original-criton-1957-02-09 pdf
Le Courrier d’Aix – 1957-02-09 – La Vie Internationale.
Rien de Nouveau
Après les deux violentes secousses, l’affaire de Suez et la révolte hongroise, les deux Mondes cherchent à définir une politique. De part et d’autre, on tente de repartir sur les voies anciennes : l’U.R.S.S. s’efforce de réamorcer la détente et les trois Occidentaux de renouer les fils d’une alliance compromise. L’O.N.U., lasse des débats orageux et stériles, voudrait trouver des formules d’apaisement, au Moyen-Orient, au Cachemire, en Algérie. Sauf du côté de l’Egypte, la tendance à la recherche d’un compromis fait de timides progrès.
Ibn Saoud à Washington
Si la visite du roi Saoud à Washington n’a pas donné grand résultat, le monarque arabe a cependant promisses bons offices pour réconcilier les antagonistes ; il repousse toute ingérence des Soviétiques au Moyen-Orient dont l’action a été, dit-il, exagérée. Il ne parle pas de rayer Israël de la carte et moyennant de convenables subsides, il ne nationalisera pas les pétroles de l’Aramco et renouvellera la concession de la base américaine Dhahran. Et il s’est commandé une centaine de Cadillac dernier modèle pour manifester ses bonnes intentions. Il n’y a pas lieu au fond d’être plus ému qu’Ibn Saoud des dangers que court le Moyen-Orient, ni d’être plus pressé que lui de trouver des solutions définitives.
La Reprise de la Détente
Du côté russe, on est évidemment anxieux de faire oublier la tragédie hongroise, bien que Moscou soit obligé de prolonger la répression pour éviter une troisième explosion. Un premier pas a été accompli vers la réconciliation avec Tito qu’on suppose mal disposé par l’ajournement de son voyage à Washington. On agite devant lui la carotte, le blé promis dont pas un quintal n’a été livré, et les 200 millions de dollars d’équipement pour l’industrie de l’aluminium et les centrales nucléaires, convenus dans l’accord du printemps dernier. Tito ne paraît pas insensible à ces avances, tout en surveillant les rapports entre le Kremlin et Gomulka, son protégé.
La Réunion du Soviet Suprême
Enfin, le Soviet Suprême s’est réuni, et la Chambre des Nationalités pour entendre le rapport du nouveau maître de l’industrie Pervoukine. L’optimisme coule à pleins bords, comme d’habitude. Cependant, les programmes d’expansion seront réduits, faute de capitaux suffisants ; le nouveau budget ne s’est gonflé que de quelques milliards de roubles, un peu plus de 500, ce qu’on peut estimer à quelque 12.000 de nos milliards en valeur réelle, un peu moins de trois fois la capacité de notre budget, ce qui correspond bien aux ressources et au volume économique de la Russie d’aujourd’hui et chiffrerait le revenu national à 35.000 milliards environ, c’est-à-dire au cinquième à peine de celui des Etats-Unis.
Anecdotes
Les mauvaises langues à Moscou appellent ce Congrès celui de la quatrième chaussure. En effet, l’U.R.S.S. n’en a produit que 300 millions de paires pour 200 millions d’habitants. Il en faudrait encore 100 millions pour que les citoyens puissent en changer. Mais ça ne sera pas encore pour l’année prochaine. On raconte également que de hardis chasseurs sont entrés en contact au fond de l’Asie centrale avec une peuplade inconnue des blancs, et celle-ci avait des chaussures à semelles de cuir, alors qu’à la mort de Staline, les travailleurs de l’U.R.S.S. en étaient encore aux semelles de carton ou de fibre. Heureusement, Krouchtchev a changé cela.
La Levée du Rideau de Fer
Il est visible que les Soviets vont essayer de reprendre la politique du sourire. Ce qui inquiète l’opinion là-bas, c’est que depuis l’affaire hongroise, le rideau de fer est de nouveau hermétique. Plus d’étrangers. M. MacMillan, le nouveau Premier anglais n’ira pas à Moscou et les visites des Ministres finlandais ne remplacent pas aux yeux du public les tournées théâtrales et sportives de l’an passé. Le commerce Est-Ouest, lui-même déjà très faible, s’est encore amenuisé. L’U.R.S.S. depuis Budapest est en quarantaine. Faut-il comme le demande l’envoyé spécial du « Monde » revenir à de meilleurs sentiments à l’égard des Soviets, reprendre le contact et renouer les relations culturelles ? Sans doute, faut-il s’abstenir de toute provocation, mais à notre avis, ce qui peut le plus affaiblir le régime, c’est précisément l’isolement où il se trouve et qu’il voudrait briser sans renoncer à sa politique de puissance. ; M. Swocbel, comme beaucoup d’Occidentaux, est imbu de l’idée que les Soviets se sentent menacés par l’Occident.
Nous avons souvent réfuté cette opinion. D’ailleurs, les Russes ont pu voir à l’occasion du drame hongrois, à quel point l’Occident prenait garde de fournir quelque encouragement, même verbal, à la révolte. Le mythe de l’encerclement capitaliste et les préparatifs de guerre des « impérialistes » est soigneusement entretenu par les maîtres du Kremlin pour maintenir le peuple dans la crainte et l’obéissance. Eux-mêmes n’en ont jamais cru un mot. Et le peuple au fond, n’est pas dupe, au moins la fraction évoluée. Il a l’habitude séculaire des mensonges de ses dirigeants et l’Intelligentzia est beaucoup mieux informée que ceux-là même ne le supposent. Si les relations avec l’Occident reprenaient comme l’an passé, cette élite y verrait une sorte d’absolution aux crimes de ses chefs. Il est préférable qu’ils les ressentent.
Le Capitalisme en Pologne
Une toute petite, mais bien curieuse, nouvelle nous arrive de Pologne. On vient de fonder aux environs de Varsovie une société de matériaux de construction dont le capital, 400-000 zlotys, serait souscrit pour deux tiers par l’Etat et pour l’autre par un groupe d’ingénieurs et de techniciens. Les bénéfices de l’entreprise seront partagés selon les mêmes proportions. Voilà donc un groupe de capitalistes privés associés au profit d’une affaire en pays communiste. Quelle hérésie, M. Gomulka ! Gare aux réactions de Krouchtchev. Il est vrai qu’il a déjeuné récemment avec des capitalistes chinois. Il en verra peut-être d’autres.
En fait, les nécessités économiques sont plus fortes que toutes les doctrines. Répétons-le. Le collectivisme à la Russe est incompatible avec le développement d’une société moderne. Si l’U.R.S.S. veut atteindre ce stade – et sauf guerre – elle y sera portée par sa propre évolution, il faudra bien constituer un commerce libre, un artisanat indépendant et une classe de technocrates, qui existent déjà d’ailleurs disposant de moyens financiers propres, susceptibles d’être investis dans les entreprises qu’elle gèrera en partie, à son profit. A ce moment, le communisme ou plutôt le capitalisme d’Etat cèdera peu à peu, ce qui d’ailleurs ne changera rien aux étiquettes. La phraséologie doctrinale continuera de couler comme auparavant, et les capitalistes seront toujours de l’autre côté. Le Russe ne s’est jamais embarrassé de contradictions. Il y est d’ailleurs peu sensible, le bolchevik moins encore que les autres.
Un Discours d’Adenauer
Dans un récent discours, le Chancelier Adenauer, suivant en cela les vues de Foster Dulles, paraît croire à une crise du régime soviétique qui amènerait peut-être d’ici peu à une transformation du sort de l’Europe, et en particulier, à la réunification de l’Allemagne. Ces vues sont peut-être sincères, peut-être un peu influencées par les préparatifs des élections de l’automne prochain. Une crise du régime soviétique est possible. A certains signes, elle est même en cours. Mais cela signifie-t-il un changement de politique extérieure ?
En admettant même que l’équipe au pouvoir soit balayée par une révolution de palais, les nouveaux maîtres seraient-ils moins impérialistes que les anciens ? Cela est fort douteux. Ce qui est solide dans le régime, c’est la volonté de puissance, c’est l’orgueil national partagé par tous les citoyens qu’on flatte chaque jour par l’annonce de succès réels ou imaginaires dans tous les domaines. Les slogans du communisme font corps avec le patriotisme. Un nouveau tsar ne pourrait que s’en servir.
CRITON