Criton – 1963-02-16 – Événements d’Irak

ORIGINAL-Criton-1963-02-16  pdf

Le Courrier d’Aix – 1963-02-16 – La Vie Internationale

 

Les Événements d’Irak viennent à point pour détourner l’attention des conséquences de la rupture de Bruxelles.

 

Le Coup d’État en Irak

Les faits sont simples : le général Kassem a été renversé et assassiné par les officiers qui l’avaient aidé à renverser et à assassiner le Roi Fayçal et son ministre Nouri Saïd en 1958. Les causes et origines du coup d’Etat sont, par contre, complexes et obscures. Comme toujours, dans les bouleversements du Moyen-Orient, les influences étrangères ont joué. C’est Kassem lui-même qui, dans une interview précédant de peu sa mort, nous en donnait le fil. Il venait de se découvrir un subit amour pour la France, après l’avoir tant dénigrée. Il n’accusait plus l’Angleterre, ancienne puissance protectrice qui exploité la majorité des puits pétroliers, et dont Fayçal et Nouri Saïd étaient les créatures ; ses ennemis d’hier étaient Nasser et les Américains. Il devait le savoir mieux que personne. Effectivement, les officiers qui viennent de prendre le pouvoir passent pour pronassériens. On illumine au Caire.

Après le Yémen, Nasser gagne un pion en Irak et en Syrie, un complot pronassérien gronde. De là à croire que la République Arabe Unie avec Le Caire pour capitale refera l’unité arabe, il y a plus d’un pas. Les pro-nassériens d’aujourd’hui seront peut-être les anti-nassériens de demain comme feu Kassem lui-même, et les Irakiens n’en sont pas à un coup d’Etat près, les Syriens non plus.

 

La Misère d’un Pays Riche

A l’arrière-plan, il y a là comme ailleurs, la misère du pays, aggravée depuis quatre ans par les travaux somptuaires, la corruption et les dépenses militaires. Nouri Saïd et les Anglais avaient bien administré le pays grâce aux redevances pétrolières, le niveau de vie s’était élevé, la modernisation avait progressé. La liberté n’avait apporté que la discorde et le gaspillage, et les masses enflammées d’abord par Kassem l’avaient peu à peu abandonné. La révolte kurde ajoutait aux difficultés.

 

La Politique Américaine en Orient

Les événements d’hier ont inquiété Londres et aussi Paris, à cause de notre part dans les pétroles irakiens ; Moscou est perplexe, car la nouvelle révolution est pour l’instant anti-communiste. A Washington par contre, on reste calme. Il est certain que depuis le désastre de Suez en 1956 les Américains ont joué la carte Nasser. Malgré ses relations avec Moscou, en dépit de son antiimpérialisme véhément, les États-Unis n’ont cessé de l’arroser de dollars.

Leur calcul est complexe, le voici : Sans notre aide pensent les Américains, Nasser tôt ou tard serait à son tour victime d’un complot. Les Russes peuvent lui fournir des armes démodées et construire au ralenti le barrage d’Assouan, ils n’ont pas les moyens de faire pour l’Egypte ce qu’ils essaient à Cuba ; quel que soit le régime, l’accroissement de la population sur l’étroite vallée du Nil empêchera l’Egypte de se développer sans une assistance que seuls nous pouvons fournir. Nasser ne peut donc faire un politique contraire à nos intérêts, c’est-à-dire écraser Israël que, d’ailleurs, nous armons par précaution, ni s’emparer des pétroles que nous tenons en Arabie Saoudite. On l’a vu au Yémen quand Sellal a parlé de renverser les souverains arabes Saoud et Hussein, les Américains ont fait une démonstration aérienne à Ryad et un exercice avec les parachutistes du Souverain. Par contre, ils ont reconnu le gouvernement révolutionnaire du Yémen comme ils reconnaîtront celui de Bagdad.

Il est en effet fort important pour la politique de Washington d’être du côté des peuples asservis contre les féodaux, sauf bien entendu ceux qui tiennent les pétroles. Nasser, Sellal, l’unité arabe, le socialisme arabe même, les soutenir, cela fait bien à l’O.N.U. surtout quand ces mouvements sont, ou se disent anticommunistes. Auprès des Afro-asiatiques les Américains demeurent les  champions de la liberté des peuples même si leurs chefs, comme Nasser n’y manque pas, les couvrent d’imprécations. Cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est qu’ils soient anti-colonialistes, qu’ils ne s’allient pas aux Soviets et qu’ils respectent les intérêts économiques des Etats-Unis, ce que Nasser est obligé de faire. Celui-ci sait fort bien à quoi s’en tenir, et même si Damas et Bagdad retrouvent des régimes qui se réclament de lui, cette alliance n’ira pas plus loin que les proclamations. Les intérêts nationaux et les antagonismes profonds ne laisseront à l’Egypte qu’une suzeraineté nominale qui à l’occasion comme sous Kassem, pourra redevenir une rivalité. Mais le prestige a son prix, surtout en Orient.

 

Les Complots en Afrique Noire

Ces complots et ces coups d’Etat militaires qui se sont succédé en Moyen-Orient en Egypte, en Syrie, au Yémen, en Irak, depuis la décolonisation et qui par contagion ont gagné la Turquie et gagneront peut-être demain l’Iran et le Liban, l’Afrique noire semble sur le point de les subir. La liberté pour ces pays, c’est surtout la rivalité des factions. Assassinat de Sylvanus Olympio au Togo, complot avorté contre Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, contre Tubman au Libéria, contre Senghor au Sénégal et semble-t-il contre Hamani Diori au Niger ; la liste n’est pas close car au Soudan, au Dahomey, au Cameroun, au Congo Brazzaville, au Gabon , au Nigéria, au Ghana même, l’homme au pouvoir ne dort pas tranquille. Les rivalités de clans s’exaspèrent. Les Américains entraînent la police contre la subversion et les Russes l’organisent. A cela s’ajoute un conflit de générations.

Les jeunes noirs évolués, éduqués à Paris, à Londres ou bien à Moscou ou à Pékin, mais surtout ceux qui viennent d’Occident, guettent l’heure de s’emparer du pouvoir. Les hommes en place qui ont fait leur carrière comme parlementaires ou ministres en France, sont pour eux des néocolonialistes. Leur indépendance n’est qu’une façade. Les jeunes feront la vraie révolution avec l’aide qui s’offrira, soviétique ou américaine qu’importe pourvu qu’on prenne les places. Le Maghreb arabe n’est pas plus solide. La conférence actuelle de Rabat ne consolidera pas les pouvoirs et ne fera pas l’unité. Bourguiba a été bien près de la chute. Ben Bella n’en a pas fini avec ses militaires et le roi du Maroc a fort à faire avec l’opposition.

Tout cela n’était pas difficile à prévoir. Déjà le Congo ex-belge donnait une idée de ce qui pouvait advenir, et le départ de Tchombé ne donne nullement l’assurance de l’unité et de l’harmonie de ce vaste territoire. Les Américains et l’O.N.U. n’y croient guère. Ils avouent que leur tâche est loin d’être achevée. Les dirigeants noirs qui, pour la plupart, ne changent ni d’expérience, ni de sagesse, se rendent compte que le passage de la tutelle européenne à l’indépendance est pour eux une épreuve quasi insurmontable. Certains, comme ceux de son ancienne possession, le pressentaient et auraient souhaité une transition plus ou moins longue. Mais le cours de l’histoire, n’est-ce pas, ne permettait pas les demi-mesures, même si le chaos s’ensuit.

 

Les Conversations Franco-Espagnoles

Comme prévu, les conversations franco-espagnoles ont tourné court, ou plutôt se sont estompées avec discrétion. Les violentes réactions de par le monde contre la politique française ont incité Madrid à la prudence. Avons-nous obtenu d’utiliser des bases aux Canaries et au Sahara espagnol, ou bien, à Washington, a-t-on fait savoir à Franco qu’il était urgent d’attendre, on ne sait. Il était étrange pour ne pas dire plus, de solliciter des Espagnols l’accès aux territoires qu’ils ont conservé en substitution de ceux que la France avait abandonnés. En politique il faut s’attendre à tout.

Après l’éclat de Bruxelles on s’efforce de calmer les colères. Le Chancelier Adenauer, au Bundestag, a été d’une adresse admirable. Tandis qu’Erhard, jetant les dés dans un mouvement qui pourrait bien lui coûter la Chancellerie, voulait faire dépendre la ratification du Traité franco-allemand de la reprise des négociations avec l’Angleterre et se disait prêt à former un gouvernement de coalition avec les Sociaux-démocrates, Adenauer avec autorité rassurait tout le monde, Anglais, Américains et Français, ses amis et ses adversaires, les députés qui ne demandaient pas mieux. Il n’est pas sûr qu’il abdique en septembre. Souhaitons qu’il demeure.

 

                                                                                            CRITON