ORIGINAL-Criton-1963-02-09 pdf
Le Courrier d’Aix – 1963-02-09 – La Vie Internationale
Après l’Échec de Bruxelles
Après la tempête de Bruxelles, un temps de réflexion. Le contrecoup immédiat est surprenant : M. MacMillan, harcelé de tous côtés, accablé d’échecs, est redevenu populaire ; son négociateur, M. Heath, critiqué d’hier, a été acclamé aux Communes. Pour un temps sans doute bref, l’union nationale s’est faite en Angleterre et la bourse de Londres, contre toute attente, a monté. Ce qui montre que dans l’ordre économique, l’entrée dans le Marché Commun n’était pas un problème vital ; le calme des autres places indique que pour l’Europe continentale avantages et inconvénients s’équilibraient. Le drame donc n’est pas là.
L’Avenir de l’Esprit Européen
Ce qui est touché, c’est l’esprit européen qu’on s’était efforcé de créer. Le Marché Commun n’était pas autre chose, et le Dr Erhard a raison de dire qu’il n’en reste plus qu’une bureaucratie. Les institutions résistent à tout, même à l’effacement des raisons pour lesquelles on les avait établies. Il y a à Bruxelles deux mille deux cents fonctionnaires dont les intérêts sont bien protégés. La machine tournera, en attendant des temps meilleurs. Grâce à cette permanence, on évitera un éclatement de la Communauté des Six, qui, sans cela, était probable. Ceux qui ont entrepris il y a dix ans, de faire l’Europe, n’ont donc pas eu tort de commencer par créer des organismes. Normalement, pour réussir, il aurait fallu d’abord harmoniser entre les partenaires, la fiscalité, la monnaie, les conditions du travail, le code et les tarifs douaniers ; bref, établir les règles d’une unité, les institutionnaliser ensuite. Il est probable qu’on n’aurait pas abouti. Malgré l’échec d’hier, on peut espérer repartir un jour. Réflexion faite, c’est ce qu’ont décidé les Cinq, MacMillan l’a souligné au cours de son voyage à Rome.
Le Rôle du Marché Commun
Dans un récent article, le journaliste américain Joseph Alsop rapporte qu’au cours d’un récent entretien avec M. Pompidou, celui-ci lui a déclaré que les progrès remarquables de l’Europe continentale doivent être attribués à des causes économiques classiques, et que le Marché Commun n’y était pour rien. L’aveu est de taille et plutôt inquiétant après tant d’affirmations contraires. Nous n’avons jamais dit autre chose ici. Matériellement, la phase d’expansion se serait développée parce que c’était l’heure. Il en sera de même si demain, cette poussée retombe. Par contre, l’idée du Marché Commun a puissamment contribué à fortifier le mouvement. Elle a donné de l’élan aux initiatives, coordonné les efforts des entreprises privées dans toute la communauté, et si ce facteur psychologique disparaît, cela peut transformer en dépression le temps de pause qui suit généralement les progressions rapides.
Les Raisons de la Rupture
On s’interroge partout sur les motifs qui ont décidé le Chef de l’Etat français à briser les pourparlers entre l’Angleterre et les Six. Les uns donnent la prépondérance aux raisons économiques, les autres aux politiques.
Les économiques d’abord, sont évidentes : depuis deux mois les exportations françaises fléchissant, la balance commerciale accuse un déficit qui s’ajoute au déclin de nos ventes dans nos anciennes possessions d’Outre-Mer, ce qui s’explique par la hausse de nos prix devant une concurrence accrue. Les facilités, mêmes légères, que l’industrie britannique aurait obtenues auraient accusé cette tendance. Certaines branches de notre économie se sentaient menacées surtout si avec l’Angleterre plusieurs de ses associés, Scandinaves et Commonwealth accédaient plus aisément à notre marché ; la papeterie, la construction mécanique, la sidérurgie, la chimie organique, l’aluminium entre autres.
D’autre part, le fragile accord établi entre les Six l’an dernier à l’avantage de notre agriculture risquait, et risque encore d’ailleurs, de rester inapplicable. Nos partenaires africains de leur côté voulaient consolider les préférences si difficilement acquises et pas encore ratifiées. Le tout constitue un faisceau de pressions qui, devant une situation générale moins favorable, s’exerçaient très puissamment. Elles ont joué, mais n’auraient pas suffi à précipiter une décision aussi brutale.
L’Entrée de l’Angleterre bouleversait les Structures du Marché Commun
Un autre motif, celui qui nous a toujours fait douter de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, c’est qu’il en aurait bouleversé les structures, qu’il l’aurait dilué dans un ensemble trop vaste pour qu’il conserve son sens et son but. C’était bien l’intention des Anglais : n’ayant pu ni l’empêcher de naître et ayant échoué à lui opposer une association rivale l’E.F.T.A., ils pensaient, en y entrant, le rendre inefficace, pour mieux dire inoffensif. Paradoxalement, ils viennent de réussir justement parce que la France leur refuse l’entrée. L’éclat de Bruxelles, en opposant la France à ses cinq partenaires, a brisé le ressort du Marché Commun et peut-être l’a désagrégé.
En mettant les choses au mieux, il l’a stoppé pour un temps. Mais cette crise n’est qu’un aboutissement : depuis un an, l’harmonie entre les Six ne régnait plus. La Hollande surtout suivait à contrecœur, les Allemands craignaient qu’on ne leur impose une planification à laquelle ils répugnent. Le tollé d’hier contre la France n’a fait qu’expliciter ce malaise. Le Marché Commun présentait trop d’avantages pour la France, et seule l’Angleterre pouvait l’empêcher d’imposer ses vues.
Les Motifs Politiques
Il y a enfin ceux qui donnent la priorité aux motifs politiques, et leur opinion a son poids ; le coupable, c’est l’atome ; l’étincelle, l’accord anglo-américain à Nassau ; le Général de Gaulle, disent-ils, pense que la force atomique est aujourd’hui le signe et le moyen de la puissance. Sans elle, on est sans voix dans le chœur diplomatique. Les Anglais, avant Nassau et l’affaire du Sky-Bolt, l’avaient. Ils détenaient les secrets que les Etats-Unis leur avaient confiés. Si l’Angleterre voulait les partager avec la France, si elle s’associait à la France, comme elle le fait pour l’avion supersonique Concorde, pour constituer un arsenal atomique efficace, indépendant de celui des deux Géants, alors on pourrait s’entendre pour ouvrir aux Britanniques les portes du club européen. Mais puisque les Anglais ont préféré renoncer à leur autonomie nucléaire, qu’ils se sont soumis au monopole américain, alors brisons là ; la France poursuivra seule son entreprise et si les Allemands peuvent l’y aider, on resserrera l’alliance.
Cette explication concorderait avec le déroulement antérieur des événements. Pendant un an et demi, la France a participé aux pourparlers de Bruxelles et au début tout au moins, a encouragé l’Angleterre à les poursuivre. Elle n’a posé aucune objection préalable alors que les raisons pour le faire ne manquaient pas. Elle n’a pas averti l’Angleterre de son opposition au cours de ces derniers mois, ce qui eut été d’une correction élémentaire. L’éclat de Bruxelles aurait donc été dicté par un événement de dernière heure, l’accord de Nassau.
Au surplus, cette explication nous semble correspondre mieux à la psychologie du Chef de l’Etat. On lui prête à l’étranger surtout des desseins à longue portée, une politique arrêtée à l’avance vers des buts précis par-delà les incidences quotidiennes, et ses écrits en effet semblent justifier cette impression. Mais si l’on reconstitue au cours des années les attitudes diverses et souvent contradictoires de sa conduite, on reconnaît que les circonstances l’ont souvent modifiée et parfois dominée. Si certaines idées d’ordre général demeurent constantes, les moyens de les réaliser varient, ce qui rend ses décisions imprévisibles et souvent difficiles à expliquer, comme ce fut le cas à Bruxelles.
Les Pourparlers Franco-Espagnols
De même, les diplomates ont été intrigués par le tour pris ces derniers temps dans les relations franco-espagnoles. Visites successives de Ministres français à Madrid, conversations d’État-Major faisant suite au Traité franco-allemand. Les spéculations vont bon train.
Manœuvre diplomatique ou tournant politique ? Le Général Franco est fortement lié aux Etats-Unis et négocie précisément en ce moment le renouvellement de l’accord relatif aux bases américaines en Espagne. Il compte en tirer le maximum d’avantages financiers et politiques. Un rapprochement spectaculaire avec la France lui donne des atouts dans la négociation, à l’heure où les relations franco-américaines sont tendues. Sans doute Franco veut-il forcer son entrée dans l’O.T.A.N., pour lequel le consentement de la France est indispensable à l’association au Marché Commun que la rupture de Bruxelles faciliterait. Faut-il voir au-delà ?
L’Espagne dont les progrès économiques sont sensibles doit pour les étendre sortir de son isolement et s’intégrer plus ou moins à l’Europe. Si elle y réussit, ce succès serait décisif pour le régime. Franco est assez habile pour se servir des chances qui s’offrent au-delà des Pyrénées, sans pour cela indisposer les Etats-Unis dont l’aide est indispensable, ni l’Angleterre qui est le principal client de l’Espagne. En même temps qu’il accueillait les Ministres français, il envoyait à Londres son Ministre de l’industrie, Franco ne lâchera pas la proie pour l’ombre. Il l’a montré au Maroc et ailleurs.
CRITON