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Le Courrier d’Aix – 1957-02-02 – La Vie Internationale.
Consolidation ?
Tandis que l’O.N.U. poursuit à New-York des débats académiques et stériles, les Maîtres du Kremlin s’efforcent de reprendre en main une situation ébranlée par les événements de Pologne et de Hongrie. Après les Roumains, les dirigeants d’Allemagne Orientale et de Tchécoslovaquie ont eu à Moscou des discussions à la fois politiques et économiques.
Le Sort de la Ruhr Orientale
Tandis que l’Europe Occidentale s’efforce d’ébaucher un marché commun, celui que les Russes avaient constitué au cœur de l’Europe a subi un ébranlement dangereux. En effet, l’équilibre de ce marché était constitué par l’association des centres de production industrielle axés sur ce qu’on appelle la Ruhr Orientale dont le noyau est la Haute-Silésie polonaise avec son prolongement en Saxe et en Tchécoslovaquie à Morioka Ostrava et vers la région au Nord et à l’Ouest de Prague. En réalité, ce marché commun était aux mains de la Russie qui disposait à ses fins économiques et politiques d’une bonne partie des produits de cet ensemble – fixait les prix et servait de clearing – Celui-ci est aujourd’hui disloqué, la Pologne ayant obtenu d’utiliser à son profit les ressources de son activité, et la Hongrie devra de son côté être renflouée par ses voisins au lieu de contribuer à leur approvisionnement. C’est l’Allemagne de l’Est la plus touchée puisqu’elle dépend du charbon polonais et des fournitures alimentaires de Pologne et de Hongrie. Les cartes de rationnement ne sont pas près d’être supprimées.
D’une façon générale ce que l’on sait des résultats obtenus par les voyages de Grotewohl et d’Ulbricht à Moscou serait assez mince. Les Roumains n’avaient pas obtenu grand-chose non plus, et le chômage massif qui sévit en Bulgarie dans l’industrie montre que l’aide soviétique à ses satellites n’est guère efficace. Quelques prêts de l’ordre de deux ou trois milliards, et surtout des remises de dettes et de réparations que les Satellites étaient hors d’état de payer. Enfin pour les livraisons à l’U.R.S.S., un taux plus favorable. On sait par exemple que le charbon polonais envoyé à Moscou était facturé au-dessous du prix du transport ! Par contre, les Russes ont réussi à conserver à leur avantage le précieux arsenal tchécoslovaque dont le Bloc communiste tire le meilleur de sa production en qualité et dont les produits alimentent à bas prix les contrats politiques souscrits par Moscou en Inde, au Moyen-Orient et en Chine, armements et machines surtout.
Le Redressement Politique
Si l’aspect économique de ces tractations entre pays dits socialistes ne paraît pas brillant, le redressement politique se poursuit. La Hongrie, au prix d’une répression féroce, a été mise au pas ; la Pologne, après les élections Gomulka, reste dans la ligne. Les Tchèques et les Allemands de l’Est n’ont pas bougé et leurs liens avec Moscou ont été, au moins en discours, renforcés.
Contrairement à ce que l’on pensait, la hiérarchie du Kremlin a tenu. La sagesse entre rivaux a prévalu. Krouchtchev reste en tête après l’avoir échappé belle. Chou en Laï a fait du bon travail, et sa tournée a beaucoup aidé Moscou à surmonter la crise qui tournait au pire. C’est certainement plus qu’un replâtrage de l’unité communiste. Est-ce une véritable consolidation ? On verra.
Les Femmes en U.R.S.S.
Le mécontentement de l’Intelligentzia demeure. Il n’est pas limité aux étudiants qui continuent de s’agiter. Dans un récent numéro de la « Literaturnaïa Gazeta » de Moscou, l’écrivain Vladimir Nenzov raconte qu’un groupe de jeunes pionniers s’est trouvé devant une équipe d’une douzaine de femmes occupées à rouler sur des glissières de bois d’énormes blocs de pierre qu’elles déversaient dans un chaland amarré sur la Moskova tandis qu’un chef d’équipe jeune et rose (sic) les dirigeait les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres, et Nenzov de protester avec quelque acrimonie contre cette violation de la loi soviétique qui interdit d’affecter les femmes à des travaux épuisants. Qu’ont dû penser, dit-il, nos jeunes pionniers de la légalité soviétique ? Et il donne d’autres exemples ; il y en a d’innombrables que les étrangers ont relevés avec indignation. Il omet d’ajouter que ces malheureuses gagnent l’équivalent de 250 francs par jour. « Il faut éduquer la jeunesse dans le respect de la femme » conclut Nenzov. Cette histoire serait banale si elle n’apparaissait dans un journal officiel.
Les Statistiques Soviétiques
Un autre point nous surprend. Tous les spécialistes font état, sans les mettre en doute, des progrès économiques de la Russie sur la foi des statistiques du Kremlin. Si elles étaient exactes, on pourrait craindre en effet que le moment redoutable soit proche où l’U.R.S.S. pourrait inonder le Monde libre de ses produits, et écraser les marchés à son gré.
Mais voyons un peu : les Ruses prétendent avoir extrait 84 millions de tonnes de pétrole contre 70 l’an passé et 58 en 1954, ce qui reviendrait à dire que leur consommation – puisqu’ils n’en exportent que des quantités négligeables – serait égale à la nôtre par tête d’habitant. Cela dans un pays où les trois-cinquièmes de la population est paysanne et où il n’y a pratiquement pas de circulation automobile de tourisme. A-t-on pensé également que pour procéder en deux ans au raffinage supplémentaire de 25 millions de tonnes, il faudrait avoir construit plus d’installations que nous n’en avons en tout chez nous ? Et cela nous a pris au moins 12 ans avec les moyens techniques les plus perfectionnés et l’apport d’un énorme capital étranger.
Le cas du pétrole n’est pas le seul à nous paraître suspect. Et le charbon ? 430 millions de tonnes, près de 8 fois notre production. Que leur en coûterait-il alors de renoncer au charbon polonais et d’en donner quelques millions de tonnes à la Hongrie pour la remettre sur pied ?
Les statistiques russes font partie du bluff propagandiste ; l’étrange, c’est qu’à notre connaissance, personne ne les conteste.
A l’O.N.U.
On fait état en ce moment d’une évolution de l’opinion internationale au sein de l’O.N.U. Il est certain que les échecs de l’institution se sont multipliés ces temps-ci à un rythme alarmant. Après le Moyen-Orient toujours dans l’impasse, le mépris des Russes et de Kadar pour les résolutions adoptées, voici que Nehru, passant outre aux recommandations du Conseil de Sécurité demandant des élections au Cachemire, annexe purement et simplement la partie de cette province, à majorité musulmane, qu’il occupe. L’O.N.U. apparaît à ses propres yeux ce qu’elle est. Des coalitions d’intérêts servis par des intrigues qui ne cherchent à dire le droit que lorsqu’il sert les ambitions nationales. D’où le malaise qui gagne les délégations mineures qui se demandent, s’ils n’arrivent pas à se défendre des prétentions égoïstes, si l’institution ne suivra pas le sort de la Société des Nations. Il est certain que la Russie et l’Inde qui jouissaient d’un grand prestige le perdent. On n’écoute plus M. Kouznetsov, et l’ineffable Krishna Menon ennuie. Quant à Nasser, on trouve qu’il exagère. L’O.N.U. voudrait marquer un succès. En trouvera-t-elle l’occasion ? Il est significatif qu’aux Etats-Unis, on s’irrite de la réception du souverain esclavagiste Ibn Saoud et l’on ne veut pas voir débarquer Tito. Est-ce le commencement de quelque chose ? On le verra au cours du débat algérien.
CRITON