Criton – 1963-03-16 – Adjoubei en Italie

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-16 – La Vie Internationale.

 

Des événements nombreux de la semaine, celui qui a suscité le plus de commentaires, c’est l’audience accordée par le Souverain Pontife au gendre de Krouchtchev, Adjoubei. Certains en ont été surpris, d’autres émus, inquiétés même. En réalité, cette entrevue n’est que l’aboutissement d’une longue préparation diplomatique. Il convient d’en apprécier les causes immédiates, les causes profondes et la signification.

 

La Visite d’Adjoubei et les Communistes Italiens

La date du voyage d’Adjoubei en Italie a été choisie en fonction des élections du 28 avril prochain. Le Parti communiste italien est en pleine évolution ; cinquante anciens députés du Parti ont été éliminés de la liste des candidats ; trois l’ont quitté pour s’allier aux socialistes. La formule de centre-gauche qui survivra sans doute au scrutin, risque d’isoler le Parti communiste, s’il reste figé dans ses revendications révolutionnaires. Sa clientèle a vu s’élever son niveau de vie. Beaucoup d’ouvriers, comme en Emilie, sont devenus petits patrons. Pour ne pas les perdre, il faut s’insérer dans le jeu démocratique, adapter la propagande à leurs intérêts. De plus, nombre d’Italiens attachés à leur foi religieuse hésitent à voter communiste en passant outre à la condamnation de l’Eglise. Un rapprochement apparent avec Rome peut lever leurs scrupules, et bien que l’organe du Vatican ait, à cette occasion, réaffirmé l’incompatibilité de la doctrine chrétienne avec l’athéisme marxiste, les esprits simples risquent d’être trompés par ce qui ressemble à un contact entre l’autorité spirituelle et la puissance soviétique. L’heure était bien choisie par Moscou.

 

Les Raisons de l’Audience

Si le Souverain Pontife ne s’est pas refusé à l’entrevue – ce qui d’ailleurs eut été contraire  aux usages de l’accorder aux personnalités qui la sollicitent, – c’est que les intérêts supérieurs de la Chrétienté l’emportaient sur les inconvénients politiques. Tout ce qui peut soulager les souffrances et l’oppression de l’Eglise au-delà du rideau de fer, doit être tenté, même au prix de concessions de forme, sans lesquelles la diplomatie est impuissante. Il y va du sort de l’Eglise polonaise en conflit permanent avec le pouvoir, de celui du cardinal Mindszenty enfermé à l’Ambassade de Budapest, de Monseigneur Beran en résidence surveillée en Tchécoslovaquie, de ce qui reste de l’Eglise uniate encore vivante en Ukraine, d’autres ailleurs. Il importe que ces fidèles ne se sentent pas abandonnés de leur pasteur.

 

La Tactique de Krouchtchev

Krouchtchev de son côté a préparé de longue date l’établissement d’un « modus vivendi » avec l’Eglise de Rome. Se disant partisan de la paix et de la coexistence pacifique, il a fait à plusieurs reprises, l’éloge des efforts du Souverain Pontife pour rapprocher les hommes. Il a libéré Monseigneur Slipyj, métropolite de l’Eglise uniate en prison depuis 17 ans en U.R.S.S. Il a envoyé au Concile œcuménique des observateurs de l’Eglise orthodoxe russe. Il aurait enfin consenti à l’établissement de consulats pontificaux en Europe Orientale. Ces gestes ne sont pas gratuits. Ils ne préludent nullement à une attitude plus tolérante à l’égard de la religion. Il s’agit d’une tactique conseillée par les intérêts du communisme soviétique menacé de perdre sa primauté idéologique par le schisme chinois.

 

La Rupture avec Pékin

La rupture entre Pékin et Moscou, si elle n’est pas officielle, paraissait consommée. De la controverse idéologique, on est passé au concret. Les Chinois viennent de rappeler aux Russes les trois Traités qui leur ont été imposés par les Tsars et les ont dépouillés d’une partie des territoires sibériens : la rive gauche de l’Amour en 1858, la région de l’Ussuri jusqu’à la frontière coréenne en 1869, une partie de la région de l’Isli en 1881. A la récente Conférence de Koshi, au Tanganyika, les thèses révolutionnaires de Pékin ont emporté l’adhésion de la plupart des sections communistes afro-asiatiques et latino-américaines. Partout, le travail fractionniste se poursuit, aussi bien dans les partis d’Occident où les partisans de Moscou dominent, que dans ceux des peuples de couleur où Pékin l’emporte. Les Soviets voudraient conserver une unité de façade, mais les Chinois insistent sur les divergences fondamentales.

Les conversations ont été renouées à Pékin par l’Ambassadeur russe, et pour la seconde fois, on a conclu à la reprise du dialogue entre les partis chinois et soviétiques pour tenter d’aplanir les divergences. Krouchtchev a peur d’un schisme déclaré et au sein du Présidium il doit tenir compte de ceux qui trouvent que la déstalinisation a été trop loin, que non seulement l’idéologie est menacée mais l’intégrité même de l’Empire russe. D’où le discours retentissant qu’il vient de prononcer et qui constitue une semi réhabilitation de Staline, en même temps qu’une condamnation de l’art abstrait et des tendances pro-occidentales de certains écrivains célèbres comme Ehrenbourg et Evtouchenko. Ce coup de frein, le premier depuis le XXII° Congrès, vise à apaiser les Chinois et à rassurer les vieux cadres du Parti. La diatribe contre la liberté suffira-t-elle à faire rentrer dans l’ordre les dissidents ou, au contraire, y verra-t-on le signe d’un certain désarroi dans les desseins de l’autorité ? La politique en zigzag n’a jamais arrêté le mouvement des idées. Les tsars en avaient fait avant lui l’expérience.

 

Les Contradictions de Krouchtchev

Car au fond, Krouchtchev est convaincu que l’insurrection révolutionnaire n’a aucune chance d’imposer le communisme dans les pays industrialisés. On ne peut s’approcher du pouvoir que par une prudente infiltration, et par des alliances avec les Sociaux-Démocrates et tous les Partis de gauche, même catholiques. Pas d’exclusive, le programme dût-il en souffrir. Il suffit d’un objectif commun, le renversement par voie légale d’une dictature ou la participation directe ou indirecte au gouvernement par la représentation parlementaire.

Krouchtchev accélère le processus ; Gromyko vient de faire une visite officielle en Norvège, puis au Danemark. Harold Wilson va se rendre à Moscou ; des parlementaires et des hommes d’affaires des pays capitalistes y sont cordialement invités et reçus. L’Allemagne fédérale va établir à Varsovie une représentation commerciale. On voudrait arriver à réunir les deux camps dans une conférence économique mondiale. Mieux encore les dirigeants des Partis communistes des Six et un observateur anglais, ont défini leur attitude à l’égard du Marché Commun. Tout en le condamnant une fois de plus, ils ont admis que, faute de pouvoir le détruire, il fallait que les communistes se fassent une place dans son mécanisme. Ils ont défini tout un programme pour le soustraire à l’influence des technocrates et du grand capital et demandé leur représentation à l’Assemblée européenne de Strasbourg, comme l’avaient fait déjà les Italiens.

Tout en renforçant son potentiel militaire et atomique, l’U.R.S.S. engage ses partisans à l’extérieur à un réformisme progressiste impliquant dans une certaine mesure la collaboration des classes. On s’explique les résistances des vieux militants et les foudres dont Pékin menace l’ « Humanité ». Cette NEP politique sera-t-elle payante ? Les consultations électorales le diront.

 

Le Coup d’Etat en Syrie

Nouveau coup d’Etat militaire en Syrie. Depuis quelque temps on l’attendait. Le gouvernement de Damas du président El Azem perdait ses ministres au fil des jours et le succès d’Aref à Bagdad appelait son pendant. Comme à Bagdad, ce sont les civils, en l’espèce les promoteurs du socialisme arabe du Parti Baath et son chef Aflak, qui l’ont préparé et les militaires qui l’ont accompli. Il est curieux de remarquer que ce même Aflak, dans une interview toute récente, avait affirmé qu’une révolte à Damas n’était ni proche, ni probable. Il semble bien que les officiers l’ont devancé et peut-être obligé à suivre un mouvement qu’ils préféraient éviter. Le Baath, tout en étant pronassérien n’entend pas favoriser la résurrection de l’Union syro-égyptienne, alors que les généraux qui ont pris le pouvoir sont ceux mêmes qui s’appuient sur Le Caire.

L’opposition entre civils et militaires ne va-t-elle pas se retrouver en Syrie sous une forme nouvelle ? Comme le pays en est à son onzième putsch depuis l’indépendance, on doute de la stabilité du nouveau pouvoir. Les Occidentaux et surtout les Américains s’inquiètent, bien que les juntes de Syrie et d’Irak soient anti-communistes à souhait. On craint pour la Jordanie et le trône du Roi Hussein toujours menacé. Cependant, les Israéliens ne paraissent pas alarmés. Ils ne croient pas que Nasser réussisse la manœuvre d’encerclement qui lui permettrait de s’installer à Jérusalem. Le Monde arabe reste divisé et ceux mêmes qui proclament son unité se gardent bien de vouloir la réaliser. Car il faudrait choisir une capitale et un chef et se soumettre à sa politique. Nasser poursuit son rêve d’hégémonie, imperturbable devant les succès comme devant les revers. Il est encore loin de s’imposer. Et puis, comme on voit, la roche tarpéienne est près du Capitole, en Orient arabe surtout.

 

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