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Le Courrier d’Aix – 1963-03-02 – La Vie Internationale.
Comme on pouvait le craindre, la rupture de Bruxelles a paralysé le Marché Commun. L’esprit qui l’animait s’est éteint. Seule la bureaucratie demeure, encore qu’en son sein même la concorde ne règne pas. Autant que les conséquences morales et politiques, les répercussions pratiques sont graves ; l’Italie, après la Hollande, se refuse à signer l’accord qui liait les Six aux Pays africains ; les problèmes agricoles encore en suspens ont été débattus sans résultat ; la réunion des Ministres des Finances est remise, une fois de plus. Il est bien probable que le nouvel abaissement des tarifs douaniers prévu pour juillet n’aura pas lieu. Autant dire que pour un temps indéterminé, le Marché Commun est au point mort.
Le Temps d’Arrêt du Marché Commun
Cette crise, l’éclat de Bruxelles n’a fait que le précipiter. Nous avons dit souvent que les progrès du Marché Commun n’avaient été possibles que dans l’euphorie de l’expansion économique des Six en ces dernières années. Les difficultés ne manqueraient pas d’apparaître avec les premiers signes d’un ralentissement du progrès. Il est bien évident aujourd’hui que les économies de l’Europe marquent le pas. L’optimisme qu’on s’efforce d’entretenir ne résiste pas à l’examen des statistiques. C’est alors que l’on s’aperçoit combien les intérêts des six pays associés divergent, combien il est malaisé de les concilier, même d’éviter qu’ils n’entrent en conflit surtout depuis qu’on a cherché à harmoniser les politiques agricoles.
Les Difficultés Agricoles
L’agriculture, en effet, est aussi rebelle à l’économie de marché qu’à l’économie planifiée. Pénurie incurable à l’Est, surproduction en Occident où les prix ne se maintiennent qu’à coup de subventions d’Etat. On sait quel fardeau constitue pour le Trésor américain les surplus agricoles. La France vient de vendre aux Chinois 8 millions 800.000 quintaux de son blé avec une perte de 24 nouveaux francs par quintal, les trois cinquièmes du prix payé aux agriculteurs. Le reste suit dans des conditions analogues. On ne saurait en vouloir à nos partenaires du Marché Commun de ne pas consentir à nous aider à supporter cette charge sous forme de prélèvements ; la Hollande surtout qui peut s’approvisionner à bas prix pour alimenter son cheptel et de plus vendre ses propres produits en contre-partie à des pays qui, sans ces achats de céréales, s’adresseraient ailleurs. Même dans l’ordre industriel, l’Italie n’a pas intérêt à se fournir de charbon français ou allemand, quand elle peut recevoir l’américain dans ses ports 25% moins cher et ce ne sont là que des exemples.
En temps de concurrence serrée et d’exportation difficile, on conçoit que l’esprit communautaire ne pèse pas lourd. On revient d’autant plus vite au réflexe protectionniste que nos vieilles nations, séparées depuis des siècles, de mœurs et d’esprit différents, en lutte et en rivalité presque ininterrompues, parlant des langues différentes, sont facilement enflammées par leur nationalisme héréditaire. Le moment présent ne l’illustre que trop.
Les Récriminations contre la Politique Française
Cette conjuration anti-française qui englobe aussi bien les Anglo-saxons que nos partenaires et particulièrement dirigée contre le Chef de l’Etat, hier encore encensé, nous surprend par sa violence et son acrimonie. Elle n’est certes pas sans justification, mais elle passe la mesure. Les fautes sont toujours plus ou moins partagées et quelques voix à l’étranger, malheureusement plus souvent animées par les passions de politique intérieure que par le souci d’équité, ne manquent pas de le rappeler. Il y a beaucoup d’hypocrisie à faire d’un homme le bouc émissaire d’un malaise général. Mais les faits sont là : cet éclat du 14 janvier et la rupture de Bruxelles qui a suivi, marquent une des plus graves défaites diplomatiques de notre récente histoire.
La Force de Frappe Multilatérale
L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’était pas seule en cause, il y a l’Alliance Atlantique, la force de frappe indépendante et là aussi, c’est la France qui est visée. La question se pose à un moment difficile pour le président Kennedy. L’affaire de Cuba, le 28 octobre, paraissait virtuellement réglée. En réalité, elle ne l’est pas et les Américains le supportent mal. Sans doute les Russes ont-ils annoncé qu’ils retiraient quelques milliers de leurs soldats de l’Ile, mais il en restera beaucoup et surtout, le régime de Castro demeure. Les gouvernements fragiles de l’Amérique latine, comme celui du Vénézuéla, sont menacés par l’agitation entretenue et organisée par Cuba. Les incidents sont quotidiens, dont l’histoire du vaisseau pirate qui a fait du bruit. Tant que Castro ne sera pas liquidé, Kennedy ne sera pas assuré de son autorité. Et le maréchal Malinovski vient de répéter que toute tentative de subversion à Cuba signifierait la guerre. Menace qui n’est sans doute pas sérieuse, mais qu’on ne peut mépriser sans risque. Et compter sur le temps pour en venir à bout demeure problématique. Faute de pouvoir agir à Cuba, le président Kennedy doit obtenir un succès en Europe et c’est la France qui est l’obstacle. Il cherche à le tourner. Son idée serait de constituer la force atomique multilatérale qui donnerait aux Européens qui ne l’ont pas l’illusion d’en disposer.
L’Italie et la Force Atomique
L’objectif choisi, c’est l’Italie et le choix est ingénieux. Comme ce pays ne pourrait ni construire, ni acheter des sous-marins Polaris avec leurs têtes nucléaires, les Etats-Unis ont proposé de monter ces fusées sur des navires de surface. On sait que les rampes de lancement de fusées à terre vont être retirées d’Italie. En échange, on a expérimenté avec succès, sur le croiseur italien « Garibaldi » des tubes de lancement Polaris et l’Italie vient de lancer deux nouveaux croiseurs le « Duilio » et la « Doria » qui, eux aussi, pourraient recevoir les fameux engins. L’envoyé spécial de Kennedy, Livingstone Marchant, est allé à Rome pour discuter de l’affaire. Il ira dans les autres capitales. L’avantage du projet, c’est que les pays d’Europe peuvent construire eux-mêmes les navires de surface et n’auraient à effectuer que l’achat des équipements. On prévoit des équipages mixtes : les Américains s’occupant des fusées, les Européens de la marche du navire. Mais le Président des Etats-Unis serait seul juge de l’emploi, jusqu’ici du moins. Même s’il ne s’agit que de satisfaire l’amour-propre des pays européens, cette forme de prestige est considérable pour ceux qui jusqu’ici n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la Défense atlantique. L’égalité serait rétablie : ils deviendraient à bon compte puissance nucléaire avant que celui qui la veut pour lui seul n’ait réussi à grand frais à s’en munir d’une et d’efficacité douteuse. Restent cependant deux gros problèmes. Comment associer ces nouveaux titulaires d’une force nucléaire à la décision d’en faire usage ? Comment aussi décider le Congrès des Etats-Unis à communiquer les secrets de sa composition à d’autres qu’à l’Angleterre. La force nucléaire multinationale n’est pas encore décidée.
La Réélection de Willy Brandt à Berlin
La rupture de Bruxelles et le Pacte franco-allemand auront encore d’autres conséquences : celle d’accélérer le changement qui se dessinait déjà dans la constitution politique de l’Europe de demain ; on a remarqué le succès du maire socialiste de Berlin-Ouest aux dernières élections pour le renouvellement du Sénat de la ville. La défaite de la Démocratie Chrétienne a été interprétée comme un désaveu de la politique du Chancelier Adenauer. Willy Brandt sera-t-il le candidat à la Chancellerie si les élections de 1965 donnent la majorité à la Social-Démocratie ? Il hésite à se lancer dans l’arène et à abandonner Berlin pour se rapprocher de Bonn. Il s’est fait à Berlin une personnalité de stature internationale, mais on doute qu’il ait l’étoffe d’un homme d’Etat. Cependant, on ne voit pas qui, dans son Parti, on pourrait lui opposer.
La Réunion Socialiste de Bruxelles
Les chefs des Partis socialistes d’Europe occidentale viennent de se réunir à Bruxelles et parmi eux, les candidats au pouvoir outre ceux qui, comme les Scandinaves, l’occupent déjà. Gordon Walker pour l’Angleterre représentant Harold Wilson, Spaak pour la Belgique, Guy Mollet pour la France, Saragat pour l’Italie, qui croient l’heure proche de l’Europe socialiste, après l’échec de l’Europe libérale et chrétienne que Robert Schuman, De Gasperi et Adenauer avaient rêvé de constituer. Ce colloque socialiste de Bruxelles a d’ailleurs marqué, ce que l’on savait depuis longtemps, que cette Europe de demain serait moins unie que l’autre aurait pu être. Les socialistes anglais sont bien moins européens que les conservateurs bien plus insulaires, et ce qui peut sembler paradoxal, les autres chefs socialistes plus nationalistes que leurs adversaires. Réunis, ils s’accordent difficilement. Pour faire l’Europe, il faut autre chose qu’une idéologie sociale ou politique. Il faut un cœur et une foi. C’est jusqu’ici ce qui leur manque.
CRITON