Criton – 1963-02-02 – La Crise de Bruxelles

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-02 – La Vie Internationale

 

La Crise de Bruxelles

Nous avions espéré que les polémiques soulevées par le refus de la diplomatie française d’admettre l’Angleterre dans la Communauté Européenne s’apaiseraient. Il n’en est malheureusement rien. La discorde s’est amplifiée à la suite de la signature de l’alliance franco-allemande à Paris, du différend franco-américain qui s’est étendu de la force de frappe nucléaire indépendante, opposée par la France aux plans des Etats-Unis de force multilatérale dans le cadre de l’O.T.A.N. aux questions de tarifs douaniers, et enfin aux constitutions de sociétés américaines en France. Le discours de MacMillan à Liverpool, la conférence de presse de Kennedy, sa lettre à Jean Monnet, le violent discours de Spaak à Bruxelles contre l’attitude française, la prise de position critique de Fanfani à Rome, tout cela a précipité le Monde libre dans un désarroi qui a enflammé les opinions publiques. Espérons que les diplomates seront assez habiles et d’assez de sang-froid pour éviter que la crise ne devienne irréparable. Personne cependant ne s’en dissimule la gravité.

Nos lecteurs comprendront l’embarras d’un chroniqueur qui entend juger des événements avec sérénité, de paraître prendre parti dans une discussion où les amours-propres nationaux s’affrontent, où selon l’adage beaucoup pensent « que mon pays ait tort ou raison, c’est mon pays, je l’approuve ». Instruire en s’élevant au-dessus des polémiques et des passions, sans choquer personne, la tâche est ardue.

 

Quelques Remarques

Nous nous bornerons donc, sans descendre dans l’arène, à quelques remarques : les Anglais, les Américains, pour ne pas dire tous les étrangers, ont exalté le Général de Gaulle quand il faisait la politique qui servait leurs intérêts. Ils ont par là gonflé son prestige auprès des Français, même de ceux qui, jusque-là, suivaient avec inquiétude son action. Le dernier plébiscite et les récentes élections l‘ont prouvé. La liquidation précipitée de notre domaine d’outre-mer, l’abandon de l’Algérie, faisaient l’affaire de tous ceux qui n’avaient pas ou n’avaient plus de possessions extérieures.

Les Américains, en particulier, cessaient d’être alliés d’une puissance coloniale, ce qui gênait leur politique auprès du Tiers-Monde dont ils cherchaient la faveur. Le retrait de la France leur donnait de plus la faculté d’étendre leur influence et d’implanter leurs agents et leurs affaires dans tous ces pays et ils n’y ont pas manqué avec une hâte et une diligence dont nous pourrions donner maints exemples. L’œuvre accomplie, ils s’insurgent parce que le chef de l’Etat Français cherche, à tort ou à raison, à donner à son pays dans le cadre européen où il est désormais enfermé une prépondérance perdue en tant que puissance mondiale. Que cela puisse irriter, susciter des appréhensions, contrecarrer des plans, compromettre même l’intérêt général, il est difficile de le contester. Raison de plus pour faire preuve de compréhension et de patience et s’abstenir de pousser au drame. C’est en des heures semblables que le président Eisenhower eut été précieux.

 

Les Contradictions de l’Attitude Anglaise

Quant à MacMillan qui a pris la conférence de presse du 15 janvier comme une injure personnelle, il avait eu tout le temps de reconnaître que sa demande d’adhésion au Marché Commun se heurtait à des difficultés insurmontables. N’oublions pas que feu Hugh Gaitskell avait laissé entendre qu’il se réservait, une fois venu au pouvoir, de dénoncer l’accord qui lierait l’Angleterre au continent, que beaucoup de Conservateurs l’auraient suivi,  que la grande majorité des pays du Commonwealth étaient franchement hostiles, que l’opinion  anglaise l’était également en majorité. Enfin que s’il avait l’appui des Américains sur ce point, il avait vu dans l’affaire du Sky-Bolt que Kennedy, sur d’autres, ne tenait pas grand compte de l’amour-propre et des intérêts britanniques. Aujourd’hui tous les partis anglais, même les Travaillistes, sont contre la France, comme si elle avait trahi leur confiance. C’est pur nationalisme.

 

L’Aspiration à l’Unité

Troisième remarque : cette levée de boucliers générale à l’étranger contre la politique extérieure du Général de Gaulle et sa conception de l’avenir européen a des justifications plus sérieuses. Dans tous les pays, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, et particulièrement dans la jeunesse, un idéal s’est affirmé pour transcender les nationalismes exclusifs du passé, pour étendre la collaboration entre les nations jusqu’à effacer, sinon leurs frontières, du moins les obstacles qu’elles dressent à l’échange des biens et des idées.

C’est un mouvement profond, chimérique peut-être, mais sincère. Même les peuples nouvellement indépendants en prennent conscience, en Afrique noire particulièrement. On voudrait que les nations renonçant à leurs particularismes, cessent de marchander de petits intérêts et les sacrifient pour le bien commun. Cet idéalisme, ç’en est un, ne tient pas compte des réalités qui sont parfois importunes, mais il se révolte contre tout ce qui paraît un retour au passé, aux antagonismes déchirants qui fatalement engendrent des conflits. Et puis, il y a l’arme nucléaire qui plane sur toutes les têtes et l’on n’admet pas que ceux qui ne l’ont pas encore veuillent en disposer pour des raisons de prestige, pour donner à une nation le droit de s’affirmer à l’écart des autres et peut-être de s’en servir pour les dominer.

 

L’Alliance Franco-Allemande

Enfin, cette alliance franco-allemande, en principe ouverte à tous, ne séduit personne et inquiète beaucoup. La réconciliation était chose faite. Robert Schuman et Adenauer l’avaient scellée. Il suffisait de l’entretenir. Point n’était besoin d’en faire un instrument politique, encore moins militaire. Les  Allemands d’ailleurs, à quelque parti qu’ils appartiennent, en sont indisposés et il est peu probable, même si les Accords de Paris sont ratifiés par le Bundestag, que l’esprit et même la lettre en survivent quand le vieux Chancelier sera parti.

Nous espérons que devant l’isolement où se trouve la France, dans le complexe international – isolement qui, nous l’avons souvent fait remarquer, n’a cessé d’être perceptible depuis quatre ans, – une formule d’apaisement interviendra qui sauvera la face. Sinon, si la petite guerre des Chancelleries se prolongeait, la France n’a pas les moyens, à moins de s’isoler tout-à-fait, de résister aux pressions concertées, politiques et surtout économiques, auxquelles elle serait soumise. On voit déjà par le recul de la Bourse de Paris que ce baromètre est au mauvais temps ; les intérêts, petits ou grands, prendraient peur et le régime n’y survivrait pas, car il est plus soutenu par la prospérité que par les vastes desseins et les vues historiques. Il est temps d’y réfléchir.

Nous comprenons que ces remarques ne rencontrent pas que des approbations. Il nous a semblé qu’elles demeuraient dans le cadre de l’objectivité. Notre pays est en ce moment soumis à une épreuve. Elle n’est tragique que dans la mesure où les hommes d’Etat la font telle. Elle était en tout cas bien inutile.

L’avenir de la France est dans son rayonnement spirituel, dans la qualité de son travail comme de sa culture, non dans une volonté de puissance qui, lorsqu’on évalue le rapport présent et futur des forces sur la planète, apparaît chimérique et même ridicule. Ce sont ces valeurs morales qu’il fallait avant tout préserver. On les compromet en soulevant contre la France toutes les suspicions et les rancœurs assoupies.

 

                                                                                            CRITON