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Le Courrier d’Aix – 1962-12-15 – La Vie Internationale.
Le calendrier diplomatique de cette fin d’année est si chargé qu’on se perd dans la perspective de ce marathon de paroles comme disent les Américains. Comme d’ordinaire, les jeux semblent faits d’avance, et les conversations multiples n’y ajouteront pas grand-chose. Où donc en est-on ?
Le Dénouement de la Crise Allemande
La crise allemande, d’abord, est sortie de la confusion où l’avait plongée l’affaire du « Spiegel ». La combinaison noir-rouge, chrétien démocrate-socialiste a échoué, comme prévu ; mais le fait qu’elle ait été envisagée, puis discutée, est un signe que la coalition qui se réalisera un jour, à l’image de celle qui prévaut depuis des années en Autriche. Secundo, le Chancelier Adenauer a été contraint de fixer l’heure de sa retraite à l’automne prochain et ne peut plus s’opposer à ce que le Dr Erhard lui succède. Lui seul en effet, a assez de prestige pour mener le combat des Chrétiens-démocrates aux élections de 1965. Le parti est fermement en sa faveur.
Cela, comme nous l’avons indiqué, est d’importance pour la future politique allemande et européenne. Erhard, libéral impénitent, est hostile au planisme français en matière économique et sans réserve, favorable à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun. De plus, s’il est partisan d’une collaboration franco-allemande, ce n’est que dans le cadre plus vaste d’une union atlantique. A l’Europe supra nationale, tout comme à l’Europe des patries ou des Etats, il préfère l’Europe des affaires, celle du libre-échange à laquelle les Etats-Unis et le Canada seraient associés de plein droit.
Avec l’ère Adenauer disparaîtra, pour un temps du moins, tout espoir d’une Europe unie et même d’un Marché Commun limité à cette Europe. Tout ce qui en pourra demeurer c’est un vaste désarmement douanier étendu à toutes les nations industrielles du monde. De ce fait, certains pourraient être contraints à un repli sur soi dans un nouveau protectionnisme.
La Politique Française et l’Union Européenne
Quelques commentateurs étrangers que le rêve d’une Europe fédérale séduisait, se préoccupent particulièrement de l’orientation de la France. On a remarqué la destitution, après celle de Hirsch, à l’Euratom, de Baraduc et de Marjolin qui, dans la diplomatie et les institutions européennes, avaient joué un rôle important pour la réalisation d’une véritable communauté. On y voit, ce qu’on avait toujours soupçonné, un retour au passé, c’est-à-dire aux nations jalousement accrochées à leurs intérêts.
D’ailleurs, l’isolement de la France, qui est allé s’approfondissant depuis le début de la V° République, va connaître ces jours-ci une sorte de consécration. Le ministre allemand des affaires étrangères, Schroeder, a dit en effet qu’il ne manquait plus que l’accord de la France pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, ce qui veut dire que, ou bien la France y consentira, ou elle y mettra un veto sans ambigüité ce qui aurait pour l’alliance occidentale tout entière les conséquences qu’on imagine.
L’erreur à notre sens, n’est pas de prévenir une entrée immédiate ou prochaine de l’Angleterre dans le Marché Commun qui, en fait, ne peut que le ruiner, c’est de ne pas avoir clairement exposé à MacMillan, lors de sa première requête, que la France ne pouvait envisager la candidature britannique que lorsque la Communauté des Six aurait achevé de s’édifier et que, de son côté, l’Angleterre aurait adapté son économie aux règles et exigences du Traité de Rome. L’équivoque a-t-elle été entretenue à dessein pour se débarrasser d’une construction européenne qu’on ne veut pas ? On se le demande dans toutes les capitales.
La Force de Frappe
L’autre débat crucial va tourner autour de l’armement atomique au cours de la réunion de l’O.T.A.N. Les Américains, forts de leur succès à Cuba, voudraient qu’on s’en remette à eux pour la protection de l’Europe et du Monde libre. La force de dissuasion ne saurait être partagée et comme elle a rempli son rôle à Cuba, il est assuré qu’elle le remplirait ailleurs. Evidemment Kennedy n’entretient aucun espoir de convaincre le Général de Gaulle de renoncer à la force de frappe indépendante qu’il veut constituer. Il se peut même que cela l’arrange pour continuer la course aux armements où l’U.R.S.S. s’essouffle. Mais il ne manquera pas d’en tirer argument pour mener la politique américaine sans tenir compte de la France, et au besoin contre elle.
Cette affaire de la force de frappe française, indépendante de l’O.T.A.N., qui vient de faire l’objet des polémiques entre journalistes français et américains est d’ailleurs posée, volontairement ou non, d’une façon absolument étrangère aux données militaires qu’elle implique. Revenons-y avec d’autant plus de sang-froid que la possibilité d’une guerre nucléaire est, aujourd’hui et pour longtemps, exclue.
La Stratégie Soviétique
Les Russes, tant par la voix de Krouchtchev que de Malinowski et aussi par les écrits des stratèges de l’armée rouge, ont clairement exposé la tactique qu’ils envisageaient : le premier temps, qui ne demanderait pas plus d’un quart d’heure, consisterait à détruire tous les centres vitaux, militaires et industriels de l’Europe. Ils disposent pour cela, installés à la périphérie, de 700 bases de lancement de fusées à portée intermédiaire, fixes ou mobiles, analogues à celles qu’ils avaient envoyées à Cuba ; leur nombre et leur emplacement sont connus, et cela sans compter les sous-marins atomiques dont dispose l’U.R.S.S. Cette stratégie s’impose pour deux raisons : la première pour ruiner cette Europe dont la prospérité offense la misère de leurs satellites, comme la leur. La seconde pour dire aux Américains après le quart d’heure fatal : Pourquoi nous entre-détruire ? L’Europe n’est plus à défendre. Elle a cessé d’exister. Nos armes sont à peu près égales et nous ne ferions, en nous déchirant mutuellement qu’offrir aux Chinois la domination du monde. Il se pourrait que les Etats-Unis, s’ils n’étaient pas sûrs de leur supériorité acceptent le marché.
Tout cela n’est heureusement qu’une fiction, mais elle suffit à montrer qu’il n’y a aucune défense possible de l’Europe contre une attaque qui serait évidemment une attaque surprise. La force de frappe française n’est en définitive qu’un instrument de prestige et un moyen de pression diplomatique d’une valeur bien douteuse dans le contexte actuel.
Elle ne peut qu’accentuer un isolement qui s’est fait déjà suffisamment sentir au cours de la tragédie algérienne. Au surplus, on devine que l’Angleterre qui a fait d’énormes sacrifices, malgré l’aide américaine, pour son propre armement nucléaire, finira par y renoncer, par étapes pour ne pas froisser l’orgueil national. C’est ce que semble préparer la visite du Ministre américain de la défense, Mac Namara à Londres. D’ores et déjà, les Anglais ont reconnu combien il était déraisonnable de se ruiner pour un armement qui, en définitive, est plutôt une cible de choix qu’un épouvantail. Un canard assis, comme ils disent.
Le Conflit Sino-Indien
On ne connaîtra sans doute jamais les véritables motifs qui ont poussé la Chine à attaquer l’Inde ni pourquoi ils ont arrêté leur offensive en plein succès. Sont-ils sensibles à la réprobation plus ou moins explicite qu’a soulevée leur agression ? Il est certain qu’ils ont fait à Nehru des offres de paix si larges que l’Inde pourrait, sans perdre la face, les accepter après un marchandage de rigueur. Mais Nehru que ce drame soudain a laissé désemparé, paraît vouloir s’en tenir à la fiction d’une guerre prolongée que les Chinois termineraient volontiers.
A notre avis, Nehru aurait tort de ne pas tourner la page aussi bien pour son propre prestige que pour la sauvegarde de l’Inde. Ne donne-t-il pas dans un piège en laissant aux Chinois un prétexte permanent de reprendre une offensive vers les régions qu’ils convoitent ? Nehru estime sans doute que l’événement a galvanisé son peuple, l’a éveillé de sa léthargie et qu’une menace permanente pressera son développement et aussi obligera les Occidentaux à se montrer généreux. Son embarras est certain et se conçoit. Peut-être compte-t-il sur les Américains pour l’en tirer.
CRITON