Criton – 1963-02-09 – La Rupture

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-09 – La Vie Internationale

 

Après l’Échec de Bruxelles

Après la tempête de Bruxelles, un temps de réflexion. Le contrecoup immédiat est surprenant : M. MacMillan, harcelé de tous côtés, accablé d’échecs, est redevenu populaire ; son négociateur, M. Heath, critiqué d’hier, a été acclamé aux Communes. Pour un temps sans doute bref, l’union nationale s’est faite en Angleterre et la bourse de Londres, contre toute attente, a monté. Ce qui montre que dans l’ordre économique, l’entrée dans le Marché Commun n’était pas un problème vital ; le calme des autres places indique que pour l’Europe continentale avantages et inconvénients s’équilibraient. Le drame donc n’est pas là.

 

L’Avenir de l’Esprit Européen

Ce qui est touché, c’est l’esprit européen qu’on s’était efforcé de créer. Le Marché Commun n’était pas autre chose, et le Dr Erhard a raison de dire qu’il n’en reste plus qu’une bureaucratie. Les institutions résistent à tout, même à l’effacement des raisons pour lesquelles on les avait établies. Il y a à Bruxelles deux mille deux cents fonctionnaires dont les intérêts sont bien protégés. La machine tournera, en attendant des temps meilleurs. Grâce à cette permanence, on évitera un éclatement de la Communauté des Six, qui, sans cela, était probable. Ceux qui ont entrepris il y a dix ans, de faire l’Europe, n’ont donc pas eu tort de commencer par créer des organismes. Normalement, pour réussir, il aurait fallu d’abord harmoniser entre les partenaires, la fiscalité, la monnaie, les conditions du travail, le code et les tarifs douaniers ; bref, établir les règles d’une unité, les institutionnaliser ensuite. Il est probable qu’on n’aurait pas abouti. Malgré l’échec d’hier, on peut espérer repartir un jour. Réflexion faite, c’est ce qu’ont décidé les Cinq, MacMillan l’a souligné au cours de son voyage à Rome.

 

Le Rôle du Marché Commun

Dans un récent article, le journaliste américain Joseph Alsop rapporte qu’au cours d’un récent entretien avec M. Pompidou, celui-ci lui a déclaré que les progrès remarquables de l’Europe continentale doivent être attribués à des causes économiques classiques, et que le Marché Commun n’y était pour rien. L’aveu est de taille et plutôt inquiétant après tant d’affirmations contraires. Nous n’avons jamais dit autre chose ici. Matériellement, la phase d’expansion se serait développée parce que c’était l’heure. Il en sera de même si demain, cette poussée retombe. Par contre, l’idée du Marché Commun a puissamment contribué à fortifier le mouvement. Elle a donné de l’élan aux initiatives, coordonné les efforts des entreprises privées dans toute la communauté, et si ce facteur psychologique disparaît, cela peut transformer en dépression le temps de pause qui suit généralement les progressions rapides.

 

Les Raisons de la Rupture

On s’interroge partout sur les motifs qui ont décidé le Chef de l’Etat français à briser les pourparlers entre l’Angleterre et les Six. Les uns donnent la prépondérance aux raisons économiques, les autres aux politiques.

Les économiques d’abord, sont évidentes : depuis deux mois les exportations françaises fléchissant, la balance commerciale accuse un déficit qui s’ajoute au déclin de nos ventes dans nos anciennes possessions d’Outre-Mer, ce qui s’explique par la hausse de nos prix devant une concurrence accrue. Les facilités, mêmes légères, que l’industrie britannique aurait obtenues auraient accusé cette tendance. Certaines branches de notre économie se sentaient menacées surtout si avec l’Angleterre plusieurs de ses associés, Scandinaves et Commonwealth accédaient plus aisément à notre marché ; la papeterie, la construction mécanique, la sidérurgie, la chimie organique, l’aluminium entre autres.

D’autre part, le fragile accord établi entre les Six l’an dernier à l’avantage de notre agriculture risquait, et risque encore d’ailleurs, de rester inapplicable. Nos partenaires africains de leur côté voulaient consolider les préférences si difficilement acquises et pas encore ratifiées. Le tout constitue un faisceau de pressions qui, devant une situation générale moins favorable, s’exerçaient très puissamment. Elles ont joué, mais n’auraient pas suffi à précipiter une décision aussi brutale.

 

L’Entrée de l’Angleterre bouleversait les Structures du Marché Commun

Un autre motif, celui qui nous a toujours fait douter de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, c’est qu’il en aurait bouleversé les structures, qu’il l’aurait dilué dans un ensemble trop vaste pour qu’il conserve son sens et son but. C’était bien l’intention des Anglais : n’ayant pu ni l’empêcher de naître et ayant échoué à lui opposer une association rivale l’E.F.T.A., ils pensaient, en y entrant, le rendre inefficace, pour mieux dire inoffensif. Paradoxalement, ils viennent de réussir justement parce que la France leur refuse l’entrée. L’éclat de Bruxelles, en opposant la France à ses cinq partenaires, a brisé le ressort du Marché Commun et peut-être l’a désagrégé.

En mettant les choses au mieux, il l’a stoppé pour un temps. Mais cette crise n’est qu’un aboutissement : depuis un an, l’harmonie entre les Six ne régnait plus. La Hollande surtout suivait à contrecœur, les Allemands craignaient qu’on ne leur impose une planification à laquelle ils répugnent. Le tollé d’hier contre la France n’a fait qu’expliciter ce malaise. Le Marché Commun présentait trop d’avantages pour la France, et seule l’Angleterre pouvait l’empêcher d’imposer ses vues.

 

Les Motifs Politiques

Il y a enfin ceux qui donnent la priorité aux motifs politiques, et leur opinion a son poids ; le coupable, c’est l’atome ; l’étincelle, l’accord anglo-américain à Nassau ; le Général de Gaulle, disent-ils, pense que la force atomique est aujourd’hui le signe et le moyen de la puissance. Sans elle, on est sans voix dans le chœur diplomatique. Les Anglais, avant Nassau et l’affaire du Sky-Bolt, l’avaient. Ils détenaient les secrets que les Etats-Unis leur avaient confiés. Si l’Angleterre voulait les partager avec la France, si elle s’associait à la France, comme elle le fait pour l’avion supersonique Concorde, pour constituer un arsenal atomique efficace, indépendant de celui des deux Géants, alors on pourrait s’entendre pour ouvrir aux Britanniques les portes du club européen. Mais puisque les Anglais ont préféré renoncer à leur autonomie nucléaire, qu’ils se sont soumis au monopole américain, alors brisons là ; la France poursuivra seule son entreprise et si les Allemands peuvent l’y aider, on resserrera l’alliance.

Cette explication concorderait avec le déroulement antérieur des événements. Pendant un an et demi, la France a participé aux pourparlers de Bruxelles et au début tout au moins, a encouragé l’Angleterre à les poursuivre. Elle n’a posé aucune objection préalable alors que les raisons pour le faire ne manquaient pas. Elle n’a pas averti l’Angleterre de son opposition au cours de ces derniers mois, ce qui eut été d’une correction élémentaire. L’éclat de Bruxelles aurait donc été dicté par un événement de dernière heure, l’accord de Nassau.

Au surplus, cette explication nous semble correspondre mieux à la psychologie du Chef de l’Etat. On lui prête à l’étranger surtout des desseins à longue portée, une politique arrêtée à l’avance vers des buts précis par-delà les incidences quotidiennes, et ses écrits en effet semblent justifier cette impression. Mais si l’on reconstitue au cours des années les attitudes diverses et souvent contradictoires de sa conduite, on reconnaît que les circonstances l’ont souvent modifiée et parfois dominée. Si certaines idées d’ordre général demeurent constantes, les moyens de les réaliser varient, ce qui rend ses décisions imprévisibles et souvent difficiles à expliquer, comme ce fut le cas à Bruxelles.

 

Les Pourparlers Franco-Espagnols

De même, les diplomates ont été intrigués par le tour pris ces derniers temps dans les relations franco-espagnoles. Visites successives de Ministres français à Madrid, conversations d’État-Major faisant suite au Traité franco-allemand. Les spéculations vont bon train.

Manœuvre diplomatique ou tournant politique ? Le Général Franco est fortement lié aux Etats-Unis et négocie précisément en ce moment le renouvellement de l’accord relatif aux bases américaines en Espagne. Il compte en tirer le maximum d’avantages financiers et politiques. Un rapprochement spectaculaire avec la France lui donne des atouts dans la négociation, à l’heure où les relations franco-américaines sont tendues. Sans doute Franco veut-il forcer son entrée dans l’O.T.A.N., pour lequel le consentement de la France est indispensable à l’association au Marché Commun que la rupture de Bruxelles faciliterait. Faut-il voir au-delà ?

L’Espagne dont les progrès économiques sont sensibles doit pour les étendre sortir de son isolement et s’intégrer plus ou moins à l’Europe. Si elle y réussit, ce succès serait décisif pour le régime. Franco est assez habile pour se servir des chances qui s’offrent au-delà des Pyrénées, sans pour cela indisposer les Etats-Unis dont l’aide est indispensable, ni l’Angleterre qui est le principal client de l’Espagne. En même temps qu’il accueillait les Ministres français, il envoyait à Londres son Ministre de l’industrie, Franco ne lâchera pas la proie pour l’ombre. Il l’a montré au Maroc et ailleurs.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-02-02 – La Crise de Bruxelles

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-02 – La Vie Internationale

 

La Crise de Bruxelles

Nous avions espéré que les polémiques soulevées par le refus de la diplomatie française d’admettre l’Angleterre dans la Communauté Européenne s’apaiseraient. Il n’en est malheureusement rien. La discorde s’est amplifiée à la suite de la signature de l’alliance franco-allemande à Paris, du différend franco-américain qui s’est étendu de la force de frappe nucléaire indépendante, opposée par la France aux plans des Etats-Unis de force multilatérale dans le cadre de l’O.T.A.N. aux questions de tarifs douaniers, et enfin aux constitutions de sociétés américaines en France. Le discours de MacMillan à Liverpool, la conférence de presse de Kennedy, sa lettre à Jean Monnet, le violent discours de Spaak à Bruxelles contre l’attitude française, la prise de position critique de Fanfani à Rome, tout cela a précipité le Monde libre dans un désarroi qui a enflammé les opinions publiques. Espérons que les diplomates seront assez habiles et d’assez de sang-froid pour éviter que la crise ne devienne irréparable. Personne cependant ne s’en dissimule la gravité.

Nos lecteurs comprendront l’embarras d’un chroniqueur qui entend juger des événements avec sérénité, de paraître prendre parti dans une discussion où les amours-propres nationaux s’affrontent, où selon l’adage beaucoup pensent « que mon pays ait tort ou raison, c’est mon pays, je l’approuve ». Instruire en s’élevant au-dessus des polémiques et des passions, sans choquer personne, la tâche est ardue.

 

Quelques Remarques

Nous nous bornerons donc, sans descendre dans l’arène, à quelques remarques : les Anglais, les Américains, pour ne pas dire tous les étrangers, ont exalté le Général de Gaulle quand il faisait la politique qui servait leurs intérêts. Ils ont par là gonflé son prestige auprès des Français, même de ceux qui, jusque-là, suivaient avec inquiétude son action. Le dernier plébiscite et les récentes élections l‘ont prouvé. La liquidation précipitée de notre domaine d’outre-mer, l’abandon de l’Algérie, faisaient l’affaire de tous ceux qui n’avaient pas ou n’avaient plus de possessions extérieures.

Les Américains, en particulier, cessaient d’être alliés d’une puissance coloniale, ce qui gênait leur politique auprès du Tiers-Monde dont ils cherchaient la faveur. Le retrait de la France leur donnait de plus la faculté d’étendre leur influence et d’implanter leurs agents et leurs affaires dans tous ces pays et ils n’y ont pas manqué avec une hâte et une diligence dont nous pourrions donner maints exemples. L’œuvre accomplie, ils s’insurgent parce que le chef de l’Etat Français cherche, à tort ou à raison, à donner à son pays dans le cadre européen où il est désormais enfermé une prépondérance perdue en tant que puissance mondiale. Que cela puisse irriter, susciter des appréhensions, contrecarrer des plans, compromettre même l’intérêt général, il est difficile de le contester. Raison de plus pour faire preuve de compréhension et de patience et s’abstenir de pousser au drame. C’est en des heures semblables que le président Eisenhower eut été précieux.

 

Les Contradictions de l’Attitude Anglaise

Quant à MacMillan qui a pris la conférence de presse du 15 janvier comme une injure personnelle, il avait eu tout le temps de reconnaître que sa demande d’adhésion au Marché Commun se heurtait à des difficultés insurmontables. N’oublions pas que feu Hugh Gaitskell avait laissé entendre qu’il se réservait, une fois venu au pouvoir, de dénoncer l’accord qui lierait l’Angleterre au continent, que beaucoup de Conservateurs l’auraient suivi,  que la grande majorité des pays du Commonwealth étaient franchement hostiles, que l’opinion  anglaise l’était également en majorité. Enfin que s’il avait l’appui des Américains sur ce point, il avait vu dans l’affaire du Sky-Bolt que Kennedy, sur d’autres, ne tenait pas grand compte de l’amour-propre et des intérêts britanniques. Aujourd’hui tous les partis anglais, même les Travaillistes, sont contre la France, comme si elle avait trahi leur confiance. C’est pur nationalisme.

 

L’Aspiration à l’Unité

Troisième remarque : cette levée de boucliers générale à l’étranger contre la politique extérieure du Général de Gaulle et sa conception de l’avenir européen a des justifications plus sérieuses. Dans tous les pays, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, et particulièrement dans la jeunesse, un idéal s’est affirmé pour transcender les nationalismes exclusifs du passé, pour étendre la collaboration entre les nations jusqu’à effacer, sinon leurs frontières, du moins les obstacles qu’elles dressent à l’échange des biens et des idées.

C’est un mouvement profond, chimérique peut-être, mais sincère. Même les peuples nouvellement indépendants en prennent conscience, en Afrique noire particulièrement. On voudrait que les nations renonçant à leurs particularismes, cessent de marchander de petits intérêts et les sacrifient pour le bien commun. Cet idéalisme, ç’en est un, ne tient pas compte des réalités qui sont parfois importunes, mais il se révolte contre tout ce qui paraît un retour au passé, aux antagonismes déchirants qui fatalement engendrent des conflits. Et puis, il y a l’arme nucléaire qui plane sur toutes les têtes et l’on n’admet pas que ceux qui ne l’ont pas encore veuillent en disposer pour des raisons de prestige, pour donner à une nation le droit de s’affirmer à l’écart des autres et peut-être de s’en servir pour les dominer.

 

L’Alliance Franco-Allemande

Enfin, cette alliance franco-allemande, en principe ouverte à tous, ne séduit personne et inquiète beaucoup. La réconciliation était chose faite. Robert Schuman et Adenauer l’avaient scellée. Il suffisait de l’entretenir. Point n’était besoin d’en faire un instrument politique, encore moins militaire. Les  Allemands d’ailleurs, à quelque parti qu’ils appartiennent, en sont indisposés et il est peu probable, même si les Accords de Paris sont ratifiés par le Bundestag, que l’esprit et même la lettre en survivent quand le vieux Chancelier sera parti.

Nous espérons que devant l’isolement où se trouve la France, dans le complexe international – isolement qui, nous l’avons souvent fait remarquer, n’a cessé d’être perceptible depuis quatre ans, – une formule d’apaisement interviendra qui sauvera la face. Sinon, si la petite guerre des Chancelleries se prolongeait, la France n’a pas les moyens, à moins de s’isoler tout-à-fait, de résister aux pressions concertées, politiques et surtout économiques, auxquelles elle serait soumise. On voit déjà par le recul de la Bourse de Paris que ce baromètre est au mauvais temps ; les intérêts, petits ou grands, prendraient peur et le régime n’y survivrait pas, car il est plus soutenu par la prospérité que par les vastes desseins et les vues historiques. Il est temps d’y réfléchir.

Nous comprenons que ces remarques ne rencontrent pas que des approbations. Il nous a semblé qu’elles demeuraient dans le cadre de l’objectivité. Notre pays est en ce moment soumis à une épreuve. Elle n’est tragique que dans la mesure où les hommes d’Etat la font telle. Elle était en tout cas bien inutile.

L’avenir de la France est dans son rayonnement spirituel, dans la qualité de son travail comme de sa culture, non dans une volonté de puissance qui, lorsqu’on évalue le rapport présent et futur des forces sur la planète, apparaît chimérique et même ridicule. Ce sont ces valeurs morales qu’il fallait avant tout préserver. On les compromet en soulevant contre la France toutes les suspicions et les rancœurs assoupies.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-01-26 – La Discorde devient Crise

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-26 – La Vie Internationale

 

Aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, la discorde devient crise. A Bruxelles, la rupture des négociations entre les Six et l’Angleterre met en question l’unité européenne, l’avenir du Marché Commun et même l’Alliance Atlantique. A Berlin-Est, le Congrès des Partis communistes a donné au conflit russo-chinois une consécration spectaculaire.

La première, sur laquelle la responsabilité française est lourdement engagée, si l’on en juge par les réactions britanniques et celles de nos cinq partenaires de la petite Europe, soulève trop d’émotions passionnées pour qu’on puisse juger des conséquences. Il est préférable d’attendre que les rancœurs s’apaisent. Au contraire, ce qui se passe à l’Est marque un tournant décisif de la politique soviétique qu’il est de la plus haute importance d’apprécier dès maintenant.

 

Le Congrès Communiste de Berlin-Est

A Berlin-Est donc, s’est réuni le Congrès communiste. Krouchtchev y a prononcé un discours fleuve et le délégué chinois, hué par tous les autres participants, a riposté avec toute la violence qu’on attendait. Le schisme est patent, mais non pas la rupture. Krouchtchev, comme nous nous y attendions, a pris soin de l’éviter. Il s’est opposé à la réunion d’un conclave qui aurait réuni les quelques 80 Partis communistes du monde, comme le demandaient les Chinois. Selon lui, cela n’aurait fait qu’accentuer les antagonismes et il convient, au contraire, que les esprits se calment. Les querelles se perpétueront à l’intérieur des Partis, sans éclat ni excommunication officielle.

 

Le Sens de la Réconciliation avec Tito

Rupture mise à part, Krouchtchev n’a rien fait pour atténuer les divergences. En se réconciliant avec Tito, en invitant ses représentants au congrès berlinois, il a voulu marquer que le Parti yougoslave était non un révisionniste, mais un membre de la famille marxiste-léniniste. Sans doute des divergences doctrinales subsistent, mais il faut laisser à chaque parti frère le soin d’adapter son action aux circonstances. Tito neutraliste qui reçoit l’aide américaine, n’est pas pour cela un renégat. On comprend l’exaspération des Chinois et l’éclat du délégué Wu contre la clique de Tito. C’est toute la politique du communisme qui est en cause.

 

La Nouvelle Orientation des Soviets

Voici pourquoi : Après son échec à Cuba, Krouchtchev a compris qu’il ne pouvait compter sur la faiblesse américaine pour avancer vers la domination mondiale. A Berlin, comme ailleurs, il faut s’en tenir aux situations présentes, donc la coexistence pacifique n’est pas seulement un slogan, mais une nécessité pressante. Si l’on ne peut plus, sans risquer la guerre, entamer les positions occidentales, il faut, pour progresser, employer d’autres moyens. Lesquels ? La compétition économique, l’espoir de rattraper l’Occident dans la course au mieux-être des masses est pour le moment perdu : l’écart, loin de se combler, s’accentue. Les Partis communistes d’Europe occidentale le savent. On l’a vu quand les communistes italiens ont reconnu les aspects positifs du Marché Commun pour leur pays. Pour sortir de leur isolement, il faut qu’ils évoluent en se conciliant ceux qu’ils avaient combattu jusqu’ici, l’artisanat libre et la petite industrie. C’est ce qui se passe en Emilie, par exemple, la province rouge d’Italie. Pour eux donc, la planche de salut, c’est l’arrêt de toute action révolutionnaire et la recherche d’une formule démocratique du type front populaire. En politique étrangère, ce n’est plus l’allégeance sans condition à Moscou, mais l’orientation prudente vers le neutralisme. Krouchtchev a parfaitement compris cette exigence, et c’est pourquoi il s’est réconcilié avec Tito. Par-là, il a voulu montrer qu’on pouvait demeurer communiste, sans s’aligner sur la tactique soviétique aussi bien en politique économique et sociale qu’en politique étrangère.

 

La Politique Titiste

Tito a si bien maintenu la propriété privée qu’il y a eu ces derniers temps une grève des artisans en Yougoslavie pour protester contre les impôts que l’Etat exige des travailleurs libres. Mieux encore, un décret de Tito autorise les étrangers à acquérir des biens fonciers et les Sociétés étrangères à se consacrer à des constructions utiles au développement du pays, notamment en faveur du tourisme. Ce n’est pas le retour au capitalisme que stigmatisent les Chinois, mais un simple opportunisme. Impuissante sur le plan militaire comme dans l’ordre économique, la politique soviétique se fait opportuniste. Tant pis pour la doctrine, pourvu qu’on ne se coupe pas des masses et qu’on puisse s’infiltrer, peu à peu, par des alliances, jusque dans les rangs du pouvoir. On voit par là que le conflit idéologique avec la Chine a été habilement calculé par les Russes indépendamment de la rivalité bien concrète, elle, des deux impérialismes.

En effet, les discussions actuelles dans le camp occidental donnent à cette politique de la coexistence pacifique et du pluralisme communiste étendu aux neutralistes une chance exceptionnelle. Cela pourrait permettre un dialogue entre les deux Allemagnes et même avec les Travaillistes anglais quand ils seront au pouvoir. Feu Hugh Gaitskell n’allait-il pas se rendre à Moscou avant sa maladie ? Et même on se sert des artistes : Evtouchenko, le poète à la fois rebelle et officiel, fait sa tournée des capitales occidentales et serre la main de Krupp. Tous les moyens sont bons, même les sourires et les hommages au Pape, pour présenter un communisme pacifique, progressiste et éclectique aux Occidentaux qui se querellent. Si par surcroît comme il se pourrait, une crise économique en Occident venait à décevoir les plans d’expansion et créer un malaise social, les chances de succès apparaîtraient. L’habileté de Krouchtchev a été de savoir utiliser, et son échec à Cuba, et son conflit avec la Chine pour prendre un tournant qui peut être avantageux si les circonstances s’y prêtent. Savoir tirer parti de ses erreurs et de ses difficultés, c’est, quoiqu’en pense Chou en Laï, de l’authentique léninisme.

 

Les Causes Économiques de la Querelle du Marché Commun

Quant à la querelle du Marché Commun, de l’admission de l’Angleterre et d’autres, elle est bien plus économique que politique, malgré l’apparence. Allons au fond des choses : l’expansion économique que l’Europe continentale et le Japon viennent d’accomplir, n’est que pour une bien faible part l’œuvre des dirigeants du Marché Commun, ou des plans successifs que l’on vante. Le « miracle » italien s’est développé depuis trois ans au milieu de crises politiques, de l’antagonisme des partis et des dissensions internes de la Démocratie Chrétienne. L’orientation à gauche indisposait la bourse et les milieux d’affaires. Des grèves incessantes éclataient. L’expansion n’en a pas moins continué. Inversement, la stabilité britannique, la solide majorité conservatrice qui dure depuis onze ans, a été impuissante à secouer l’inertie de l’économie anglaise. L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’y aurait probablement rien changé. En réalité, que ce soit en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis, les économies s’essoufflent après une expansion trop rapide, ou bien ne parviennent pas à reprendre l’élan. Pour y porter remède, on a recours à des moyens divers, parfois contraires.

 

Le Programme de Kennedy

Aussi le président Kennedy choisit les réductions d’impôt et le déficit budgétaire. Il y a un an, il prévoyait un excédent de 500 millions de dollars ; en réalité, le déficit atteint près de neuf milliards, ce qui sera, dit Kennedy, sans importance puisque grâce à la reprise escomptée de l’activité, le déficit se résorbera plus tard de lui-même., la relance de l’économie devant regonfler les recettes. C’est possible, mais pas du tout certain.

 

Le Recul de la Consommation d’Acier

Quant aux plans, et particulièrement de notre IV° Plan, voyons plutôt ce qu’il en est de l’acier : il prévoyait pour 1965 une production de 25 millions de tonnes. Nous avons dit ici, à l’époque, combien ce chiffre était extravagant, alors qu’aux Etats-Unis, la consommation d’acier est stagnante depuis 1957 au-dessous de 100 millions. Qu’à cela ne tienne : on construit des usines chez nous et ailleurs, on emprunte des centaines de milliards. Résultat, notre production cette année, comme presque partout, est en baisse de 1,8% avec 17 millions 200.000 tonnes. Et comme les carnets de commandes se dégarnissent, voici que la C.E.C.A. est obligée de demander aux sidérurgistes européens de s’entendre, de constituer un véritable cartel pour réduire la production d’un commun accord, ces cartels honnis auxquels elle avait mission de se substituer. Voilà un organisme international qui a peu de chance. Après l’effondrement des prévisions sur le charbon en 1958, voici celui de l’acier. On se demande comment des hommes compétents, avertis, chargés de responsabilités, ont pu se laisser prendre de bonne foi à de pareilles perspectives alors que n’importe quel observateur, simplement au courant des données économiques, se demandait s’ils perdaient le sens. Il est bon que ces choses soient dites, même si, comme il est probable, cela n’y change rien. Ce qui est grave, ce sont les querelles internationales qui naissent, sans qu’on s’en rende compte, de ces erreurs d’anticipations dont on s’aperçoit, sans l’avouer, et trop tard.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1963-01-19 – Discorde dans le Camp Occidental

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-19 – La Vie Internationale

 

Le temps des discordes, pourrait-on appeler celui-ci. A l’Ouest, comme à l’Est, on semble venu aux explications décisives et l’on ne sait dans quelle mesure on pourra ou voudra les atténuer. Le choix est proche.

 

La Discorde dans le Camp Occidental

Pour le camp occidental, c’est l’Alliance Atlantique qui est  en cause, particulièrement sous l’aspect de l’armement nucléaire, mais plus profondément dans son essence même. Là, heureusement, la mésentente peut se prolonger sans rupture ou accident. Les circonstances et les hommes ayant changé, un nouveau départ deviendra possible.

Par contre, l’autre conflit, relatif à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun doit se résoudre assez prochainement dans un sens ou dans l’autre. Les Anglais en effet, ne peuvent plus attendre. La stagnation de la production, l’extension du chômage, le sort de la Livre obligent le Gouvernement conservateur à prendre des mesures différentes selon que l’Angleterre s’intègre ou non  à l’Europe. La décision appartenait à la France, et son opposition vient d’être affirmée sans ambages, ce qui est regrettable. Ainsi, nous porterons la responsabilité de l’échec, ou bien, si la négociation continue, nous paraîtrons céder aux pressions exercées de plus en plus vigoureusement par les Anglais et Américains sur notre résistance. Comme il eut été préférable et plus honnête d’avoir averti de notre position, M. MacMillan avant qu’il n’engage son sort et celui de son Parti sur ce choix historique.

Comme on l’a dit, on a dramatisé le problème qui au fond n’est pas tragique. Les Anglais, même à l’écart de l’Europe, n’en seront pas moins liés à elle par la nature des choses et ils ont plus d’une solution de rechange à l’association du Marché Commun.

 

La Réalité du Marché Commun

Nous avons dit assez souvent combien étaient exagérés, jusqu’ici, les mérites qu’on lui attribue dans l’expansion du continent européen, combien aussi la réalité qu’il recouvre est encore modeste et son avenir incertain, que l’Angleterre s’y joigne ou non. Le Marché Commun est né dans l’euphorie des années cinquante, lorsque l’Europe était à reconstruire après l’épreuve des crises des années trente et la guerre qui suivit. Les années 60 (ou plutôt à partir de 1962) ont au contraire à faire face à ces problèmes tout différents dont on n’a pas encore pris conscience.

Un appareil de production formidablement accru par le progrès technique devra s’adapter à des besoins, en principe illimités, mais qui, en fait, ne sont aptes à être remplis que progressivement et plus lentement que les moyens qui s’offrent. C’est d’ailleurs ce qui explique l’âpreté des controverses de Bruxelles. On a l’impression que certains des partenaires de la France qui paraissent la rendre responsable d’obstruction, ne seraient pas aussi affectés de l’échec des négociations qu’ils le disent. Ils ne sont pas si tentés de renforcer la position d’un concurrent bien armé qui viendrait peser sur une compétition déjà suffisamment âpre entre eux. Et puis il y a la perspective d’accorder des avantages aux pays que l’Angleterre amènerait avec elle et aux Etats-Unis qui, à la faveur de cette extension des réductions de tarif, obtiendraient un accès plus facile pour leurs produits.

Il faudra s’estimer satisfait si, à la fin de tant de démarches diplomatiques et de marchandages, on n’aboutit pas à un renforcement du protectionnisme et à l’exaspération des nationalismes économiques et politiques qui vont de pair.

 

La Controverse Nucléaire

Quant à la controverse nucléaire, nous nous contenterons de citer les lignes que Thierry Maulnier vient d’écrire dans le « XX° Siècle » :

La puissance militaire a cessé d’être indépendante de la puissance économique, et les ressources sont liées à l’étendue : La Chine sera peut-être un jour un troisième Grand, non parce que les Chinois sont 700 millions, mais parce que leur territoire est assez vaste et assez riche en ressources minières et énergétiques pour leur permettre d’édifier une industrie géante. Le Brésil a dix fois moins d’habitants que la Chine, le Canada trente fois moins, mais ils pourront un jour prétendre au rôle de nation directrice. Mais non la Grande-Bretagne avec 300.000 kilomètres carrés, non la France avec 550.000. Les chances de ces deux pays de se maintenir dans le peloton de tête étaient tout entières dans l’extension extra-européenne de leur autorité, dans leurs millions de kilomètres carrés au-delà des mers. »

Cette question d’espace est en effet prépondérante et non seulement, comme le dit Maulnier, par les ressources qu’il comporte, mais par la dispersion des centres vitaux et la moindre vulnérabilité, pour un temps du moins, à laquelle les pays sont exposés. Il est tragique que l’on gaspille des ressources plus limitées qu’on ne pense à la constitution d’un appareil militaire atomique ou autre qui est non seulement inutilisable, sinon pour affirmer un prestige illusoire, mais qui constitue une cible de choix dans un conflit. Nous sommes ici, pour une fois, pleinement d’accord avec les communistes et d’autres nous l’espérons. Les Anglais, sans l’avouer, semblent avoir compris.

 

La Position Américaine et Russe

Quant aux Américains, on paraît croire que leur politique, en accord là-dessus avec celle des Russes, tendrait avant tout à empêcher la prolifération des armes nucléaires, à s’en réserver le monopole. Nous ne pensons pas qu’ils aient là-dessus des illusions. Russes et Américains sont certes inquiets de voir la Chine se munir d’un arsenal nucléaire, dans un avenir encore lointain d’ailleurs. Ils ne peuvent rien pour l’en empêcher.

Le souci des Américains comme des Russes, est autre. Ce qui les effraie, c’est une collusion militaire franco-allemande. Les Allemands actuellement dans leur immense majorité ne sont pas revanchards, comme les Soviets les en accusent. Mais ils souffrent de la mutilation infligée à leur patrie, et de la muraille qui les sépare de leurs compatriotes. Qui peut nier, si un jour ils croyaient en avoir les moyens, à la faveur par exemple d’une dislocation de l’Empire russe, qu’ils seraient tentés de refaire leur unité par la force, seuls ou appuyés par celui qui leur en aurait fourni, imprudemment, les moyens. L’Etat artificiel de l’Allemagne de l’Est tient bien mal sur ses pieds, et les satellites de l’U.R.S.S. ne valent guère mieux.

Supposons une Russie en difficulté avec la Chine – hypothèses inactuelles bien sûr, mais suffisamment vraisemblables pour que les Etats-Unis cherchent par tous les moyens à conserver le contrôle d’une puissance militaire en Europe occidentale. On peut aller plus loin : si les Etats-Unis voient que ce contrôle leur échappe, il se pourrait qu’ils s’entendent avec les Russes pour la neutraliser. Comme nous l’avons vu depuis plus d’un an, malgré la crise de Cuba et peut-être grâce à elle, les Etats-Unis et l’U.R.S.S. sentent de plus en plus que leurs intérêts les rendent solidaires. M. Vinogradov ne l’a pas caché, ce qui a surpris. Les accords sont lents à se nouer, la prudence et la méfiance sont réciproques, mais le mouvement grandit, surtout depuis que le conflit russo-chinois a pris un tour aigu. Ce rapprochement est bien, lui, dans le sens de l’histoire comme de la géographie.

 

L’Affaire des Tubes

Ce qui n’empêche pas la rivalité des deux Grands de demeurer vigilante et active. Les Russes ont entrepris de se doter d’un gigantesque réseau de pipelines pour alimenter leur industrie en pétrole et en gaz, et, entre autres, pour amener ce pétrole aux frontières du rideau de fer. Ils comptent s’en servir pour allécher les Occidentaux en leur offrant à bas prix le carburant que ceux-ci se procurent auprès des grandes entreprises internationales. Mais ces tuyaux, leur industrie n’est pas en mesure de les produire, et ils les achètent aux Occidentaux. Les Américains s’y opposent, faisant valoir qu’ils économisent ainsi l’acier qui sert à des fabrications militaires. Kennedy a enjoint à l’Allemagne fédérale et au Japon, de rompre les contrats de fourniture de tuyaux à l’U.R.S.S., et ces pays ont accepté. Les Soviets les menacent de représailles.

On voit par là que les Etats-Unis, au risque, comme l’a dit Kennedy, de mécontenter des Alliés, peuvent obtenir de ceux-ci qu’ils sacrifient leurs intérêts pour ne pas leur déplaire.

 

                                                                                            CRITON

P.S. – Le beau magazine des Missions catholiques « Missi » a publié dans son numéro d’Octobre 1962, un ensemble de documents photographiques uniques sur la Chine communistes et les Communes du Peuple, si bouleversant que nous nous permettons de le recommander à ceux de nos lecteurs qui peut-être l’ignorent. Ils peuvent l’obtenir pour 1 franc, à « Missi », 12 rue Sala, Lyon (2°).

 

 

Criton – 1963-01-12 – L’O.N.U. et le Congo ex-Belge

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-12 – La Vie Internationale

 

La troisième offensive militaire de l’O.N.U. contre Tchombé, aussi sanglante que les deux premières, met en émoi l’opinion internationale et risque de discréditer l’Institution, déjà fort discutée.

 

La Fin du Troisième Acte au Congo ex-Belge

Ce n’est pas seulement parce que l’organisme chargé d’assurer la paix mène une opération militaire, mais plus encore à cause de la manière dont elle l’a conduite. Il convient d’abord de dégager des informations contradictoires, tendancieuses et volontairement obscures, la nature des faits. Au départ, nous trouvons la volonté bien arrêtée des Etats-Unis en accord avec le Secrétaire Général U Thant, d’en finir coûte que coûte avec la sécession katangaise. D’abord parce que le prestige de l’O.N.U. était engagé et qu’un nouvel échec, laissant Tchombé maître de son Etat, aurait, une fois de plus, fait la preuve de l’impuissance de l’organisation internationale ; ensuite parce que le coût de l’opération aurait, dans le courant de mars, épuisé ses ressources et qu’elle se serait trouvée en faillite, le dernier emprunt de 200 millions de dollars n’ayant été couvert qu’aux trois quarts. Enfin, les Etats-Unis voulaient restaurer l’unité du Congo pour éviter l’installation d’un pouvoir communiste dans l’une ou l’autre de ses provinces.

 

La Conduite de l’Opération

La conduite de l’opération contre Tchombé comprend trois têtes : le président Kennedy, U Thant et le commandement de l’O.N.U. sur place : le civil dirigé par M. Gardiner, un Ghanéen, et le militaire, un Général éthiopien et un Hindou. Les trois autorités se sont partagé la tâche, selon la combinaison suivante que les commentateurs n’ont pas démêlée :

Les Américains ont préparé l’attaque en fournissant le matériel et les armes, et au dernier moment, ont dépêché le général Truman pour s’assurer de l’exécution. Pour la déclencher, on s’est arrangé pour simuler une provocation des Katangais, ce qui a permis au Secrétaire Général de se justifier en parlant d’opération purement défensive. Comme il était difficile de légitimer sous le même prétexte une conquête totale des centres miniers du Katanga, on a organisé une équivoque : les communications entre New-York et le commandement militaire de l’O.N.U. sur place se seraient trouvées interrompues et les Généraux éthiopiens et hindous auraient, sans autorisation, poursuivi leur offensive. U Thant cherchait par là à décharger la responsabilité de l’O.N.U. de l’effusion de sang et à sauvegarder, pour la forme, le rôle pacifique dont elle est chargée. Les Américains, moins scrupuleux, mettaient entre temps Tchombé en face de l’ultimatum : se soumettre ou se démettre. Il fallait aller vite, d’abord pour éviter des destructions définitives de l’ensemble industriel, ce qui aurait rendu l’occupation du Katanga sans profit, ensuite pour empêcher Tchombé d’organiser la guérilla qui aurait abouti au même résultat en rendant impossible l’exploitation.

Malgré les subterfuges de M. Thant, les conséquences de l’opération sur l’avenir de l’O.N.U. sont graves. La faute majeure a été de la confier non à des neutres, mais à des ennemis de Tchombé, le ghanéen Gardiner, les soldats éthiopiens redoutés pour leurs violences et les Hindous que les noirs d’Afrique abhorrent. L’autre, de vouloir imposer contre le gré de la population, tant blanche que noire, une réunification du Congo, afin de partager les ressources du Katanga avec Léopoldville – sous prétexte que le reste du Congo ex-belge n’est pas viable sans elles – ce qui est inexact : le Congo sans le Katanga est pauvre, mais surtout en hommes capables de l’administrer. Matériellement, il l’est moins, ou pas plus que le Congo de Brazzaville, le Gabon ou la République Centre africaine qui, avec l’aide de la France, s’en tirent tant bien que mal.

 

L’Attitude du Gouvernement Rhodésien

Mais ce qui est plus important pour l’avenir, c’est le précédent : les Africains eux-mêmes s’en sont avisés. Proche du Katanga, la Rhodésie du Nord, riche elle aussi de ressources minières, a eu le 12 décembre dernier, pour la première fois, un Gouvernement noir, constitué par la coalition des deux Partis de l’indépendance, celui de M. Kaunda et celui de NKumbula : le premier, partisan de l’unité africaine s’est efforcé d’exercer une médiation entre Tchombé et Adoula ; le second, soutenant Tchombé sans réserve et la coalition à peine née, se trouvait de ce fait en péril. Il est à noter cependant que ni l’un, ni l’autre des leaders noirs de Rhodésie n’est hostile à l’indépendance du Katanga, ou au moins à son autonomie. Ni l’un ni l’autre n’approuve l’action militaire de l’O.N.U. ce qui peut surprendre de la part de farouches anticolonialistes.

Cela s’explique fort bien. La Rhodésie du Nord, avec sa ceinture du cuivre, pourrait être obligée, comme le Katanga, de partager ses richesses avec d’autres Etats noirs, le Nyassaland, par exemple, ou le Tanganyika. Là-dessus Noirs et Blancs se retrouvent d’accord. Ils entendent réserver le profit de leurs mines à leur propre pays. A peine au pouvoir, les dirigeants noirs sont aussi nationalistes, sinon plus, que leurs anciens maîtres, et c’est leur droit. Qui peut les en blâmer ? Est-ce que les grandes nations, les Etats-Unis ou l’U.R.S.S. partagent leurs fabuleuses ressources ? A peine en donnent-ils un ou deux pour cent, et encore, comme on le voit, à des fins politiques plus ou moins déguisées. Comme le faisait remarquer un journaliste anglais à la radio, l’affaire du Katanga aura peut-être un heureux effet ; celui de faire comprendre aux nouveaux dirigeants de certains pays africains, que l’intérêt de leur pays leur commande de collaborer avec les Blancs qu’ils ont supplantés, pour éviter qu’un vote de l’O.N.U. ne les dépouille un jour, au besoin par la force, des richesses qui garantissent leur développement.

On voit que l’anticolonialisme a des limites dès qu’on passe des slogans aux réalités. N’est-il pas curieux de voir que Tchombé, au cours de la crise, a été soutenu aussi vigoureusement par le plus honni des représentants de la suprématie blanche, Sir Roy Welensky, que par le chef du Congrès National Africain, M. NKumbula ?

 

L’Expansion dans la Stabilité

L’actualité politique nous a obligé de différer jusqu’ici l’exposé de l’évolution présente des problèmes financiers de notre Europe, problèmes d’une importance immédiate. Nous vivons, en France en particulier, mais aussi en Allemagne et en Italie, sous le signe rassurant et prometteur de l’expansion dans la stabilité monétaire. Expansion certes, les statistiques là-dessus ne mentent point. Mais stabilité ? Les statistiques nous avertissent. Chez nous, par exemple, jamais au cours des crises financières des précédentes républiques, la planche à billets n’a fonctionné à une telle allure : 50% d’augmentation en quatre ans et les crédits à l’économie encore davantage. Quant aux prix, le Ministre des Finances parlait, en novembre, de 2% d’augmentation pour 1963. Nous les aurons dépassés dès la fin de janvier ; un record presque. En d’autres temps on aurait parlé d’inflation accélérée et c’était exact.

Quel est cet heureux mystère ? On confond à dessein stabilité monétaire et parité de change. Si l’inflation est masquée, c’est qu’elle est générale et que les prix montent en Italie et en Allemagne aussi vite que chez nous et que par ailleurs, dans les pays anglo-saxons, Etats-Unis et Angleterre, ils étaient à un niveau que les pays du continent n’ont pas encore, ou rattrapés, ou dépassés. Ce qui fait qu’ils sont, peut-être pas pour longtemps, encore compétitifs. Grâce à quoi, les parités de change se maintiennent, la course des salaires et des prix étant parallèle, le déséquilibre qui se produisait autrefois n’apparaît plus. De plus la faiblesse du Dollar, conséquence du déficit de la balance des paiements des Etats-Unis, non seulement protège les autres monnaies de la dévaluation, mais permet aux Européens d’accumuler des dollars qu’ils sont obligés – c’est notre cas – de restituer aux Américains sous forme de remboursement de prêts, soit de dépôt à la Trésorerie américaine ou des crédits dans les banques pour éviter le surcroit d’inflation que cet afflux comporterait. Situation curieuse, qui n’est pas sans danger. Déjà l’Allemagne et l’Italie voient se retourner peu à peu la situation. Leur balance extérieure favorable s’amenuise et le déficit menace et avec lui, un ralentissement de l’expansion déjà sensible. Les autorités n’osent pas freiner de peur de précipiter la crise. Bien présomptueux qui pourrait dire où mène cette course à la dépréciation monétaire. Car il n’est pas impossible qu’on puisse continuer sans inconvénient majeur sur une pente qui, en d’autres temps, serait apparue fatale.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-01-05 -1962, une Date dans l’Histoire Contemporaine

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-05 – La Vie Internationale

 

L’année qui s’achève – 1962 – sera une date dans l’histoire contemporaine. Voici comment la définit Augusto Guerriero :

« Il s’est produit un changement fondamental dans les relations des deux grandes puissances. La raison en est la crise de Cuba : cette crise a été comme une guerre, une grande guerre. Il y eut un vainqueur, les Etats-Unis, un vaincu, la Russie. Depuis ce jour, l’Amérique a repris l’initiative. Les Soviets sont sur la défensive. Jusqu’à hier, le péril de guerre était créé par la menace atomique que Krouchtchev agitait, et ses menaces trouvaient crédit. Mais depuis Cuba, on n’y croit plus. On le tenait capable à chaque instant et sous un quelconque prétexte de détruire le monde ; on sait aujourd’hui que la menace était simulée, que c’était une comédie, que derrière ces fureurs, il n’y avait que la fourberie du paysan : S’ils y croient, tant mieux ; ils cèdent et je vais de l’avant ; s’ils n’y croient pas, je m’arrête et je ne perds rien. Erreur, dit Guerriero, il a reculé et a beaucoup perdu. Son prestige n’est plus le même, et lui non plus, n’est plus le même. » 

 

La Prépondérance Américaine

Allons au-delà : beaucoup de choses ont changé. L’Amérique de Kennedy n’est plus celle d’hier. La prépondérance perdue depuis 1948, le jeune Président entend la faire revivre et non sans brutalité. Le différend avec l’Angleterre au sujet du « Sky-Bolt » aurait pu être réglé sans éclat, sans humiliation. De même au Yémen hier, au Congo aujourd’hui, on reconnaît une volonté délibérée de faire rentrer la Grande-Bretagne dans le rang, sans égard pour sa position mondiale et ses intérêts économiques. Il en sera de même à l’occasion pour d’autres.

 

La Question du Yémen

Au Yémen, en effet, les Etats-Unis ont reconnu le gouvernement révolutionnaire de Sellal avant que les hostilités avec les tribus fidèles à l’Emir El Badr aient été réglées. On ne sait pas à quelles conditions cette reconnaissance a été octroyée. On les devine : retrait des troupes égyptiennes et surtout, pas d’appel à l’appui soviétique ; moyennant quoi, on aidera le Yémen à se développer en contrôlant strictement ses initiatives ; plus de menaces à l’égard de l’Arabie Séoudite ou de la Jordanie. On ne touche pas aux pétroles. Pas d’expansionnisme vers Aden et les Emirats associés où l’Angleterre ne doit pas être inquiétée à cause des positions stratégiques qu’elle occupe. A Nasser aussi, Washington a posé ses conditions : pas d’agression contre Israël, renonciation aux ambitions panarabes, sans doute aussi aux fournitures d’armes par l’U.R.S.S. Paix dans cette région, sinon, plus de dollars. Politique raisonnable en somme, qui vise avant tout à éliminer l’influence russe déjà fort affaiblie.

 

L’O.N.U. et les U.S.A. au Congo ex-Belge

Raisonnable, elle l’est moins au Congo. La mission du général américain Truman au Katanga n’a pas tardé à se traduire en actes. C’est une nouvelle, une troisième agression des Casques bleus contre Tchombé et sans doute la finale. On dit, à tort, que la part des Américains, cette violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes par l’entremise de l’organisme précisément chargé de le faire respecter, masquait des ambitions d’ordre économique : contrôler les richesses minières du Katanga. Il ne semble pas. Les Etats-Unis ont voulu en finir avec la sécession katangaise, malgré l’opposition britannique et belge pour d’autres raisons :

La position du premier Adoula à Léopoldville était précaire. Il ne se maintenait que par les subsides américains et contre son Parlement composé en majorité de lumumbistes. Les Soviets intriguaient et attendaient l’occasion de reprendre pied en chassant Adoula pour lui substituer Gizenka emprisonné ou l’un de ses comparses. De plus, les Etats-Unis faisaient tous les frais de l’entretien des Casques Bleus au Congo. Pour restaurer l’autorité d’Adoula, il fallait chasser Tchombé et faire passer les profits de l’Union Minière dans les caisses de Léopoldville, renflouer l’économie complétement ruinée du pays et mettre dans chaque province une autorité contrôlée par Adoula, c’est-à-dire indirectement par les Etats-Unis : l’opération est en cours. On se pose la question : après, à qui le tour ? Les Américains vont-ils imposer leur politique en Rhodésie, en Angola, voire en Afrique du Sud ?

Du train où vont les choses, tout est possible. Cependant, le Portugal résiste. Il tient heureusement un atout maître : les Açores, cet archipel au milieu de l’Atlantique, sans lequel les Américains ne peuvent assurer convenablement leurs liaisons avec l’Europe. L’accord pour la location de cette base essentielle n’a été renouvelé que pour un court délai. Avant de s’en prendre à l’Angola et au Mozambique, les Américains devront réfléchir.

 

La Désagrégation du Bloc Neutraliste

Un concours de circonstances favorise cette poussée d’autoritarisme américain. C’est d’abord l’effondrement de l’association dite du neutralisme actif qui s’était affirmée avec ses quatre têtes : Tito, Nasser, Nehru et Soekarno. Le conflit sino-indien l’a disloqué. Nehru a été fort irrité de n’avoir reçu en ces graves circonstances, aucun appui de ses associés. Tito n’a rien dit, malgré ses mauvaises relations avec la Chine et a préféré s’en remettre à Moscou. Nasser a esquissé un geste sans suite. Soekarno s’est tu ; et les voisins de la Chine, la Birmanie, le Cambodge gravitant autour des chefs du neutralisme n’ont pas pris parti. Nehru n’a trouvé d’aide qu’à Londres et à Washington. Qu’il le veuille ou non, sa politique de non-alignement a fait faillite. Pour sa défense, il ne peut compter que sur l’Occident.

 

Les Embarras de Tito

Tito de son côté est assez déçu ; sa tournée en U.R.S.S., si elle le rapproche du Bloc oriental, cet alignement ne lui a pas rapporté grand-chose. Il a dépêché son second, Kardeli, au Caire pour essayer de maintenir l’entente avec Nasser, mais  il paraît que l’Egyptien a été très froid. Il ne peut plus déplaire aux Américains qui tiennent rigueur à Tito de sa collusion avec Krouchtchev.

 

La Conjoncture en U.R.S.S.

Mais la conjoncture la plus favorable aux Etats-Unis est la situation même de l’U.R.S.S. ; difficile à tous égards. Le schisme avec Pékin s’approfondit et ébranle le Monde communiste, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Krouchtchev a beau limoger, hier encore, les dirigeants du Kazakhstan, la situation économique ne s’en trouve pas améliorée. L’affaire de Cuba a fait surgir à nouveau ce qu’on appelle à Moscou les tendances nationalistes ou chauvines, c’est-à-dire les velléités d’indépendance des pays soumis. Il est très frappant de lire dans les journaux soviétiques, le compte-rendu des visites des hauts dignitaires du Présidium aux différentes républiques pour vanter les avantages de leur union à la Russie ; Biélorussie, Lituanie, Ukraine, Moldavie, etc. L’échec de l’épreuve de force américano-soviétique a réveillé les doutes sur l’efficacité du système communiste, non seulement pour l’agriculture qui ne réussit pas à nourrir convenablement les populations, ni pour l’industrie dont le gigantisme s’accompagne de gaspillages et de malfaçons énormes, mais aussi sur le plan psychologique, moral et même culturel.

 

Les Problèmes Psychologiques et Moraux en U.R.S.S.

On vient de voir, à propos de l’Exposition d’Art Plastique de Moscou que Krouchtchev en veut à l’art moderne et condamne à nouveau tout ce qui n’est pas le réalisme socialiste. Les tendances novatrices résistent cependant, bien qu’on limoge tous ceux qui favorisaient une certaine liberté. Le public discute et applaudit les non-conformistes. Les résistances à l’esthétique officielle se manifestent avec une force inattendue.

Mais c’est dans l’ordre moral que l’échec est certainement le plus grave ; l’homme soviétique que l’on souhaitait former se dérobe. Les colonnes des « Izvestia » sont pleines d’histoires de corruption, de dénis de justice, de marché noir, d’incompétences et de laisser-aller, de complicités bureaucratiques et de pots de vin. Rien n’y manque. L’Étatisme omnipotent a dressé contre lui une résistance active et passive qui a pour effet de dégrader l’homme, au lieu de développer son sens des responsabilités.

De plus, les difficultés de la vie quotidienne, outre les ruses qu’elle suscite, fait obstacle au progrès de l’esprit ; ceux qui n’ont pas recours aux combinaisons plus ou moins honnêtes, se replient sur eux-mêmes et s’acquittent de leur tâche au moindre effort. Le progrès est indivisible : sans une certaine aisance matérielle, toutes les formes d’activité créatrice se ralentissent, aussi bien physiques que morales. Aucune propagande n’y peut suppléer. Cette crise est plus grave que les querelles idéologiques qui n’en sont au fond que le reflet.

 

                                                                                                       CRITON

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Criton – 1962-12-29 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-29 – La Vie Internationale.

 

L’entrevue MacMillan-Kennedy aux Bahamas et l’affaire de la fusée Sky-Bolt ont pris les dimensions d’un événement historique à cause des passions qu’elle a soulevées en Angleterre. Les Anglais se voient privés de leur force nucléaire indépendante, déchus de leur rang de grande puissance dans un moment difficile de leur vie politique et économique. Leur ressentiment à l’égard des Américains est amer. Ils croyaient jusqu’ici que leur alliance avec les Etats-Unis leur conférait un rang particulier. Ils se trouvent maintenant confondus au même titre parmi les nations mineures. Ils se sentent isolés entre une Europe continentale qui hésite à les accueillir et la famille anglo-saxonne qui prend ses distances à leur égard. D’où ce sentiment d’humiliation que les propos optimistes de MacMillan ne peuvent dissiper.

 

Les Divers Aspects de l’Affaire du Sky-Bolt

En vérité, le problème mérite d’être reconsidéré à fond, car il s’y mêle des questions politiques, des questions militaires et des problèmes industriels et financiers qui, confondus, risquent, si ce n’est déjà fait, de compromettre davantage l’harmonie occidentale.

L’affaire du Sky-Bolt est exclusivement militaire par elle-même. L’aviation de bombardement porteuse de têtes nucléaires a perdu sa valeur stratégique. Les Russes, les premiers, y ont renoncé. Par étapes, les Américains réduisent, pour arriver à les supprimer, le nombre de leurs bombardiers géants. Les experts considèrent que les défenses antiaériennes actuelles rendent presque impossible leur pénétration en territoire ennemi. Ce qui faisait dire récemment au journaliste américain Joseph Alsop, que les bombardiers « Mirage » français, chargés de missions nucléaires sont périmés avant d’être en service. L’article de J. Alsop, qui a fait du bruit, n’a d’ailleurs reçu officieusement que des réponses embarrassées. Là aussi, de gros intérêts industriels sont engagés.

D’autre part, si les bombardiers anglais du type « V » avaient pu, grâce à la fusée Sky-Bolt, projeter leurs têtes nucléaires à mille milles de distance, leur efficacité était beaucoup moins précise que celle des fusées « Polaris » éjectées d’un sous-marin en plongée. De plus, la fusée Sky-Bolt s’était révélée compliquée, d’une mise au point douteuse et très chère. Toutes ces raisons légitiment l’abandon du projet par les Américains qui en faisaient exclusivement les frais. MacMillan et ses experts n’ont pu que le reconnaître. En offrant en compensation des « Polaris » aux Anglais, les Etats-Unis ont fait valoir que c’était la seule solution possible, ce qui est évident.

 

Aspect Moral et Financier du Problème

Voilà pour le problème militaire ; l’erreur des Anglais, comme des Français, a été de miser sur l’aviation dont le rôle touche à sa fin. Mais cela est pour les Anglais un drame national. La R.A.F. a été leur sujet d’orgueil ; elle a sauvé l’Angleterre ; elle a plus que toute autre arme, contribué à gagner la guerre. Elle a attiré à elle un personnel d’élite et par ses commandes, non seulement fait vivre toute une industrie, mais permet à celle-ci dans le domaine civil, de conserver une renommée mondiale, et partant, d’alimenter un courant d’exportation important pour la balance commerciale britannique. Les Anglais devront donc passer par profits et pertes les investissements considérables pour la production d’avions de combat et des différentes fusées atomiques successivement essayées, mais encore ils devront, pour utiliser les « Polaris » américaines, faire pour les sous-marins, d’énormes dépenses nouvelles. Ce qui, dans l’état actuel de leurs finances, leur fait peur.

Voilà pour l’aspect moral et financier de la question. Les Américains, de tout cela, ne sont nullement responsables. En renonçant aux Sky-Bolt, ils perdent des sommes importantes et la firme Douglas qui en était chargée, ne sait plus comment employer les 14.000 ouvriers qui s’occupaient de sa fabrication. Comme toujours, la technique militaire évolue vite et les erreurs se payent. Depuis l’affaire de l’U2, les Américains ont appris que la défense anti aérienne russe avait beaucoup progressé.

 

Aspect Politique

Reste l’aspect politique du problème qui s’est greffé malheureusement sur la technique. Là encore il faut diviser les questions pour comprendre. La rapidité du progrès technique est telle que seuls les Etats-Unis ont les moyens – et encore avec gêne – de le suivre. Il ne peut y avoir en face des Russes, que la puissance nucléaire américaine pour y faire face. Tout ce que peuvent les autres dans ce domaine est pur gaspillage, et les Etats-Unis voudraient que les ressources de ces pays soient employées uniquement aux forces classiques, déjà fort onéreuses, et dont l’utilité pour le temps prévisible est encore appréciable, au cas où l’on pourrait contenir une offensive adverse avant d’être obligé de recourir aux armes de destruction massive. Jusqu’ici, leur attitude est parfaitement justifiée.

Ils vont d’ailleurs plus loin, et offrent aux deux autres puissances nucléaires, l’Angleterre déjà pourvue et la France qui ne possède qu’une force embryonnaire, de mettre à leur disposition dans le cadre de l’O.T.A.N. des fusées « Polaris ». Mais, et c’est là que les difficultés commencent, à condition que dans ce cadre multilatéral ils aient un droit de regard sur leur emploi ; donc que l’indépendance nucléaire des autres soit limitée à des cas spéciaux dont ils auraient à apprécier la légitimité. Ce qui revient en définitive à laisser les Américains juges de l’intérêt national de leurs partenaires, donc de les réduire au rôle de protégés. Ni l’Angleterre, ni la France ne veulent y consentir, ce qui se comprend. Toute la politique occidentale tourne autour de ce point essentiel. Personne ne veut céder, bien qu’au fond tout esprit raisonnable se rende compte qu’il n’y a pas de solution, qu’il faut se soumettre aux faits qui sont inexorables : entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., il n’y a plus de troisième force possible, même dans le cadre d’une Europe unie, Angleterre comprise, qui d’ailleurs, étant données les divergences d’intérêts des participants, ne serait sans doute même pas viable.

 

L’Affaire du « Spiegel »

Si nous en avions la place, nous pourrions expliquer comment l’affaire du « Spiegel » n’est qu’un épisode de cette opposition entre les Américains et l’Europe. L’idée de Strauss et des militaires allemands, comme des français, était de constituer, par une collaboration strictement franco-allemande, cette force de frappe indépendante des U.S.A. Ce n’est pas dévoiler un secret que de dire que ce travail est entrepris depuis longtemps et déjà avancé. Le Chancelier Adenauer, en faisant l’éloge de F.-S. Strauss lors de la petite fête donnée en son honneur à laquelle assistaient de nombreux officiers supérieurs, a bien marqué qu’il partageait les vues de son ancien ministre de la défense et dit, en termes à peine voilés, qu’il comptait qu’il le redeviendrait. De même, l’obstruction à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun est étroitement liée à ces plans que la participation anglaise compromettrait.

Toute la politique occidentale. Répétons-le, tourne autour de ce point central. Il brouille toutes les chances d’une unité indispensable et malheureusement, que ce soit du côté américain ou des autres, on ne voit aucun compromis possible. Kennedy pense sans doute que le temps travaille pour lui ; en mettant MacMillan en difficulté, il compte sur le retour au pouvoir des Travaillistes pour faire accepter aux Anglais leur dégradation, et sur la retraite d’Adenauer en automne pour amener une coalition avec Erhard comme Chancelier tout acquis aux vues américaines. Ces deux obstacles abattus, le troisième importerait peu et l’on attendrait qu’il disparaisse de lui-même. L’enjeu de toutes ces controverses nous paraît bien vain : on s’en rendra compte un jour.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1962-12-22 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-22 – La Vie Internationale.

 

Les réunions européennes de décembre ont pris fin ; Conférence des six Ministres à Bruxelles, nouvelles discussions avec M. Heath sur l’admission de l’Angleterre, assemblée de l’O.T.A.N., à Paris, rencontre De Gaulle-MacMillan à Rambouillet, conversation franco-allemande Couve de Murville-Schroeder, sans compter les colloques en marge. De tout cela on est incapable de noter un résultat quelconque. Le contraire eut été surprenant.

 

Le Discours de Krouchtchev au Soviet Suprême

Par contre, et pour une fois, un grand discours méritait une étude attentive, celui que Krouchtchev a prononcé devant le Soviet Suprême. L’impression de ceux qui n’ont fait que le lire est très différente de celle qu’ont éprouvée ceux qui l’ont entendu. Cela nous a été possible, grâce à l’enregistrement radiodiffusé. Krouchtchev avait à défendre sa politique à Cuba et l’accueil réservé à Tito. Il se sentait en présence de détracteurs, près de lui peut-être, mais surtout à Pékin et ailleurs. Il ne s’adressait pas comme d’ordinaire au monde capitaliste, mais à des fidèles désorientés ou hostiles, et il l’a fait avec vigueur, colère et ressentiment. Contre les accusations de « capitulateur » devant les Américains, et de complice des renégats en renouant avec Tito, il a manié l’ironie, la dialectique et parfois la perfidie. Mais on sentait par cet emportement inhabituel qu’il ne pouvait se justifier tout-à-fait, ni convaincre ses ennemis. Les deux camps du communisme international se dressaient par sa voix l’un contre l’autre. En se défendant, il s’accusait lui-même.

Est-ce à dire, comme certains l’assurent, que ce schisme va aboutir à une rupture officielle ? Nous ne le croyons pas. Si violent que soit l’antagonisme entre Moscou et Pékin, le maintien d’une fiction d’unité est indispensable. L’idéologie et la puissance du mouvement aurait trop à perdre et rien à gagner à se couper en deux factions rivales. De plus, des événements futurs, des changements de personne, peuvent ramener un jour la cohésion.

 

Le redressement Soviétique

Pour l’heure, les Soviets redoublent d’efforts pour redresser une situation ébranlée par le recul à Cuba. Dans l’ordre militaire, le budget s’accroît encore pour multiplier la production de fusées intercontinentales où les Américains ont pris de l’avance. A Cuba même, on va fournir à Fidel Castro tout ce qui est possible afin de faire de l’île une image de prospérité aux yeux des latino-américains. Cela va coûter très cher aux satellites européens. La Tchécoslovaquie qui a contribué pour 12 millions de dollars en 1960, va délivrer en 1963 pour 100 millions de biens d’équipement. La Pologne, la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne de l’Est, élèveront leur quote-part plus modeste dans les mêmes proportions.

En contrepartie, les satellites ne recevront de Cuba qu’un dixième à peine de leur contribution : surtout en sucre et en cigares, dont ils n’ont que faire et qu’ils revendront sur le marché international. Les Russes comme d’habitude, fourniront surtout les armes prélevées sur des stocks démodés. Cette répartition de l’effort pour Cuba ne va pas sans récriminations, même en Russie ; les dockers d’Odessa ont fait grève pour refuser d’embarquer des vivres pour Cuba dont la population russe manque elle-même. Les ouvriers tchèques ont saboté des machines destinées à Castro. Cette assistance massive ne peut qu’aggraver les difficultés intérieures des pays dominés par Moscou et cela sans que l’on soit assuré d’un résultat positif. Les techniciens envoyés auprès de Fidel Castro en doutent. Ils montent des usines, mais ne croient pas les Cubains capables de les faire marcher.

 

L’Affaire d’Espionnage à Moscou

Par ailleurs, les Russes, pour détourner l’attention publique des querelles avec Pékin et de l’échec de Cuba, ont monté une vaste affaire d’espionnage où est impliqué, pour la première fois, un haut fonctionnaire de la défense soviétique ; un Anglais arrêté en Hongrie, et plusieurs diplomates américains, en poste à Moscou, complètent le lot. Il y a toujours quelque vérité dans ce genre d’affaire et il est facile d’impliquer des diplomates étrangers qui partout font du renseignement. Mais cela fait aussi partie d’une campagne de vigilance et de répression accrue dans tous les domaines ; on fusille beaucoup en U.R.S.S. pour délits économiques, pots de vin, forfaiture ou trafic de devises.

 

La Coexistence Pacifique

Tout cela n’empêche pas la coexistence pacifique d’être à l’ordre du jour. Krouchtchev l’a affirmé avec force. C’est la seule politique qui puisse leur conserver une popularité indispensable dans la lutte interne. Les Satellites, dans leurs congrès et les partis frères ont fait chorus. Les déclarations les plus remarquées ont été celles de Walter Ulbricht à Leipzig. Le ton a changé, il ne parle plus du traité de paix séparé, ni de l’échéance prochaine du règlement de la situation de Berlin-Ouest. Au contraire, il prétend que la question est secondaire et que ce qui compte, c’est le redressement de l’économie de la D.D.R. compromise par les staliniens dont il omet de dire qu’il était le plus zélé.

A Moscou, comme à Pankow, on ne parle que de compromis. Le mot emprunté au français revient dans tous les discours. Cela ne garantit nullement qu’on soit décidé à en trouver, mais que les choses traineront sans éclat, noyées sans doute dans des conversations sans issue. Une accalmie dans la guerre froide paraît en tout cas bien assurée.

 

La Position de MacMillan

Côté Occident, la position du pauvre MacMillan demeure difficile. L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun sur laquelle il avait joué sa chance, est compromise à la fois par l’opposition croissante de ses adversaires comme de ses amis à domicile et les multiples chicanes de ses éventuels partenaires. Déçu à Rambouillet, il pourrait l’être aussi aux Bahamas.

Les Américains ont, comme on sait, refusé de continuer à expérimenter la fusée Sky-Bolt dont les Anglais leur avaient confié la construction, après qu’ils avaient renoncé eux-mêmes à la fusée Blue-Streak. Faute d’engin de remplacement, la force atomique britannique perdra toute valeur. Est-ce le but que les Américains cherchent ? Ils en donnent l’impression. Que ce soit l’ex-secrétaire d’Etat de Truman, Dean Acheson ou l’actuel, M. Rusk, on ne fait pas mystère à Washington d’une volonté de conserver le monopole de l’arme atomique. Les arguments d’ordre militaire sont solides. L’arme atomique, comme toute autre, évolue. Pour la maintenir efficace, il faut des ressources énormes dont aucun pays européen ne dispose. Tôt ou tard, ceux qui se seront ruinés à la développer devront rester avec une arme dépassée entre les mains.

Mais les Anglais se résignent mal à renoncer à ce symbole de puissance et à admettre que leur sécurité comme celle de l’Europe continentale dépend exclusivement des Etats-Unis. Car ce sont les Américains qui, en dernier ressort, demeurent juges de l’opportunité de se servir de ces armes.

Les Etats-Unis, depuis le succès de Cuba, ont beaucoup montré leur prépondérance et quelque peu malmené leurs alliés, surtout anglais, Ils menacent de représailles le Marché Commun si celui-ci ferme ses débouchés à leur agriculture. Ils parlent d’intervenir eux-mêmes au  Congo, si Tchombé ne se rend pas. Au Moyen-Orient, ils entendent arbitrer le conflit du Yémen. Kennedy veut prouver qu’il n’est pas Eisenhower. Sans doute, mais chacun a ses faiblesses. A paraître décidé à régenter le monde, on provoque des coalitions.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1962-12-15 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-15 – La Vie Internationale.

 

Le calendrier diplomatique de cette fin d’année est si chargé qu’on se perd dans la perspective de ce marathon de paroles comme disent les Américains. Comme d’ordinaire, les jeux semblent faits d’avance, et les conversations multiples n’y ajouteront pas grand-chose. Où donc en est-on ?

 

Le Dénouement de la Crise Allemande

La crise allemande, d’abord, est sortie de la confusion où l’avait plongée l’affaire du « Spiegel ». La combinaison noir-rouge, chrétien démocrate-socialiste a échoué, comme prévu ; mais le fait qu’elle ait été envisagée, puis discutée, est un signe que la coalition qui se réalisera un jour, à l’image de celle qui prévaut depuis des années en Autriche. Secundo, le Chancelier Adenauer a été contraint de fixer l’heure de sa retraite à l’automne prochain et ne peut plus s’opposer à ce que le Dr Erhard lui succède. Lui seul en effet, a assez de prestige pour mener le combat des Chrétiens-démocrates aux élections de 1965. Le parti est fermement en sa faveur.

Cela, comme nous l’avons indiqué, est d’importance pour la future politique allemande et européenne. Erhard, libéral impénitent, est hostile au planisme français en matière économique et sans réserve, favorable à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun. De plus, s’il est partisan d’une collaboration franco-allemande, ce n’est que dans le cadre plus vaste d’une union atlantique. A l’Europe supra nationale, tout comme à l’Europe des patries ou des Etats, il préfère l’Europe des affaires, celle du libre-échange à laquelle les Etats-Unis et le Canada seraient associés de plein droit.

Avec l’ère Adenauer disparaîtra, pour un temps du moins, tout espoir d’une Europe unie et même d’un Marché Commun limité à cette Europe. Tout ce  qui en pourra demeurer c’est un vaste désarmement douanier étendu à toutes les nations industrielles du monde. De ce fait, certains pourraient être contraints à un repli sur soi dans un nouveau protectionnisme.

 

La Politique Française et l’Union Européenne

Quelques commentateurs étrangers que le rêve d’une Europe fédérale séduisait, se préoccupent particulièrement de l’orientation de la France. On a remarqué la destitution, après celle de Hirsch, à l’Euratom, de Baraduc et de Marjolin qui, dans la diplomatie et les institutions européennes, avaient joué un rôle important pour la réalisation d’une véritable communauté. On y voit, ce qu’on avait toujours soupçonné, un retour au passé, c’est-à-dire aux nations jalousement accrochées à leurs intérêts.

D’ailleurs, l’isolement de la France, qui est allé s’approfondissant depuis le début de la V° République, va connaître ces jours-ci une sorte de consécration. Le ministre allemand des affaires étrangères, Schroeder, a dit en effet qu’il ne manquait plus que l’accord de la France pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, ce qui veut dire que, ou bien la France y consentira, ou elle y mettra un veto sans ambigüité ce qui aurait pour l’alliance occidentale tout entière les conséquences qu’on imagine.

L’erreur à notre sens, n’est pas de prévenir une entrée immédiate ou prochaine de l’Angleterre dans le Marché Commun qui, en fait, ne peut que le ruiner, c’est de ne pas avoir clairement exposé à MacMillan, lors de sa première requête, que la France ne pouvait envisager la candidature britannique que lorsque la Communauté des Six aurait achevé de s’édifier et que, de son côté, l’Angleterre aurait adapté son économie aux règles et exigences du Traité de Rome. L’équivoque a-t-elle été entretenue à dessein pour se débarrasser d’une construction européenne qu’on ne veut pas ? On se le demande dans toutes les capitales.

 

La Force de Frappe

L’autre débat crucial va tourner autour de l’armement atomique au cours de la réunion de l’O.T.A.N. Les Américains, forts de leur succès à Cuba, voudraient qu’on s’en remette à eux pour la protection de l’Europe et du Monde libre. La force de dissuasion ne saurait être partagée et comme elle a rempli son rôle à Cuba, il est assuré qu’elle le remplirait ailleurs. Evidemment Kennedy n’entretient aucun espoir de convaincre le Général de Gaulle de renoncer à la force de frappe indépendante qu’il veut constituer. Il se peut même que cela l’arrange pour continuer la course aux armements où l’U.R.S.S. s’essouffle. Mais il ne manquera pas d’en tirer argument pour mener la politique américaine sans tenir compte de la France, et au besoin contre elle.

Cette affaire de la force de frappe française, indépendante de l’O.T.A.N., qui vient de faire l’objet des polémiques entre journalistes français et américains est d’ailleurs posée, volontairement ou non, d’une façon absolument étrangère aux données militaires qu’elle implique. Revenons-y avec d’autant plus de sang-froid que la possibilité d’une guerre nucléaire est, aujourd’hui et pour longtemps, exclue.

 

La Stratégie Soviétique

Les Russes, tant par la voix de Krouchtchev que de Malinowski et aussi par les écrits des stratèges de l’armée rouge, ont clairement exposé la tactique qu’ils envisageaient : le premier temps, qui ne demanderait pas plus d’un quart d’heure, consisterait à détruire tous les centres vitaux, militaires et industriels de l’Europe. Ils disposent pour cela, installés à la périphérie, de 700 bases de lancement de fusées à portée intermédiaire, fixes ou mobiles, analogues à celles qu’ils avaient envoyées à Cuba ; leur nombre et leur emplacement sont connus, et cela sans compter les sous-marins atomiques dont dispose l’U.R.S.S. Cette stratégie s’impose pour deux raisons : la première pour ruiner cette Europe dont la prospérité offense la misère de leurs satellites, comme la leur. La seconde pour dire aux Américains après le quart d’heure fatal : Pourquoi nous entre-détruire ? L’Europe n’est plus à défendre. Elle a cessé d’exister. Nos armes sont à peu près égales et nous ne ferions, en nous déchirant mutuellement qu’offrir aux Chinois la domination du monde. Il se pourrait que les Etats-Unis, s’ils n’étaient pas sûrs de leur supériorité acceptent le marché.

Tout cela n’est heureusement qu’une fiction, mais elle suffit à montrer qu’il n’y a aucune défense possible de l’Europe contre une attaque qui serait évidemment une attaque surprise. La force de frappe française n’est en définitive qu’un instrument de prestige et un moyen de pression diplomatique d’une valeur bien douteuse dans le contexte actuel.

Elle ne peut qu’accentuer un isolement qui s’est fait déjà suffisamment sentir au cours de la tragédie algérienne. Au surplus, on devine que l’Angleterre qui a fait d’énormes sacrifices, malgré l’aide américaine, pour son propre armement nucléaire, finira par y renoncer, par étapes pour ne pas froisser l’orgueil national. C’est ce que semble préparer la visite du Ministre américain de la défense, Mac Namara à Londres. D’ores et déjà, les Anglais ont reconnu combien il était déraisonnable de se ruiner pour un armement qui, en définitive, est plutôt une cible de choix qu’un épouvantail. Un canard assis, comme ils disent.

 

Le Conflit Sino-Indien

On ne connaîtra sans doute jamais les véritables motifs qui ont poussé la Chine à attaquer l’Inde ni pourquoi ils ont arrêté leur offensive en plein succès. Sont-ils sensibles à la réprobation plus ou moins explicite qu’a soulevée leur agression ? Il est certain qu’ils ont fait à Nehru des offres de paix si larges que l’Inde pourrait, sans perdre la face, les accepter après un marchandage de rigueur. Mais Nehru que ce drame soudain a laissé désemparé, paraît vouloir s’en tenir à la fiction d’une guerre prolongée que les Chinois termineraient volontiers.

A notre avis, Nehru aurait tort de ne pas tourner la page aussi bien pour son propre prestige que pour la sauvegarde de l’Inde. Ne donne-t-il pas dans un piège en laissant aux Chinois un prétexte permanent de reprendre une offensive vers les régions qu’ils convoitent ? Nehru estime sans doute que l’événement a galvanisé son peuple, l’a éveillé de sa léthargie et qu’une menace permanente pressera son développement et aussi obligera les Occidentaux à se montrer généreux. Son embarras est certain et se conçoit. Peut-être compte-t-il sur les Américains pour l’en tirer.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1962-12-08 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-08 – La Vie Internationale.

 

La Crise de Cuba qui mit si violemment aux prises Russes et Américains aura plutôt avancé que retardé l’heure de leur rapprochement. L’évolution n’ira pas sans nouveaux à coups. Comme de part et d’autre on n’a pas intérêt à se montrer d’accord, on ne pourra deviner les compromis que par des silences. Ainsi, présentement, on ne trouve pas un mot dans la presse soviétique de l’aide américaine et britannique à l’Inde. Pour contre, une nouvelle note officielle de Moscou sur Berlin répète les habituelles menaces. Le cours des relations russo-américaines sera toujours masqué par cet antagonisme de principe qui oppose les deux puissances. Mais cela n’est qu’apparences ; apparences qui font douter de la tendance profonde commandée par la force des choses. De plus en plus, l’U.R.S.S. et les U.S.A. auront besoin l’un de l’autre. Il y a quelques temps que nous le disons. Cela paraissait pour le moins prématuré et des événements comme ceux de Cuba semblaient le contredire.

Il y a cependant quelque chose de fondamentalement changé : l’hostilité entre les deux communismes, le chinois et le russe, s’aggrave rapidement et depuis peu ne s’entoure plus de périphrases. Les accusations mutuelles sont prononcées ouvertement comme au Congrès du P.C. italien qui se tient à Rome ; de même, aux précédents congrès de Sofia et de Budapest. L’agression chinoise contre l’Inde est condamnée comme telle et depuis que Tito a fait le voyage de Moscou, les deux tendances s’affrontent sans merci. Il est difficile de dire dans quelle mesure cette querelle affaiblit l’ensemble du mouvement, et surtout la position soviétique. Le schisme doctrinal se retrouve à l’intérieur de tous les partis frères. On parle de nouvelles purges analogues à celle qui a secoué la Bulgarie et a abouti à l’exclusion de Yougov et de ses suivants. Ulbricht en Allemagne orientale, serait destitué et remplacé par l’économiste Loeschner. En Tchécoslovaquie, la position de Novotny est, depuis quelque temps déjà, en question. Ces bouleversements dans la direction des satellites n’est pas de nature à fortifier l’autorité du Parti.

Jusqu’ici, les choses se passent à l’intérieur de la hiérarchie. Demain, elles peuvent dégénérer en soulèvement des masses à la faveur de querelles intestines, d’autant que la situation économique des pays satellites est plus mauvaise et que le pouvoir est plus impopulaire, comme actuellement en Tchécoslovaquie. En cas de troubles fomentés par la fraction pro-chinoise, les Soviets seraient en situation plus difficile qu’en 1956. La neutralité américaine dans ce cas leur serait indispensable pour la maîtriser.

 

La Situation au Yémen

Il est un autre théâtre troublé dont l’évolution est assez mystérieuse : le Yémen. Contrairement à ce que nous pensions, la situation n’a pas évolué en faveur de l’insurrection de Sellal appuyée par Nasser. Les Russes étaient en place. Ils avaient envoyé et ils continuent d’envoyer du matériel de guerre aux insurgés, mais ce sont les Américains qui ont pris l’affaire en mains. Nous ne voyons pas encore où ils veulent en venir.

Là encore, pas un mot n’a été prononcé du côté russe contre cette intervention des « impérialistes yankees ». Les forces militaires de l’Iman du Yémen, El Badr, opposé à Sellal ont remporté des succès grâce à l’appui des souverains d’Arabie Saoudite et de Jordanie, et sans doute des Anglais. Nasser avait envoyé dix mille soldats pour soutenir Sellal, mais les malheureux égyptiens ont, comme dans le désert du Sinaï en 1956, pris la fuite devant les tribus redoutables et cruelles de l’Émir. Un tiers ou la moitié ont péri et l’expédition a coûté à Nasser quelque cent millions de dollars. Là-dessus, les Américains ont donné à Nasser la possibilité de sauver la face en demandant que toutes les forces étrangères au Yémen soient retirées du pays ; entendons par là aussi bien les égyptiennes que les saoudiennes et jordaniennes. Nasser a accepté. Les Yéménites s’expliqueront entre eux. Là encore les Etats-Unis ont pris la relève de l’Angleterre, en accord peut-être avec celle-ci. Mais Washington, ne l’oublions pas, continue non seulement d’entretenir avec Nasser des relations permanentes, mais soutient son pouvoir par d’importants subsides sans lesquels l’économie égyptienne s’effondrerait.

La diplomatie du Dollar joue toujours son rôle et les Soviets ne peuvent rien lui opposer. Les Russes espéraient, comme nous l’avons vu, faire sauter le verrou d’Aden des mains des Anglais, tout comme ils avaient tenté de braquer leurs fusées à Cuba. L’expérience cubaine a dû les faire réfléchir. Il sera intéressant de voir si les Américains feront triompher au Yémen la révolution de Sellal ou laisseront l’émir rétablir son pouvoir, paraissant ainsi favoriser les forces dites réactionnaires. L’issue n’est pas claire encore.

 

La Nouvelle Réforme de l’Economie Russe

Nous comptions entretenir nos lecteurs des grandes réformes que Krouchtchev a décidé de mettre en œuvre pour relever son agriculture et lutter contre le désordre de l’industrie. Réformes en apparence considérables puisqu’elles reviennent en principe sur les précédentes, qui, avec l’institution des Sovnarkhozes, devaient aboutir à la décentralisation des pouvoirs économiques en U.R.S.S. décidée il y a trois ans. A l’époque, nous avions dit notre scepticisme sur cette tentative de décentralisation. Les événements ont montré qu’elle avait aggravé le mal au lieu d’y remédier.

De quoi s’agit-il cette fois-ci ? Les commentateurs sont d’avis différents et souvent diamétralement opposés. Nous avons essayé d’y voir clair et nous avouons notre échec : heureusement, un des membres du gouvernement soviétique, Kossyguine a dit qu’il faudrait six mois pour comprendre ce que veut faire son patron. Il semble qu’il n’y est pas parvenu lui-même.

Cette situation est sans précédent en U.R.S.S. et constitue, selon nous, une preuve de plus de la confusion qui règne dans les sphères dirigeantes de Moscou. Le fiasco de Cuba et le conflit avec les Chinois ont détraqué la machine. La position de Krouchtchev n’est pas facile et lui-même a subi un choc, peut-être ses conversations avec Tito éclairciront-elles son esprit. A moins que cette rencontre historique avec le révisionniste yougoslave n’ait pour but que de trouver le moyen de liquider les dirigeants albanais Hodja et Chehu.

 

La Crise Politique Allemande

La confusion ne règne pas qu’à Moscou. A Bonn, on attend une solution à la crise gouvernementale qui ne s’annonce pas aisée. Le Chancelier Adenauer est attaqué de toutes parts, surtout dans son propre parti ; on le somme de fixer la date de sa retraite et de désigner son successeur. Jusqu’ici, il s’y refuse, mais la pression est si forte qu’il est bien improbable qu’il puisse continuer à se dérober. Le vice-chancelier Erhard qui reste le favori pour sa succession, s’impatiente. S’il l’emporte, c’est toute la politique extérieure et économique de l’Allemagne qui changera d’orientation. Il est appuyé non seulement par son parti, mais plus encore par les Américains qui ne veulent pas d’une Europe limitée aux Six ni d’un axe Paris-Bonn. Et les Etats-Unis, à cause de Berlin, ont un grand pouvoir sur l’orientation politique allemande. Si l’ouverture à gauche aboutit, si Chrétiens-démocrates et Socialistes s’associent comme en Autriche, les positions personnelles seront bouleversées.

 

Le Chômage en Ecosse

Confusion aussi à Londres ; MacMillan ne tient que parce qu’il n’y a personne d’envergure pour le remplacer. Mais la situation économique de l’Angleterre ne s’améliore guère. On s’attend à ce que le nombre des chômeurs atteigne les 600.000 cet hiver. Si le Sud est prospère, le Nord et surtout l’Ecosse, connaît une crise sérieuse. L’entrée dans le Marché Commun qu’on annonçait comme un facteur d’expansion rencontre de plus en plus de résistances, aussi bien à Bruxelles qu’à l’intérieur. Il faudra trouver autre chose, mais quoi ?

 

                                                                                                       CRITON