire accepter une pause à une opinion qui croit tout possible dans la voie des revendications ?
Le Réquisitoire Mendès-France
Le réquisitoire le plus serré et, il faut le reconnaître le mieux étagé, contre les modalités d’application du Marché Commun a été dressé par M. Mendès-France. Toutes les difficultés et il y en a en effet de bien sérieuses et dont on ne voit pas la solution, y sont énumérées, sociales, politiques, industrielles, financières.
Objections
Deux remarques cependant, M. Mendès-France affirme que l’Allemagne de Bonn « souffre d’un excédent de capitaux et d’un excédent de sa balance extérieure, tandis que nous souffrons d’une pénurie de capitaux et du déficit de notre balance des comptes. » Les entreprises allemandes qui se battent pour trouver de l’argent à 8% sur le marché intérieur, tiendront ce propos pour une mauvaise plaisanterie, tandis qu’en France les émissions publiques comme les 300 milliards pour l’Algérie – trouvent des souscripteurs empressés dont les ressources semblent inépuisables. Il n’y a pas de rapport direct entre la balance des comptes et le capital disponible pour s’investir à l’intérieur.
Par ailleurs, M. Mendès-France est toujours anxieux d’associer l’Angleterre à toute entreprise européenne. Il ne semble pas dans son enthousiasme pour la collaboration britannique, avoir pesé avec autant de soin les arrière-pensées de M. MacMillan et de ses collègues en nous proposant une zone de libre-échange. Non seulement elle serait par certains côtés plus dangereuse que celle du Marché Commun, mais elle n’apporterait guère d’avantages à ce marché du côté continental, les produits agricoles étant par avance exclus. Du côté industriel, les Anglais verraient s’ouvrir un large marché, tandis que le leur serait plus ou moins fermé, quoique théoriquement ouvert aux produits continentaux, d’abord par les restrictions de consommation et de crédit auxquelles l’Angleterre ne pourra sans doute jamais renoncer, aussi par l’habitude des Britanniques d’acheter anglais. Et enfin, parce qu’il aurait été très difficile d’empêcher par le canal anglais l’entrée des marchandises du Commonwealth qui y seraient admises à taux réduit. Le Marché Commun est déjà assez compliqué, lui adjoindre une zone de libre-échange serait peut-être le ruiner définitivement.
Nous disons cela avec toutes les réserves d’usage. Personne ne peut prévoir les incidences d’une telle transformation si elle se produisait. Certains risques s’avèreraient imaginaires, d’autres imprévus surgiraient. On va essayer d’essayer. C’est surtout un acte de foi qui traduit bien l’évolution des esprits au cours de ces deux dernières années et qui comporte de sérieuses promesses.
CRITON