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Le Courrier d’Aix – 1963-01-26 – La Vie Internationale
Aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, la discorde devient crise. A Bruxelles, la rupture des négociations entre les Six et l’Angleterre met en question l’unité européenne, l’avenir du Marché Commun et même l’Alliance Atlantique. A Berlin-Est, le Congrès des Partis communistes a donné au conflit russo-chinois une consécration spectaculaire.
La première, sur laquelle la responsabilité française est lourdement engagée, si l’on en juge par les réactions britanniques et celles de nos cinq partenaires de la petite Europe, soulève trop d’émotions passionnées pour qu’on puisse juger des conséquences. Il est préférable d’attendre que les rancœurs s’apaisent. Au contraire, ce qui se passe à l’Est marque un tournant décisif de la politique soviétique qu’il est de la plus haute importance d’apprécier dès maintenant.
Le Congrès Communiste de Berlin-Est
A Berlin-Est donc, s’est réuni le Congrès communiste. Krouchtchev y a prononcé un discours fleuve et le délégué chinois, hué par tous les autres participants, a riposté avec toute la violence qu’on attendait. Le schisme est patent, mais non pas la rupture. Krouchtchev, comme nous nous y attendions, a pris soin de l’éviter. Il s’est opposé à la réunion d’un conclave qui aurait réuni les quelques 80 Partis communistes du monde, comme le demandaient les Chinois. Selon lui, cela n’aurait fait qu’accentuer les antagonismes et il convient, au contraire, que les esprits se calment. Les querelles se perpétueront à l’intérieur des Partis, sans éclat ni excommunication officielle.
Le Sens de la Réconciliation avec Tito
Rupture mise à part, Krouchtchev n’a rien fait pour atténuer les divergences. En se réconciliant avec Tito, en invitant ses représentants au congrès berlinois, il a voulu marquer que le Parti yougoslave était non un révisionniste, mais un membre de la famille marxiste-léniniste. Sans doute des divergences doctrinales subsistent, mais il faut laisser à chaque parti frère le soin d’adapter son action aux circonstances. Tito neutraliste qui reçoit l’aide américaine, n’est pas pour cela un renégat. On comprend l’exaspération des Chinois et l’éclat du délégué Wu contre la clique de Tito. C’est toute la politique du communisme qui est en cause.
La Nouvelle Orientation des Soviets
Voici pourquoi : Après son échec à Cuba, Krouchtchev a compris qu’il ne pouvait compter sur la faiblesse américaine pour avancer vers la domination mondiale. A Berlin, comme ailleurs, il faut s’en tenir aux situations présentes, donc la coexistence pacifique n’est pas seulement un slogan, mais une nécessité pressante. Si l’on ne peut plus, sans risquer la guerre, entamer les positions occidentales, il faut, pour progresser, employer d’autres moyens. Lesquels ? La compétition économique, l’espoir de rattraper l’Occident dans la course au mieux-être des masses est pour le moment perdu : l’écart, loin de se combler, s’accentue. Les Partis communistes d’Europe occidentale le savent. On l’a vu quand les communistes italiens ont reconnu les aspects positifs du Marché Commun pour leur pays. Pour sortir de leur isolement, il faut qu’ils évoluent en se conciliant ceux qu’ils avaient combattu jusqu’ici, l’artisanat libre et la petite industrie. C’est ce qui se passe en Emilie, par exemple, la province rouge d’Italie. Pour eux donc, la planche de salut, c’est l’arrêt de toute action révolutionnaire et la recherche d’une formule démocratique du type front populaire. En politique étrangère, ce n’est plus l’allégeance sans condition à Moscou, mais l’orientation prudente vers le neutralisme. Krouchtchev a parfaitement compris cette exigence, et c’est pourquoi il s’est réconcilié avec Tito. Par-là, il a voulu montrer qu’on pouvait demeurer communiste, sans s’aligner sur la tactique soviétique aussi bien en politique économique et sociale qu’en politique étrangère.
La Politique Titiste
Tito a si bien maintenu la propriété privée qu’il y a eu ces derniers temps une grève des artisans en Yougoslavie pour protester contre les impôts que l’Etat exige des travailleurs libres. Mieux encore, un décret de Tito autorise les étrangers à acquérir des biens fonciers et les Sociétés étrangères à se consacrer à des constructions utiles au développement du pays, notamment en faveur du tourisme. Ce n’est pas le retour au capitalisme que stigmatisent les Chinois, mais un simple opportunisme. Impuissante sur le plan militaire comme dans l’ordre économique, la politique soviétique se fait opportuniste. Tant pis pour la doctrine, pourvu qu’on ne se coupe pas des masses et qu’on puisse s’infiltrer, peu à peu, par des alliances, jusque dans les rangs du pouvoir. On voit par là que le conflit idéologique avec la Chine a été habilement calculé par les Russes indépendamment de la rivalité bien concrète, elle, des deux impérialismes.
En effet, les discussions actuelles dans le camp occidental donnent à cette politique de la coexistence pacifique et du pluralisme communiste étendu aux neutralistes une chance exceptionnelle. Cela pourrait permettre un dialogue entre les deux Allemagnes et même avec les Travaillistes anglais quand ils seront au pouvoir. Feu Hugh Gaitskell n’allait-il pas se rendre à Moscou avant sa maladie ? Et même on se sert des artistes : Evtouchenko, le poète à la fois rebelle et officiel, fait sa tournée des capitales occidentales et serre la main de Krupp. Tous les moyens sont bons, même les sourires et les hommages au Pape, pour présenter un communisme pacifique, progressiste et éclectique aux Occidentaux qui se querellent. Si par surcroît comme il se pourrait, une crise économique en Occident venait à décevoir les plans d’expansion et créer un malaise social, les chances de succès apparaîtraient. L’habileté de Krouchtchev a été de savoir utiliser, et son échec à Cuba, et son conflit avec la Chine pour prendre un tournant qui peut être avantageux si les circonstances s’y prêtent. Savoir tirer parti de ses erreurs et de ses difficultés, c’est, quoiqu’en pense Chou en Laï, de l’authentique léninisme.
Les Causes Économiques de la Querelle du Marché Commun
Quant à la querelle du Marché Commun, de l’admission de l’Angleterre et d’autres, elle est bien plus économique que politique, malgré l’apparence. Allons au fond des choses : l’expansion économique que l’Europe continentale et le Japon viennent d’accomplir, n’est que pour une bien faible part l’œuvre des dirigeants du Marché Commun, ou des plans successifs que l’on vante. Le « miracle » italien s’est développé depuis trois ans au milieu de crises politiques, de l’antagonisme des partis et des dissensions internes de la Démocratie Chrétienne. L’orientation à gauche indisposait la bourse et les milieux d’affaires. Des grèves incessantes éclataient. L’expansion n’en a pas moins continué. Inversement, la stabilité britannique, la solide majorité conservatrice qui dure depuis onze ans, a été impuissante à secouer l’inertie de l’économie anglaise. L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’y aurait probablement rien changé. En réalité, que ce soit en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis, les économies s’essoufflent après une expansion trop rapide, ou bien ne parviennent pas à reprendre l’élan. Pour y porter remède, on a recours à des moyens divers, parfois contraires.
Le Programme de Kennedy
Aussi le président Kennedy choisit les réductions d’impôt et le déficit budgétaire. Il y a un an, il prévoyait un excédent de 500 millions de dollars ; en réalité, le déficit atteint près de neuf milliards, ce qui sera, dit Kennedy, sans importance puisque grâce à la reprise escomptée de l’activité, le déficit se résorbera plus tard de lui-même., la relance de l’économie devant regonfler les recettes. C’est possible, mais pas du tout certain.
Le Recul de la Consommation d’Acier
Quant aux plans, et particulièrement de notre IV° Plan, voyons plutôt ce qu’il en est de l’acier : il prévoyait pour 1965 une production de 25 millions de tonnes. Nous avons dit ici, à l’époque, combien ce chiffre était extravagant, alors qu’aux Etats-Unis, la consommation d’acier est stagnante depuis 1957 au-dessous de 100 millions. Qu’à cela ne tienne : on construit des usines chez nous et ailleurs, on emprunte des centaines de milliards. Résultat, notre production cette année, comme presque partout, est en baisse de 1,8% avec 17 millions 200.000 tonnes. Et comme les carnets de commandes se dégarnissent, voici que la C.E.C.A. est obligée de demander aux sidérurgistes européens de s’entendre, de constituer un véritable cartel pour réduire la production d’un commun accord, ces cartels honnis auxquels elle avait mission de se substituer. Voilà un organisme international qui a peu de chance. Après l’effondrement des prévisions sur le charbon en 1958, voici celui de l’acier. On se demande comment des hommes compétents, avertis, chargés de responsabilités, ont pu se laisser prendre de bonne foi à de pareilles perspectives alors que n’importe quel observateur, simplement au courant des données économiques, se demandait s’ils perdaient le sens. Il est bon que ces choses soient dites, même si, comme il est probable, cela n’y change rien. Ce qui est grave, ce sont les querelles internationales qui naissent, sans qu’on s’en rende compte, de ces erreurs d’anticipations dont on s’aperçoit, sans l’avouer, et trop tard.
CRITON