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Le Courrier d’Aix – 1963-03-23 – La Vie Internationale
Après tant de réunions et de colloques depuis le 14 janvier, on serait tenté de dire comme un humoriste anglais : « les conversations sont la plaie de la politique internationale ». Que ce soit à Genève, à Bruxelles, à Londres ou à Rome, on serait en peine de tirer une conclusion des débats. Il semble plutôt qu’après ces périples, on soit revenu au point de départ.
Lord Home
Ainsi on relève les déclarations de Lord Home aux Communes :
« Supposer, dit-il, que les Etats-Unis en toutes circonstances protègeraient la Grande-Bretagne par leur arme de dissuasion, représente un risque pour sa sécurité que le gouvernement ne peut prendre », et plus loin, « le Gouvernement doit garder le contrôle de ses armes nucléaires au cas où il devrait retirer ses bombardiers ou ses Polaris de l’O.T.A.N. pour faire face à une éventualité de suprême importance nationale » ; et ailleurs : « on ne peut laisser aux Russes et aux Américains et en Europe aux seuls Français, la possession des armes nucléaires décisives ».
« Le Général de Gaulle n’a pas dit autre chose. Sans doute Lord Home souscrit en principe aux plans américains de force multinationale, celle des sous-marins équipés de « Polaris » en Méditerranée et de force multilatérale, c’est-à-dire, d’une flotte de surface composée d’équipages mixtes et armés aussi de « Polaris », toujours à condition de continuer à disposer d’une force propre intégrée à l’O.T.A.N., mais susceptible de lui être retirée en cas de besoin exclusivement britannique. Ce qui vaut pour l’Angleterre ne peut être refusé à la France ou à d’autres. Le problème demeure intact.
Le Monopole Nucléaire
Les Américains dans l’Alliance Atlantique ne disposeront pas seuls du doigt sur la gâchette. Or tout est là. Le souci majeur des Américains n’est pas, comme on feint de le croire, de dominer l’Alliance en se réservant le monopole atomique, mais la crainte d’être entraînés pour la troisième fois dans une guerre qu’ils n’auraient pas déclarée, par l’erreur, l’imprudence ou la mégalomanie d’un chef d’Etat européen. De leur côté, les Européens, Anglais et Français se souviennent de Suez 1956, des immenses conséquences du désastre imposé par le veto américain et la menace soviétique à une entreprise où leurs intérêts essentiels étaient en jeu. On en discutera à l’infini : la question est insoluble.
L’Arrêt des Expériences Nucléaires
Il en est une autre : l’arrêt des expériences nucléaires, prélude au désarmement dont on discute à Genève et à l’O.N.U. depuis quatre ans, sans résultat. Les Russes, une fois de plus, se sont dérobés et les Américains, quoi qu’ils disent, en prennent aisément leur parti. Pour désarmer, il faudrait une bonne foi et une confiance mutuelle qui n’existent pas et n’ont jamais existé. Cependant, les Etats-Unis, s’ils obtenaient l’assurance de bloquer définitivement le progrès des armes atomiques y souscriraient. Car ils craignent que dans un proche avenir, on ne mette au point de l’autre côté, la bombe au cobalt qui pourrait anéantir toute forme de vie sur de vastes territoires, sans détruire aucune installation matérielle. L’adversaire pourrait ainsi s’emparer du potentiel industriel de l’Europe vidée de ses habitants. D’autres engins sont possibles et à l’étude qui pourraient assurer une supériorité temporaire à l’agresseur ce qui, au surplus, rend aléatoire tous les plans de défense qui ne seront opératoires que dans quelques années. Qui peut dire où on en sera dans cinq ou dix ans ? Un nouveau projectile peut rendre d’un moment à l’autre tous les autres inefficaces et inscrire les sommes englouties pour s’en munir en pure perte.
La course aux armements est donc inexorable. Un seul espoir, que leur coût fabuleux et croissant n’oblige les moins pourvus à renoncer ou plutôt à accepter une trêve. Ce facteur n’a jamais joué dans le passé, ce qui n’exclut nullement qu’il ne le puisse un jour.
La Crise de la Livre et le Désordre Monétaire
En effet, les désordres financiers aux aspects multiples et souvent contraires, troublent de plus en plus les grandes nations, à l’Ouest comme à l’Est. Le coût des armements n’en est pas la cause unique, mais il est évident que si l’on pouvait les réduire, les crises actuelles seraient plus aisées à résoudre.
Sur le marché des changes, la semaine a été agitée à Londres. Un nouvel accès de faiblesse de la Livre a obligé la Banque d’Angleterre à puiser dans ses maigres réserves pour y faire face. Elle a brisé sur le moment la vague de ventes qu’on attribue comme toujours à la spéculation qui a bon dos. La devise anglaise demeure discutée mais elle n’est pas seule. Pour la première fois dans l’histoire d’épisodes de ce genre, le Dollar a fléchi en même temps par rapport à l’or. Livre et Dollars sont dans le même bain. Momentanément ce sont les monnaies européennes, Franc et Mark, qui font office de refuge. Pour combien de temps ? Comme nous l’avons dit ici et M. Jacques Rueff vient de le répéter, le Monde libre n’a plus de monnaie, qui lui en rendra une ?
L’Inflation en France et en Italie
Nous avons dit aussi ce que nous pensions de la « stabilité dans l’expansion » dont on se faisait gloire ici. La hausse brutale des prix dont les causes ne sont pas exclusivement saisonnières a obligé simultanément les autorités françaises et italiennes à reconnaître le péril de l’inflation comme s’il s’agissait d’un fait nouveau. M. Pompidou déclarait récemment que l’inflation n’était pas facile à définir. Voire.
Il y a inflation dès que la masse des crédits et des billets en circulation augmente plus vite que le revenu national. Or, depuis quatre ans, le rythme d’accroissement de l’un est au moins double de l’autre. Les salaires et les prix s’inscrivent en spirale poussée par ce flot de moyens de paiement sans contre-partie adéquate. Tôt ou tard, à la faveur d’un incident saisonnier ou d’une tension politique nationale ou internationale, le mouvement échappe raà tout contrôle. Le coup de frein provoque les désordres que l’on sait. On réduit les crédits, on cherche à bloquer les salaires, on ouvre les frontières aux importations, ce que font en ce moment les autorités françaises et italiennes, on compte sur le soleil pour remettre les choses en ordre. La monnaie ou plutôt sa parité de change n’en souffre pas, parce que celles des partenaires, anglais et américains, pour des raisons différentes sont menacées et que leur faiblesse protège les autres jusqu’au jour qui n’est peut-être pas loin, où l’on sera obligé à un ajustement général.
Les Solutions
Les solutions proposées ne manquent pas. Nous en avons constitué un dossier qui s’enfle chaque jour. Le malheur est qu’elles ne concordent pas, quand elles ne se contredisent pas radicalement. Retour à l’étalon-or, réévaluation du métal précieux, création d’une banque mondiale où seraient réunies les réserves des différents pays. Toute solution à ses critiques, ses avantages et ses revers, aucune ne s’attaque aux racines du mal. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut un étalon, que ce soit une devise-clef ou l’or, encore que celui-ci soit en bien faible quantité pour y pourvoir.
Les Etats-Unis voudraient que ce soit comme auparavant leur Dollar. Mais il faudrait plusieurs conditions auxquelles ils refusent de se soumettre : interdire les investissements extérieurs, au moins dans les pays industriels, fermer leur marché financier aux emprunts étrangers, réduire leurs dépenses militaires hors des U.S.A., n’aider les pays sous-développés qu’en marchandises américaines, équilibrer leur budget. Sur ce dernier point, au contraire, Kennedy décide d’élargir l’impasse, comme on dit, pour relancer l’économie et éviter une récession. Pour le reste, il y va d’intérêts de politique internationale et de prestige auxquels on se refuse à renoncer.
Quant aux Anglais, ils accusent l’échec de Bruxelles comme si leur économie ouverte au Marché Commun, déjà saturé, devait y puiser une vie nouvelle, alors que depuis la guerre ils vivent au-dessus de leurs moyens, qui se rétrécissent sans cesse.
Nous nous excusons de cet exposé aride et trop succinct, mais c’est aujourd’hui une question fondamentale. Les grèves en chaîne, les disputes intereuropéennes et atlantiques ne sont que le reflet de ce désordre ; de bonnes finances commandent tout le reste, on ne triche pas impunément avec elles.
CRITON