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Le Courrier d’Aix – 1957-02-23 – La Vie Internationale.
Pour que Cela Change
On ne s’attendait pas, après le discours-programme de politique étrangère de Chepilov, qu’il soit le surlendemain remplacé par Gromiko. Il est vrai que « La Pravda » affirmait en même temps qu’il n’y avait rien de changé. Nous le croyons volontiers.
Le Renvoi de Chepilov
On s’est néanmoins posé mille questions sur ce renvoi imprévu. Retenons les explications vraisemblables. L’arrivée ou le retour de Gromiko, bras droit de Molotov, affaiblit la position de Krouchtchev dont Chepilov était la créature, ce qui modifie l’équilibre des forces au sein du Politburo en faveur de la vieille garde stalinienne. D’autre part, Chepilov pêchait par inexpérience. On a voulu au Kremlin remettre l’exécution de la tactique diplomatique à un homme rompu aux exercices de la procédure à l’O.N.U. et dans les grandes commissions, comme celle du désarmement.
Enfin, sans désavouer la politique de Krouchtchev-Chepilov en Moyen-Orient, le Kremlin a dû reconnaître qu’elle n’avait obtenu que de médiocres résultats. Les capacités militaires de Nasser avaient été surestimées et la destruction de la quasi-totalité du coûteux matériel de guerre que Moscou lui avait fourni constitue une perte qu’on n’est pas disposé à risquer à nouveau. En Syrie même et en Jordanie, les progrès soviétiques sont encore incertains et les Occidentaux sur ce tableau, ont regagné des points. Il faut remarquer, une fois de plus, que la politique de Staline-Molotov avait toujours été très prudente dans ce secteur. Gromiko reprendra peut-être la politique de son maître. Pour le reste, en Europe comme en Asie, il ne faut pas s’attendre à grand changement.
Les Échecs de la Politique Soviétique
Dans l’ensemble, la politique soviétique, sous l’impulsion de Krouchtchev, a plus ou moins échoué. En Inde, où les visites de Nehru n’ont pas amélioré les relations avec Moscou ; en Birmanie, où le gouvernement paraît, à nouveau, regarder vers les Etats-Unis enfin et surtout, à Belgrade où la querelle avec Tito rebondit, pour ne rien dire des échecs successifs des propositions russes à l’O.N.U : Gromiko ne redressera sans doute pas la situation, mais il manœuvrera avec plus d’habileté.
Les Difficultés Américaines
La politique orientale d’Eisenhower-Dulles n’a pas jusqu’ici rencontré plus de succès. En apparence, les Etats-Unis ont regagné la confiance des Arabes. Mais cette confiance est bien précaire. Elle ne tient qu’à condition que Washington ne cède à aucune des exigences d’Israël, sinon on reviendra à l’état d’hostilité antérieur. Et là se trouve l’impasse. L’opinion américaine ne peut admettre que l’on applique à Israël des sanctions que l’on n’a pas osé appliquer aux Soviets après l’agression en Hongrie. Si donc ces sanctions proposées par le bloc arabo-asiatique sont repoussées, les Etats-Unis, aux yeux de ceux-ci, en seront tenus pour responsables. Et la fameuse doctrine Eisenhower tombera dans le vide. Il n’y a que les dollars qui trouveront toujours des mains tendues, sans aucune promesse sérieuse en retour.
L’Hostilité Arabe
Bien naïf d’ailleurs serait celui qui voudrait compter sur une collaboration sincère des Arabes avec les Infidèles – des gouvernants s’entend – dans quelque domaine que ce soit. Molotov ne l’ignorait pas ; les Occidentaux l’apprennent chaque jour à leurs dépens.
Les Américains seront sans doute les derniers à en faire l’épreuve. Ni l’argent, ni les avantages politiques, ni les profits économiques, ni même les services sociaux n’entameront une hostilité foncière et séculaire. Et alors, quel que soit le régime populaire ou féodal qui commande ces peuples, que les Soviets relâchent leur autorité sur l’Islam rouge, la révolte si souvent noyée par eux dans le sang surgira à nouveau. Le vieux géorgien connaissait bien ses voisins, mais il ne regardait pas aux moyens pour les réduire à merci.
On attend donc avec curiosité de savoir comment les Etats-Unis vont se tirer de l’ornière. Pourront-ils faire admettre par l’O.N.U. contre l’Egypte des garanties à Israël pour la liberté de navigation dans le golfe d’Akaba et le Canal de Suez, garanties sans lesquelles il n’y a pas de règlement possible du conflit ? Et cela, sans ranimer l’hostilité des Arabes et rouvrir pour ceux-ci les voies au chantage entre Moscou et Washington ? Eisenhower et Dulles devront-ils avouer que leur politique, comme celle de Moscou d’ailleurs, tourne en rond sans pouvoir avancer vers un règlement ?
Certains commentateurs imaginatifs voient déjà la France servant de médiatrice entre ces intérêts contradictoires et reprenant certaines des propositions russes contenues dans la dernière note de Chepilov pour obtenir une sorte de neutralisation des deux puissances et même des trois : Russie, Angleterre, Etats-Unis dans cette partie du monde, ce qui serait, en fin de compte, revenir à une politique traditionnelle. Malheureusement il y a le pétrole dont l’Occident ne peut se passer. Un sort fatidique a fait que les principales réserves de pétrole du monde se trouvent en pays musulman ; Sahara, Arabie, Irak, Iran, Caucase et Oural. Depuis l’Algérie jusqu’à la Bachkirie, la chaîne s’étend en effet et chaque année de nouvelles sources s’y révèlent. Le problème demeure, sans doute aigu pour toute une génération … Que de difficultés en perspective !
L’Opposition des Étudiants Soviétiques
On a recueilli ces jours-ci de nouvelles précisions sur l’agitation politique qui se manifeste dans les universités russes, en particulier les exemplaires des journaux clandestins que publient les étudiants avec la complicité de professeurs, d’intellectuels et de techniciens. Certains sont parvenus jusqu’en Pologne. Ces journaux sont : « Kultura » rédigé par les élèves de l’Institut technologique de Leningrad ; « Kolokol » (la cloche), par les étudiants de l’Université de Moscou. Les « Voix Nouvelles » (Novonie Goloca), Institut des chemins de fer de Leningrad et l’ « Eresia » Institut Krupskaia de Leningrad également. Ils permettent de se faire une idée précise des objectifs de cette opposition à la dictature du Kremlin. Celle-ci n’est pas dirigée contre le régime, c’est-à-dire les principes du léninisme, mais contre l’usage que le pouvoir en a fait.
La jeune génération reproche aux vieux qui gouvernent leur « Oblomovisme » du nom d’un héros de roman classique qui personnifie en Russie, le philistin obtus, bureaucrate et réactionnaire, tyran stupide fermé aux choses de l’esprit, xénophobe par principe et par habitude. Ce type qui incarnait l’autorité au temps des tsars s’est fidèlement perpétué dans le bolchévisme. Il s’est même propagé dans tous les partis qui à l’extérieur s’en réclament aussi bien en Hongrie, en Pologne ou en Allemagne orientale, qu’en France et en Italie. Ces gens-là, pensent les étudiants russes et les nombreux étrangers qui suivent les cours des universités soviétiques, ne comprennent rien au monde moderne. Ce sont eux, lit-on, qui ont écrasé la révolte hongroise, qui n’avait rien de fasciste mais était au contraire l’expression du ressentiment populaire contre une tyrannie policière et bureaucratique qui représente le passé. Les étudiants russes voudraient comme les ouvriers de Csepel et les intellectuels du Cercle Petôfi donner au communisme une expression authentique, conforme au progrès, ouverte sur l’extérieur et capable de se mesurer avec le capitalisme dont ils ne méconnaissent pas les résultats et les transformations qu’il a fait subir à la Société. La lutte entre deux générations qui commence à se faire jour partout, en Espagne aussi bien qu’en Russie, nous réserve des surprises qu’il faut espérer heureuses pour la paix.
CRITON