Criton – 1962-12-08 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-12-08 – La Vie Internationale.

 

La Crise de Cuba qui mit si violemment aux prises Russes et Américains aura plutôt avancé que retardé l’heure de leur rapprochement. L’évolution n’ira pas sans nouveaux à coups. Comme de part et d’autre on n’a pas intérêt à se montrer d’accord, on ne pourra deviner les compromis que par des silences. Ainsi, présentement, on ne trouve pas un mot dans la presse soviétique de l’aide américaine et britannique à l’Inde. Pour contre, une nouvelle note officielle de Moscou sur Berlin répète les habituelles menaces. Le cours des relations russo-américaines sera toujours masqué par cet antagonisme de principe qui oppose les deux puissances. Mais cela n’est qu’apparences ; apparences qui font douter de la tendance profonde commandée par la force des choses. De plus en plus, l’U.R.S.S. et les U.S.A. auront besoin l’un de l’autre. Il y a quelques temps que nous le disons. Cela paraissait pour le moins prématuré et des événements comme ceux de Cuba semblaient le contredire.

Il y a cependant quelque chose de fondamentalement changé : l’hostilité entre les deux communismes, le chinois et le russe, s’aggrave rapidement et depuis peu ne s’entoure plus de périphrases. Les accusations mutuelles sont prononcées ouvertement comme au Congrès du P.C. italien qui se tient à Rome ; de même, aux précédents congrès de Sofia et de Budapest. L’agression chinoise contre l’Inde est condamnée comme telle et depuis que Tito a fait le voyage de Moscou, les deux tendances s’affrontent sans merci. Il est difficile de dire dans quelle mesure cette querelle affaiblit l’ensemble du mouvement, et surtout la position soviétique. Le schisme doctrinal se retrouve à l’intérieur de tous les partis frères. On parle de nouvelles purges analogues à celle qui a secoué la Bulgarie et a abouti à l’exclusion de Yougov et de ses suivants. Ulbricht en Allemagne orientale, serait destitué et remplacé par l’économiste Loeschner. En Tchécoslovaquie, la position de Novotny est, depuis quelque temps déjà, en question. Ces bouleversements dans la direction des satellites n’est pas de nature à fortifier l’autorité du Parti.

Jusqu’ici, les choses se passent à l’intérieur de la hiérarchie. Demain, elles peuvent dégénérer en soulèvement des masses à la faveur de querelles intestines, d’autant que la situation économique des pays satellites est plus mauvaise et que le pouvoir est plus impopulaire, comme actuellement en Tchécoslovaquie. En cas de troubles fomentés par la fraction pro-chinoise, les Soviets seraient en situation plus difficile qu’en 1956. La neutralité américaine dans ce cas leur serait indispensable pour la maîtriser.

 

La Situation au Yémen

Il est un autre théâtre troublé dont l’évolution est assez mystérieuse : le Yémen. Contrairement à ce que nous pensions, la situation n’a pas évolué en faveur de l’insurrection de Sellal appuyée par Nasser. Les Russes étaient en place. Ils avaient envoyé et ils continuent d’envoyer du matériel de guerre aux insurgés, mais ce sont les Américains qui ont pris l’affaire en mains. Nous ne voyons pas encore où ils veulent en venir.

Là encore, pas un mot n’a été prononcé du côté russe contre cette intervention des « impérialistes yankees ». Les forces militaires de l’Iman du Yémen, El Badr, opposé à Sellal ont remporté des succès grâce à l’appui des souverains d’Arabie Saoudite et de Jordanie, et sans doute des Anglais. Nasser avait envoyé dix mille soldats pour soutenir Sellal, mais les malheureux égyptiens ont, comme dans le désert du Sinaï en 1956, pris la fuite devant les tribus redoutables et cruelles de l’Émir. Un tiers ou la moitié ont péri et l’expédition a coûté à Nasser quelque cent millions de dollars. Là-dessus, les Américains ont donné à Nasser la possibilité de sauver la face en demandant que toutes les forces étrangères au Yémen soient retirées du pays ; entendons par là aussi bien les égyptiennes que les saoudiennes et jordaniennes. Nasser a accepté. Les Yéménites s’expliqueront entre eux. Là encore les Etats-Unis ont pris la relève de l’Angleterre, en accord peut-être avec celle-ci. Mais Washington, ne l’oublions pas, continue non seulement d’entretenir avec Nasser des relations permanentes, mais soutient son pouvoir par d’importants subsides sans lesquels l’économie égyptienne s’effondrerait.

La diplomatie du Dollar joue toujours son rôle et les Soviets ne peuvent rien lui opposer. Les Russes espéraient, comme nous l’avons vu, faire sauter le verrou d’Aden des mains des Anglais, tout comme ils avaient tenté de braquer leurs fusées à Cuba. L’expérience cubaine a dû les faire réfléchir. Il sera intéressant de voir si les Américains feront triompher au Yémen la révolution de Sellal ou laisseront l’émir rétablir son pouvoir, paraissant ainsi favoriser les forces dites réactionnaires. L’issue n’est pas claire encore.

 

La Nouvelle Réforme de l’Economie Russe

Nous comptions entretenir nos lecteurs des grandes réformes que Krouchtchev a décidé de mettre en œuvre pour relever son agriculture et lutter contre le désordre de l’industrie. Réformes en apparence considérables puisqu’elles reviennent en principe sur les précédentes, qui, avec l’institution des Sovnarkhozes, devaient aboutir à la décentralisation des pouvoirs économiques en U.R.S.S. décidée il y a trois ans. A l’époque, nous avions dit notre scepticisme sur cette tentative de décentralisation. Les événements ont montré qu’elle avait aggravé le mal au lieu d’y remédier.

De quoi s’agit-il cette fois-ci ? Les commentateurs sont d’avis différents et souvent diamétralement opposés. Nous avons essayé d’y voir clair et nous avouons notre échec : heureusement, un des membres du gouvernement soviétique, Kossyguine a dit qu’il faudrait six mois pour comprendre ce que veut faire son patron. Il semble qu’il n’y est pas parvenu lui-même.

Cette situation est sans précédent en U.R.S.S. et constitue, selon nous, une preuve de plus de la confusion qui règne dans les sphères dirigeantes de Moscou. Le fiasco de Cuba et le conflit avec les Chinois ont détraqué la machine. La position de Krouchtchev n’est pas facile et lui-même a subi un choc, peut-être ses conversations avec Tito éclairciront-elles son esprit. A moins que cette rencontre historique avec le révisionniste yougoslave n’ait pour but que de trouver le moyen de liquider les dirigeants albanais Hodja et Chehu.

 

La Crise Politique Allemande

La confusion ne règne pas qu’à Moscou. A Bonn, on attend une solution à la crise gouvernementale qui ne s’annonce pas aisée. Le Chancelier Adenauer est attaqué de toutes parts, surtout dans son propre parti ; on le somme de fixer la date de sa retraite et de désigner son successeur. Jusqu’ici, il s’y refuse, mais la pression est si forte qu’il est bien improbable qu’il puisse continuer à se dérober. Le vice-chancelier Erhard qui reste le favori pour sa succession, s’impatiente. S’il l’emporte, c’est toute la politique extérieure et économique de l’Allemagne qui changera d’orientation. Il est appuyé non seulement par son parti, mais plus encore par les Américains qui ne veulent pas d’une Europe limitée aux Six ni d’un axe Paris-Bonn. Et les Etats-Unis, à cause de Berlin, ont un grand pouvoir sur l’orientation politique allemande. Si l’ouverture à gauche aboutit, si Chrétiens-démocrates et Socialistes s’associent comme en Autriche, les positions personnelles seront bouleversées.

 

Le Chômage en Ecosse

Confusion aussi à Londres ; MacMillan ne tient que parce qu’il n’y a personne d’envergure pour le remplacer. Mais la situation économique de l’Angleterre ne s’améliore guère. On s’attend à ce que le nombre des chômeurs atteigne les 600.000 cet hiver. Si le Sud est prospère, le Nord et surtout l’Ecosse, connaît une crise sérieuse. L’entrée dans le Marché Commun qu’on annonçait comme un facteur d’expansion rencontre de plus en plus de résistances, aussi bien à Bruxelles qu’à l’intérieur. Il faudra trouver autre chose, mais quoi ?

 

                                                                                                       CRITON