Criton – 1963-01-19 – Discorde dans le Camp Occidental

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-19 – La Vie Internationale

 

Le temps des discordes, pourrait-on appeler celui-ci. A l’Ouest, comme à l’Est, on semble venu aux explications décisives et l’on ne sait dans quelle mesure on pourra ou voudra les atténuer. Le choix est proche.

 

La Discorde dans le Camp Occidental

Pour le camp occidental, c’est l’Alliance Atlantique qui est  en cause, particulièrement sous l’aspect de l’armement nucléaire, mais plus profondément dans son essence même. Là, heureusement, la mésentente peut se prolonger sans rupture ou accident. Les circonstances et les hommes ayant changé, un nouveau départ deviendra possible.

Par contre, l’autre conflit, relatif à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun doit se résoudre assez prochainement dans un sens ou dans l’autre. Les Anglais en effet, ne peuvent plus attendre. La stagnation de la production, l’extension du chômage, le sort de la Livre obligent le Gouvernement conservateur à prendre des mesures différentes selon que l’Angleterre s’intègre ou non  à l’Europe. La décision appartenait à la France, et son opposition vient d’être affirmée sans ambages, ce qui est regrettable. Ainsi, nous porterons la responsabilité de l’échec, ou bien, si la négociation continue, nous paraîtrons céder aux pressions exercées de plus en plus vigoureusement par les Anglais et Américains sur notre résistance. Comme il eut été préférable et plus honnête d’avoir averti de notre position, M. MacMillan avant qu’il n’engage son sort et celui de son Parti sur ce choix historique.

Comme on l’a dit, on a dramatisé le problème qui au fond n’est pas tragique. Les Anglais, même à l’écart de l’Europe, n’en seront pas moins liés à elle par la nature des choses et ils ont plus d’une solution de rechange à l’association du Marché Commun.

 

La Réalité du Marché Commun

Nous avons dit assez souvent combien étaient exagérés, jusqu’ici, les mérites qu’on lui attribue dans l’expansion du continent européen, combien aussi la réalité qu’il recouvre est encore modeste et son avenir incertain, que l’Angleterre s’y joigne ou non. Le Marché Commun est né dans l’euphorie des années cinquante, lorsque l’Europe était à reconstruire après l’épreuve des crises des années trente et la guerre qui suivit. Les années 60 (ou plutôt à partir de 1962) ont au contraire à faire face à ces problèmes tout différents dont on n’a pas encore pris conscience.

Un appareil de production formidablement accru par le progrès technique devra s’adapter à des besoins, en principe illimités, mais qui, en fait, ne sont aptes à être remplis que progressivement et plus lentement que les moyens qui s’offrent. C’est d’ailleurs ce qui explique l’âpreté des controverses de Bruxelles. On a l’impression que certains des partenaires de la France qui paraissent la rendre responsable d’obstruction, ne seraient pas aussi affectés de l’échec des négociations qu’ils le disent. Ils ne sont pas si tentés de renforcer la position d’un concurrent bien armé qui viendrait peser sur une compétition déjà suffisamment âpre entre eux. Et puis il y a la perspective d’accorder des avantages aux pays que l’Angleterre amènerait avec elle et aux Etats-Unis qui, à la faveur de cette extension des réductions de tarif, obtiendraient un accès plus facile pour leurs produits.

Il faudra s’estimer satisfait si, à la fin de tant de démarches diplomatiques et de marchandages, on n’aboutit pas à un renforcement du protectionnisme et à l’exaspération des nationalismes économiques et politiques qui vont de pair.

 

La Controverse Nucléaire

Quant à la controverse nucléaire, nous nous contenterons de citer les lignes que Thierry Maulnier vient d’écrire dans le « XX° Siècle » :

La puissance militaire a cessé d’être indépendante de la puissance économique, et les ressources sont liées à l’étendue : La Chine sera peut-être un jour un troisième Grand, non parce que les Chinois sont 700 millions, mais parce que leur territoire est assez vaste et assez riche en ressources minières et énergétiques pour leur permettre d’édifier une industrie géante. Le Brésil a dix fois moins d’habitants que la Chine, le Canada trente fois moins, mais ils pourront un jour prétendre au rôle de nation directrice. Mais non la Grande-Bretagne avec 300.000 kilomètres carrés, non la France avec 550.000. Les chances de ces deux pays de se maintenir dans le peloton de tête étaient tout entières dans l’extension extra-européenne de leur autorité, dans leurs millions de kilomètres carrés au-delà des mers. »

Cette question d’espace est en effet prépondérante et non seulement, comme le dit Maulnier, par les ressources qu’il comporte, mais par la dispersion des centres vitaux et la moindre vulnérabilité, pour un temps du moins, à laquelle les pays sont exposés. Il est tragique que l’on gaspille des ressources plus limitées qu’on ne pense à la constitution d’un appareil militaire atomique ou autre qui est non seulement inutilisable, sinon pour affirmer un prestige illusoire, mais qui constitue une cible de choix dans un conflit. Nous sommes ici, pour une fois, pleinement d’accord avec les communistes et d’autres nous l’espérons. Les Anglais, sans l’avouer, semblent avoir compris.

 

La Position Américaine et Russe

Quant aux Américains, on paraît croire que leur politique, en accord là-dessus avec celle des Russes, tendrait avant tout à empêcher la prolifération des armes nucléaires, à s’en réserver le monopole. Nous ne pensons pas qu’ils aient là-dessus des illusions. Russes et Américains sont certes inquiets de voir la Chine se munir d’un arsenal nucléaire, dans un avenir encore lointain d’ailleurs. Ils ne peuvent rien pour l’en empêcher.

Le souci des Américains comme des Russes, est autre. Ce qui les effraie, c’est une collusion militaire franco-allemande. Les Allemands actuellement dans leur immense majorité ne sont pas revanchards, comme les Soviets les en accusent. Mais ils souffrent de la mutilation infligée à leur patrie, et de la muraille qui les sépare de leurs compatriotes. Qui peut nier, si un jour ils croyaient en avoir les moyens, à la faveur par exemple d’une dislocation de l’Empire russe, qu’ils seraient tentés de refaire leur unité par la force, seuls ou appuyés par celui qui leur en aurait fourni, imprudemment, les moyens. L’Etat artificiel de l’Allemagne de l’Est tient bien mal sur ses pieds, et les satellites de l’U.R.S.S. ne valent guère mieux.

Supposons une Russie en difficulté avec la Chine – hypothèses inactuelles bien sûr, mais suffisamment vraisemblables pour que les Etats-Unis cherchent par tous les moyens à conserver le contrôle d’une puissance militaire en Europe occidentale. On peut aller plus loin : si les Etats-Unis voient que ce contrôle leur échappe, il se pourrait qu’ils s’entendent avec les Russes pour la neutraliser. Comme nous l’avons vu depuis plus d’un an, malgré la crise de Cuba et peut-être grâce à elle, les Etats-Unis et l’U.R.S.S. sentent de plus en plus que leurs intérêts les rendent solidaires. M. Vinogradov ne l’a pas caché, ce qui a surpris. Les accords sont lents à se nouer, la prudence et la méfiance sont réciproques, mais le mouvement grandit, surtout depuis que le conflit russo-chinois a pris un tour aigu. Ce rapprochement est bien, lui, dans le sens de l’histoire comme de la géographie.

 

L’Affaire des Tubes

Ce qui n’empêche pas la rivalité des deux Grands de demeurer vigilante et active. Les Russes ont entrepris de se doter d’un gigantesque réseau de pipelines pour alimenter leur industrie en pétrole et en gaz, et, entre autres, pour amener ce pétrole aux frontières du rideau de fer. Ils comptent s’en servir pour allécher les Occidentaux en leur offrant à bas prix le carburant que ceux-ci se procurent auprès des grandes entreprises internationales. Mais ces tuyaux, leur industrie n’est pas en mesure de les produire, et ils les achètent aux Occidentaux. Les Américains s’y opposent, faisant valoir qu’ils économisent ainsi l’acier qui sert à des fabrications militaires. Kennedy a enjoint à l’Allemagne fédérale et au Japon, de rompre les contrats de fourniture de tuyaux à l’U.R.S.S., et ces pays ont accepté. Les Soviets les menacent de représailles.

On voit par là que les Etats-Unis, au risque, comme l’a dit Kennedy, de mécontenter des Alliés, peuvent obtenir de ceux-ci qu’ils sacrifient leurs intérêts pour ne pas leur déplaire.

 

                                                                                            CRITON

P.S. – Le beau magazine des Missions catholiques « Missi » a publié dans son numéro d’Octobre 1962, un ensemble de documents photographiques uniques sur la Chine communistes et les Communes du Peuple, si bouleversant que nous nous permettons de le recommander à ceux de nos lecteurs qui peut-être l’ignorent. Ils peuvent l’obtenir pour 1 franc, à « Missi », 12 rue Sala, Lyon (2°).