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Le Courrier d’Aix – 1963-02-23 – La Vie Internationale.
La tempête soulevée par la rupture de Bruxelles s’est apaisée. Il ne faudrait pas pour cela conclure à un événement passager. Les répercussions en seront durables, profondes, et les relations entre Occidentaux modifiées sans retour. L’équilibre se rétablira un jour. Il le sera sur d’autres bases qu’hier. Le moment est donc venu de faire un tour d’horizon.
Les Répercussions aux Etats-Unis
Etats-Unis d’abord. La déception du gouvernement est vive, et Kennedy ne l’a pas dissimulée, mais il s’est gardé de toute polémique à l’égard de la France. Il a pris soin, au contraire, de montrer ce que ses propositions avaient de raisonnable et de laisser la porte ouverte à une formule nouvelle qui accommoderait tout le monde. L’opinion, par contre, et le Congrès n’ont pas observé cette réserve diplomatique et les vieil isolationnisme qui sommeille au cœur des Américains s’est réveillé et donné libre cours. Le Sénateur Morse l’a exprimé ainsi :
« Les forces américaines doivent être rapatriées, si elles ne sont pas jugées nécessaires ; les Etats-Unis en ont assez du chantage et des pressions de leurs alliés. Nous avons dépensé pour l’Europe 41 milliards de dollars, ç’en est assez. Qu’ils s’occupent seuls de Berlin et s’ils ne veulent pas de nos bases, qu’ils nous les rendent, nous nous ferons une raison, etc. »
Il disait là ce que ses collègues pensent plus ou moins et si Kennedy d’ici quelques mois ne rétablit pas l’entente atlantique, il devra en tenir compte : nouvelle « révision déchirante » en perspective.
Ce n’est pas seulement la France ou son Chef, mais tous les Européens qui font les frais de ce mouvement de dépit américain. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exhale ; nous l’avons entendu bien souvent au cours de ce demi-siècle et il nous a coûté cher, à nous Européens.
L’Éventualité d’un Conflit Nucléaire
Ce que personne ne dit et ne peut dire outre-Atlantique, le calcul qui se cache derrière ce mouvement d’humeur, c’est ceci : si l’U.R.S.S. venait un jour, soit par subversion, soit par les armes, à s’emparer du reste du continent européen avec son potentiel économique intact, ce serait pour les Etats-Unis un coup mortel et c’est pourquoi, quoi qu’il arrive, les soldats américains doivent y demeurer. Si par contre une attaque atomique soudaine détruisait les centres vitaux de l’Europe continentale et de l’Angleterre, ne laissant que des ruines, les Etats-Unis certes, en subiraient un contrecoup grave, mais le rapport des forces ne serait pas bouleversé entre les deux Grands. Les Russes ne tireraient aucun avantage de leur conquête et la force américaine demeurerait intacte. On peut même prétendre qu’à plus longue échéance elle s’en trouverait relativement plus forte. Que l’on médite ce propos, car il est fondamental et l’on se convaincra sans peine que toute puissance nucléaire indépendante, tout relâchement des liens de l’Europe avec les Etats-Unis peut faire courir à notre continent un risque fatal. C’est d’ailleurs ce dont tous nos partenaires sont conscients. On peut en juger par l’accueil favorable fait au projet Kennedy de former, avec ou sans la France, une force nucléaire multilatérale et d’envoyer pour cela dès avril, trois sous-marins atomiques armés de fusées Polaris en Méditerranée. La formule qui doit permettre aux alliés européens de participer à l’exercice de cette force, de décider, le cas échéant, de son emploi, n’est pas facile à trouver, Kennedy le reconnaît. Mais la sécurité que cette présence représente est reconnue et souhaitée, autant à Rome, qu’à Bonn et à Londres.
La Réaction Britannique
Côté Anglais, le dépit de l’échec de Bruxelles a été plus manifeste et s’est produit par une mesure stupide, l’annulation du voyage de la princesse Margaret à Paris. MacMillan s’accroche et ne veut pas admettre que son temps de Premier ministre est révolu ; mais depuis l’élection d’Harold Wilson à la tête du Parti travailliste, on est plus ou moins résigné en Angleterre au retour prochain du Labour party au pouvoir. Les jeux semblent faits avec ce que cela comporte de remue-ménage intérieur. Le Parti conservateur s’est tellement engagé dans cette intégration à l’Europe des Six qu’il n’a pas de solution de rechange à proposer. Lui ou son successeur sera toutefois obligé d’en chercher. On parle déjà d’un abaissement réciproque des tarifs douaniers avec les U.S.A. et d’un élargissement des échanges avec le Commonwealth. Cela est possible mais demande du temps et une volonté réciproque d’aboutir qui a manqué à Bruxelles. Ces jours-ci, les membres de la petite zone de libre-échange se réunissent à Genève. Eux aussi, déçus par l’échec des négociations avec le Marché Commun, tentent de resserrer leurs liens, ce qui est le meilleur moyen de forcer les portes du groupe des Six. Mais leur coopération n’a pas été bien loin jusqu’ici et ils n’ont pas l’illusion de croire qu’ils pourront faire beaucoup mieux, mais, plus unis, leurs moyens de pression peuvent s’accroître. Ils n’y manqueront pas.
Les Conséquences pour l’Allemagne de l’Ouest
Côté Allemand, on peut dire que le malencontreux Traité franco-allemand, loin de resserrer les liens entre les deux peuples, a semé des germes de discorde. A Bonn et à Francfort, les étudiants ont manifesté pour l’unité de l’Europe, contre l’Alliance avec Paris. Nous avons eu la curiosité de lire ce fameux Traité ; rien de plus vague et de plus anodin : N’importe qui pourrait le signer sans s’engager à grand-chose. Cependant, il a mis les Allemands dans l’embarras, les Russes en fureur, les Anglo-saxons dans la plus noire suspicion. Il n’y a plus qu’Adenauer pour le soutenir, encore l’a-t-il fait pour en amoindrir le sens et la portée.
En fait, le résultat de ce Traité a été exactement à l’encontre de son objet. Pressé par les Américains, le Gouvernement de Bonn a consenti à tout ce que l’on voulait éviter à Paris. Les Allemands achèteront leur armement aux Etats-Unis et non à la France, et ils participeront à la force de dissuasion nucléaire multilatérale, que la France y consente ou non. Mieux, le vice et toujours futur chancelier, Erhard, s’est rapproché de Schroeder, en qui l’on voyait un rival possible, et de la plupart des chefs de la Démocratie Chrétienne pour rechercher une solution provisoire qui puisse permettre à l’Angleterre de s’associer au Marché Commun en attendant d’en faire partie. On peut dire, sans paradoxe, que la rupture brutale de Bruxelles, si l’Angleterre n’a pas changé de route d’ici là, aura facilité son entrée dans le Marché Commun qu’on voulait lui interdire. Tout se passe comme si ceux qui n’en étaient pas partisans, s’apercevaient après coup que cela était chose indispensable.
L’Arrêt du Développement du Marché Commun
En attendant, ce même Marché Commun va subir un coup d’arrêt : les Hollandais, et avec quelques nuances les Belges et les Allemands, sont d’accord pour freiner son développement afin de donner aux Anglais le temps de s’adapter. Et puis, il y aura contre la France quelques petites représailles. Les Cinq se refusent à la suivre pour réglementer ou limiter les investissements américains chez eux. Les décisions en suspens sur la politique agricole commune qui nous intéressent en priorité seront ajournées. L’association des pays africains d’expression française ne sera pas encore paraphée. Les rapports de la Communauté avec l’Algérie et les autres pays du Maghreb seront examinés ultérieurement. Sur tous ces points, les avantages acquis ou sur le point de l’être par la France seront remis en question ou différés.
En Italie
L’Italie de son côté qui n’est pas tendre à l’égard de notre politique, ne manquera pas de tirer parti de la brouille avec l’Angleterre. La visite de MacMillan à Rome, celle annoncée de Kennedy rapproche l’Italie des Anglo-Saxons ; cela permettra aux Italiens de se substituer à la France pour les fournitures où ils sont bien placés et de se dégager avec profit des obligations que la coopération des Six leur imposait. Le boycottage des produits français, primeurs, vins, articles de mode et artisanaux en Angleterre est pour l’Italie une opportunité à saisir.
Et les Soviets
Même les Soviets et leurs satellites, plutôt que de se réjouir de la discorde entre Occidentaux comme on s’y attendait, mettent en mouvement la propagande contre le Traité franco-allemand. Les notes pleuvent. Sans doute cela prouve qu’un rapprochement avec Moscou n’est pas en vue. Krouchtchev l’a expressément repoussé avec dédain. Mais il en profite pour chercher à séduire les Anglais par de fructueux échanges commerciaux. Une délégation massive d’industriels anglais était à Moscou ces jours-ci, et Harold Wilson va s’y rendre. On aurait cherché à se mettre l’univers à dos qu’on n’aurait su mieux faire. Ce n’est pas hélas la première fois. Non pas, répétons-le, pour avoir barré l’accès de l’Angleterre au Marché Commun, mais par la manière de l’avoir fait.
Nous n’avons jamais été partisans de cette pénétration britannique, et d’ailleurs nous n’y avons jamais cru. Il y avait encore assez de gros obstacles pour arriver, sans rien brusquer, à une solution provisoire, à un compromis transitoire du genre de celui que les autres Cinq cherchent maintenant à trouver. Ce qui est grave, c’est d’avoir terni l’image de la France, réveillé de vieux soupçons, enchanté des adversaires, alors que la majorité des peuples ne demandaient qu’à l’aimer.
CRITON