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Le Courrier d’Aix – 1963-03-09 – La Vie Internationale
Si profondes que soient les divergences au sein de l’Alliance Atlantique, on peut espérer qu’elles s’aplaniront un jour. Les circonstances changent, les hommes au pouvoir aussi et les institutions demeurent. Il y a en outre une mystique de l’Europe unie qui tient au cœur de beaucoup et de puissants intérêts qui lui ont lié leur sort.
La Scission dans le Camp Communiste
C’est l’inverse dans le camp communiste : deux idéologies s’opposent et les impérialismes russe et chinois ont plus d’intérêts opposés que de communs. Aussi le schisme s’approfondit. Si prudent qu’on doive être en la matière, il semble maintenant qu’il n’y ait plus de conciliation possible ; Pékin ne se soumettra pas et Moscou ne peut capituler.
Ce sont les Soviets qui ont le plus à souffrir de la rupture, et ils ont essayé, sans doute sans conviction, de l’éviter. L’ambassadeur russe à Pékin a eu avec Mao et Chou en Laï plusieurs entretiens. Krouchtchev a embrassé l’ambassadeur chinois en présence du corps diplomatique et juré de défendre au risque de guerre, les pays du camp socialiste, dont la Chine, mis les occidentaux en garde contre toute exploitation du différend. Rien n’a apaisé la colère chinoise contre ce qu’ils appellent la clique de Krouchtchev à laquelle ils associent Togliatti et Thorez.
L’Article du « Drapeau Rouge »
Le dernier article du « Drapeau Rouge », organe théorétique du Parti communiste chinois, a été amplement reproduit par la presse. C’est Togliatti et les communistes italiens qui ont servi de cible pour atteindre Krouchtchev. Une phrase l’illustre bien :
« Les divergences, dit-il, ne peuvent être réglées en adoptant l’attitude de maîtres à l’égard des serviteurs, quand ces maîtres brandissent leur bâton sur leur tête en criant « unité, unité », cela veut dire « scission, scission ».
Quant aux Italiens, Togliatti essaye de substituer une collaboration de classes à la lutte des classes et une réforme structurelle à la révolution prolétarienne. En cela, ils ne se différencient pas des thèses avancées par Tito et « sa clique » et de faire l’éloge de l’enseignement idéologique de Staline. Le « Drapeau Rouge » va même jusqu’à accuser les révisionnistes « d’utiliser un émetteur puissant pour brouiller les émissions de la radio chinoise. Ils sont peureux comme des souris, affirme-t-il, effrayés à mort ».
Si l’on ajoute que les communistes chinois reparlent du « bond en avant » et commencent à restaurer les « Communes du Peuple » dans le Sud, on ne peut plus douter d’une rupture de fait et d’esprit qui se traduit déjà par une opposition sourde ou ouverte dans la plupart des Partis frères. On prétend même que Castro, déçu par les Russes et défiant des Chinois, brandirait à l’usage du Monde latino-américain un troisième emblème du communisme auquel se rallierait volontiers certains révolutionnaires du Nouveau Monde, les Mexicains particulièrement.
Les Étudiants d’Afrique Noire à Sofia
Une autre affaire a fait grand bruit : la révolte et le départ de Bulgarie des étudiants d’Afrique noire, Ghanéens, Nigériens, et Kényans, qui faisaient leurs études à Sofia. Ce n’est pas la première fois : à l’université Lumumba de Moscou, à celle de Pékin, les étudiants noirs avaient exprimé leur déception et leur dégoût de l’endoctrinement qu’ils subissaient. Des incidents violents, des rapatriements précipités avaient suivi. Cette fois, la nouvelle a fait le tour des capitales africaines et la presse et la radio lui ont donné la publicité qui convient.
L’Occident a rivalisé de zèle pour recueillir les victimes. L’interview à la radio de Vienne d’un étudiant en médecine Nigérien, nous a frappés : attiré par le communisme, il avait saisi l’occasion d’une bourse pour s’instruire sur place des réalisations du régime. Il avait trouvé un pays singulièrement arriéré, une population primitive et misérable, tenue en servitude par la peur d’une police toute puissante et, parmi les privilégiés, un racisme et une xénophobie qui rendait tout contact pénible et humiliant ; quand il disait à ses condisciples qu’à Lagos, l’université était mieux organisée, que Blancs et Noirs entretenaient de cordiales relations, on lui demandait pourquoi il n’y était pas resté. Les autorités bulgares ont été très embarrassées par l’incident et le premier Zivkov a été sommé d’urgence de comparaître à Moscou. Les candidats africains ne seront plus nombreux pour parfaire leur éducation derrière le rideau de fer.
Les Causes de la Rupture de Bruxelles
De ce côté-ci, on s’efforce d’expliquer les causes de la rupture de Bruxelles, et le journaliste américain Joseph Alsop en donne une version qui mérite d’être soumise à l’appréciation de nos lecteurs :
Le motif essentiel qui a poussé à la formation de l’unité européenne, dit-il en substance, c’est le progrès économique à réaliser, et l’on a attribué au Marché Commun le succès de l’expansion de ces dernières années. Le Général de Gaulle ne le croit pas, pas plus qu’il ne croit à l’Europe des Six, qu’il n’a ni promue, ni approuvée. Mais il a saisi cette machine économique européenne pour en faire l’instrument de sa propre politique, comptant sur les avantages que les autres y trouvaient pour les obliger à s’y soumettre ; la crainte de le voir briser cette communauté européenne en formation, devait les amener bon gré mal gré à entrer dans ses vues. D’où l’exaspération et la colère des autres qui ne veulent, ni abandonner l’œuvre profitable entreprise, ni en laisser faire le levier de la politique française. Il faudrait beaucoup d’habileté et de patience pour échapper à cette difficile alternative.
La Course aux Armements
Une fois de plus, la Conférence de Genève sur le Désarmement est au point de rupture, ce qui ne surprendra personne. Cependant, cette course aux armements commence à peser bien lourd et pas seulement aux deux géants et à nous-mêmes. Plus de cinquante pour cent du budget américain, soixante et peut-être plus du russe, mais autant maintenant dans les pays sous-développés ; et plus le pays est pauvre, plus le fardeau entrave le progrès. L’Indonésie déjà consacre à l’équipement militaire plus de la moitié de son revenu, et c’est le tour de l’Inde.
Depuis l’agression chinoise, et malgré l’aide occidentale et même soviétique, le budget de la défense va tripler cette année, Nehru va demander à l’impôt ce surcroît de ressources. Le Parlement de Delhi en a été consterné. Comment une population déjà en grande partie au-dessous du minimum vital pourra-t-elle supporter ces prélèvements et la hausse des prix que vont entraîner les droits de douane et les taxes indirectes sur les articles indispensables ? La fièvre patriotique qui s’était emparée de la masse et qui avait eu l’effet salutaire de réveiller les énergies productrices ne va-t-elle pas retomber en résignation et apathie ? N’est-ce pas là le but cherché par les implacables politiciens de Pékin qui font subir le même sort à leur peuple ?
L’Inde que l’Occident tenait tant à relever, pour en faire l’exemple du succès de la démocratie en Asie, va devoir verser dans ce gouffre les subsides déjà considérables qu’elle reçoit. On n’a pas encore établi, à notre connaissance, la statistique de ce que les pays qui ont récemment accédé à l’indépendance, dépensent en armement. Les chiffres feraient peur. D’un bout à l’autre de la planète, d’année en année, le budget militaire s’enfle, le plus souvent sans autre raison qu’une peur imaginaire du voisin, ou plutôt l’appétit de prestige d’une caste militaire dévorante comme en pays arabe. Et les armements que fournissent à ces pays l’orient et l’Occident, loin de les soulager, les poussent à développer les équipements et les effectifs nécessaires pour les utiliser. Où cela mènera-t-il ? Ni à la prospérité, ni à la paix assurément.
CRITON