Criton – 1957-02-16 – La Balance Penche

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Le Courrier d’Aix – 1957-02-16 – La Vie Internationale.

 

La Balance Penche

 

Les Soviets ont déployé ces jours-ci une action diplomatique de grand style pour rentrer dans le circuit fermé depuis la révolte hongroise. Suivie avec attention, elle n’a pas trouvé jusqu’ici grand écho.

 

L’Action Diplomatique des Soviets

Elle est dirigée en tous sens : Désarmement avec proposition de conférence entre ministres que les Occidentaux ont renvoyé aux experts de l’O.N.U. Invitation à MacMillan de se rendre à Moscou malgré un refus de celui-ci.  Note sur le Proche-Orient en six points pour substituer à la doctrine Eisenhower un accord à quatre, envoyée aux trois Occidentaux qui doivent se réunir plus tard pour l’étudier. Lettre au chancelier Adenauer, d’un ton aimable, pour accroître les échanges commerciaux avec la République Fédérale, renouer les relations consulaires et discuter du rapatriement interrompu des Allemands détenus en U.R.S.S. Cette lettre, que le Chancelier avait tenue secrète, a été aussitôt publiée par le Kremlin. Tout cela ne nous change guère des initiatives du tandem Molotov-Vichinsky.

 

Le Discours de Chepilov

Enfin Chepilov, leur successeur, dans un discours fleuve a fait devant le Soviet Suprême et les députés un exposé complet de la politique russe, dans la meilleure tradition de la scholastique soviétique. Il paraît que les correspondants étrangers l’ont trouvé modéré.

Nous l’avons écouté à la radio russe et il ne nous a pas donné cette impression. Les « impérialistes » et « fauteurs de guerre », ont reçu leur lot habituel d’injures et de menaces, suivi comme d’habitude, de l’hymne à la coexistence pacifique. On ne change guère le disque à Moscou. Les orateurs se succèdent et se ressemblent au point qu’il faut être avisé que l’on a changé le titulaire.

 

Les Points Faibles

Certains traits cependant trahissent, comme toujours, les soucis mal scellés. Chepilov s’indigne qu’on puisse en Occident soupçonner l’U.R.S.S. de changer, d’évoluer vers un système social qui sent le bourgeois. Aussi que la solidarité du camp socialiste soit un peu ébranlée et que les pays qui le composent manquent de l’esprit de sacrifice nécessaire à l’édification du communisme. Il est question de l’amitié éternelle qui lie le peuple russe au peuple frère de Chine. Les promesses d’amour éternel sont généralement démenties par les faits. Il ne faut pas en abuser.

D’autre part, on avait entendu de la part des « députés » soviétiques de vigoureuses critiques à l’endroit du pouvoir central. La fameuse “autonomie » des républiques de l’Union y paraissait un vain mot. Quelques-unes de ces critiques ont été publiées. Elles suffisent à montrer qu’il y a quelque chose de changé dans le « monolithisme » dont Chepilov se fait gloire. Enfin, on a passé sous silence la requête, officielle pourtant, des intellectuels appointés pour une reprise ou une extension des relations culturelles avec les savants et artistes étrangers, y compris ceux du monde capitaliste. Il faut croire que la pression est forte pour que ces Messieurs se risquent à une telle pétition.

 

Le Double Visage de la Diplomatie Russe

Ce qui est curieux, mais nullement nouveau, c’est le double aspect de la diplomatie soviétique, celui de la menace et du chantage d’un côté, du sourire et de la main tendue de l’autre. Qu’ils alternent la manière, passe encore, mais simultanément, l’effet ne peut être que mal.

Par exemple, la lettre à Adenauer pleines d’avances, intervient au lendemain d’un discours d’Ulbricht plus violent que jamais à l’adresse du Chancelier et de sa politique. Le ministre de la D.D.R. ne voit de réunification possible que si Adenauer disparaît de la scène politique, les Socialistes allemands rompant l’Alliance Atlantique et s’entendant avec lui pour étendre à toute l’Allemagne le régime « démocratique » qu’il représente avec tant d’éclat et de succès… On voudrait faire battre les Sociaux-démocrates aux élections que cet argument serait de choix. Voter pour Ollenhauer, diront les Chrétiens-démocrates, c’est voter pour Ulbricht et consorts.

 

Le Chantage aux Prisonniers

Ce qu’il y a d’odieux dans la lettre de Boulganine c’est le chantage au retour des prisonniers. On sait qu’à la suite des négociations avec Adenauer, les Soviets avaient mis comme condition au retour des prisonniers, le rétablissement des relations diplomatiques avec l’Allemagne fédérale. Ce qui fut fait et quelques milliers de ces malheureux rentrèrent. Le nombre promis ne fut pas atteint ; les familles angoissées attendirent en vain. Selon Moscou, il n’y en avait plus à rapatrier. Aujourd’hui, pour poursuivre de nouveaux avantages on en a retrouvé qui pourront revenir chez eux si l’on cède. Cela met évidemment le Chancelier dans un embarras cruel.

 

L’Affaire Wallenberg

Un autre épisode a soulevé l’indignation en Suède. Un éminent diplomate suédois, Wallenberg, avait été arrêté par Staline et pendant dix ans, les autorités suédoises et la famille du détenu ont en vain demandé des explications. Moscou ignorait tout de l’affaire. Ces jours-ci les Soviets ont fait savoir que Wallenberg était mort en 1947 dans la sinistre Loubianka. C’était la faute d’un acolyte de Beria, naturellement. On comprend que ces témoignages de haute civilisation inquiètent un peu les intellectuels russes même patentés. Il paraît que même les étudiants chinois de Pékin n’ont pas approuvé davantage le traitement infligé par Kadar aux écrivains et professeurs hongrois.

 

L’Évolution de la Politique Américaine

Sous la pression d’une opinion publique qui commençait à s’échauffer, la politique américaine se ressaisit. M. Mollet ira à Washington et MacMillan aux Bermudes, lieu de rencontre symbolique de l’amitié anglo-américaine. Le Président Eisenhower et M. Dulles, après avoir vainement cherché à faire céder Israël, paraissent décidés à offrir leur garantie aux revendications si justifiées de Ben Gourion. Ils enverraient des bâtiments de guerre dans le golfe d’Akaba pour assurer la libre navigation, et peut-être des observateurs pour appuyer la présence des forces de l’O.N.U. dans la poche de Gaza, ce qui pourrait obliger Nasser à plier.

Si les Américains font ce premier pas, c’est qu’ils ont senti que les résistances arabes fléchissaient. Il est significatif que les autorités jordaniennes ont interdit la propagande soviétique à Amman, et que les négociations d’Hussein avec l’Angleterre sont moins difficiles qu’on ne le craignait à Londres. Il y a eu des révoltes à Alep contre le gouvernement soviétophile à Damas. Le Liban est en état de défense contre la pénétration communiste, et l’énigmatique roi d’Arabie évolue entre les deux camps.

A Madrid, Ibn Saoud a rencontré Mohammed V et le Premier Ministre de Lybie. Ces deux derniers regardent vers Bagdad plutôt que vers le Caire. Le Sultan du Maroc a beaucoup parlé à Rome d’une alliance méditerranéenne purement occidentale. Enfin, certains observateurs croient que le règne de Nasser touche à sa fin.

Les Américains ont été sensibles aux doléances de leur protégé, le Négus d’Ethiopie qui s’inquiète de la propagande du Caire dans les provinces musulmanes reconquises sur l’Italie, l’Erythrée et la Somalie. Appuyée par les agitateurs communistes envoyés par Moscou, cette propagande panislamique dépassant ces régions s’infiltrent au Kenya britannique, à Zanzibar et jusqu’à Madagascar.

Le danger de la collusion Egypto-soviétique en Afrique inquiète autant Washington que Londres et Paris. Une réaction des Russes se prépare, peut-être une nouvelle menace du genre « d’envoi de volontaires » qui a servi pour Suez. Mais la cote de Moscou est en baisse. Il faudrait plus qu’un bluff de ce genre pour renverser la situation.

 

                                                                                  CRITON