Criton – 1963-03-30 – Mésentente Cordiale

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-30 – La Vie Internationale.

 

Tandis que les projets de force nucléaire multilatérale et multinationale s’ensablent dans des discussions sans fin, la paralysie du Marché Commun s’étend à toutes ses articulations. C’est la France que ses cinq partenaires accusent, mais ceux-ci en profitent pour bloquer ou modifier à leur avantage toutes les dispositions prévues qui les gênent. Les réunions des six ministres se répètent sans résultat : pas d’accord sur la fixation du prix des céréales que ni l’Allemagne, ni l’Italie ne veulent abaisser. Pas question, bien entendu, de mettre en application les fameux prélèvements du plan Pisani. Le Gouvernement fédéral vient d’élever de six à huit pour cent les taxes compensatoires sur l’importation de l’acier français, mesure contre laquelle les sidérurgistes français protestent auprès de la C.E.C.A. Les Italiens mettent un droit de sortie sur les frigidaires après que la France eut invoqué la clause échappatoire pour les empêcher de concurrencer les nôtres. Ce ne sont là que coups d’épingle mais ils montrent bien l’état d’esprit qui règne depuis l’échec de Bruxelles.

 

La Mésentente Cordiale

La zizanie est aussi marquée dans l’ordre diplomatique. A Londres, on a ressenti comme un affront le refus de M. Couve de Murville d’assister au déjeuner offert par Lord Home aux Ministres des pays de l’O.T.A.N. La réunion de l’Union Européenne Occidentale a été ajournée sine die, la France s’y étant opposée de peur qu’on n’y soulevât à nouveau la question de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun. Un orage s’amoncelle autour de la grande discussion sur l’abaissement réciproque des tarifs douaniers préconisée par Kennedy, qui doit avoir lieu dans le cadre du G.A.T.T., assemblée où sont révisés périodiquement les accords tarifaires internationaux.

Kennedy tient beaucoup à son « Trade Expansion Act » qui devrait ouvrir à l’économie américaine de nouveaux débouchés. Il a envoyé à Paris M. Stevenson pour tenter de fléchir l’obstruction française sur ce point et sur d’autres. Si habile que soit le délégué permanent des U.S.A. à l’O.N.U., ses chances de succès paraissent minces.

 

La Crise du Marché Commun

Si notre politique nous a mis dans la fâcheuse posture de bouc émissaire pour les échecs de la coopération internationale, les esprits raisonnables savent que les responsabilités sont partagées ; si nous avons, dès l’abord, été sceptiques sur l’avenir du Marché Commun, c’est que nous craignions qu’il ne résiste pas au ralentissement de l’expansion que lui avait donné l’apparence du succès. Dès que les affaires deviennent difficiles, chacun cherche à se protéger de la concurrence du voisin et en même temps, ce qui peut paraître contradictoire, compte sur un élargissement du commerce international pour trouver des débouchés nouveaux.

En fait, les pays à vocation exportatrice comme l’Allemagne, et à un moindre degré la Belgique et l’Italie, ne veulent pas d’un Marché Commun européen plus ou moins fermé à l’extérieur et se suffisant à lui-même. Il y a là des divergences fondamentales que l’accroissement spectaculaire du commerce entre les Six au cours des dernières années avait pour un temps masquées. D’où la phase critique d’aujourd’hui.

 

L’Affaire des Tubes

Depuis l’Accord Franco-Allemand de l’Elysée, le Gouvernement de Bonn où l’influence d’Adenauer s’estompe a multiplié les démarches auprès de Washington pour se le faire pardonner ; tour à tour, le nouveau Ministre de la Défense Von Hassel, l’ancien Ministre des Affaires étrangères Von Brentano ont rendu visite à Kennedy pour le rassurer et minimiser la portée de l’entente, un geste de réconciliation sans plus ont-ils dit. Pour satisfaire les Etats-Unis, ils ont fait un sacrifice de poids : renoncer à livrer à l’U.R.S.S. 163.000 tonnes de tubes d’acier de gros calibre destinés aux pipelines qui doivent amener le pétrole russe aux portes de l’Europe occidentale. Le marché avait été conclu en bonne forme et il a fallu un artifice de procédure parlementaire pour le dénoncer : les députés de la Démocratie Chrétienne ont quitté la salle au moment du vote et le quorum nécessaire pour autoriser l’exportation n’a pas été atteint.

Les Anglais vont-ils suivre ? Ils ont aussi passé contrat avec l’U.R.S.S. malgré le veto de l’O.T.A.N. à cette fourniture considérée comme matériel d’importance stratégique. Il était aussi question pour eux d’échanger du pétrole soviétique contre des navires, commande dont leurs chantiers navals ont grand besoin. Dans l’état actuel de la balance commerciale britannique, le gouvernement MacMillan entend bien passer outre. Et puis voici qu’une délégation commerciale chinoise arrive à Londres pour tenter les marchands anglais. Washington gronde, mais sans succès.

 

L’Accord E.N.I.- Standard Oil

Les Italiens aussi sont très actifs pour profiter de la carence française et multiplient les voyages ministériels à Londres et à Washington, Piccioni, ministre des affaires étrangères, La Malfa, ministre du budget. Ils ont fait, eux aussi, un geste spectaculaire : on sait que du vivant d’Enrico Mattei, le condottiere de l’E.N.I., organisme d’Etat chargé de l’importation des pétroles d’Italie avait conclu avec l’U.R.S.S. un contrat qui l’avait mise en conflit avec les grandes sociétés et particulièrement la Standard Oil of New Jersey. Or, l’E.N.I. vient de conclure avec cette Compagnie un accord dont les termes sont secrets, mais qui lui assure une large part de la fourniture de pétrole à l’Italie, sans doute à un prix égal ou inférieur à celui des Soviets, cela grâce aux gisements de Lybie que la Société exploite non loin de la Méditerranée et face à la Péninsule. Le prix de revient de ce pétrole dépassé à peine la moitié de celui du Sahara. Le président Kennedy en personne a manifesté sa gratitude à Rome pour cet accord.

Ces exemples ne sont pas les seuls ni les derniers qui montrent l’empressement qu’ont mis nos Alliés à profiter de l’erreur politique et diplomatique commise ici en janvier. Un boycott discret, mais qui par accumulation peut prendre de l’ampleur, s’exerce contre les marchandises françaises auxquelles nos partenaires peuvent substituer les leurs : mode italienne, articles de luxe anglais, produits agricoles d’un peu partout, jusqu’au champagne espagnol et aux vins d’Australie. De nos jours, il n’est plus de denrée sans concurrence.

 

Les Techniciens Allemands en Egypte

A l’autre bout de la Méditerranée, les Israéliens sont inquiets. Il n’y a pas que le souci d’une fédération pan-arabe encore au stade des palabres orientales, ni de la chute éventuelle de la monarchie jordanienne du roi Hussein, mais aussi l’angoisse provoquée par l’arsenal de fusées que Nasser constitue sous la direction de techniciens et de savants d’Allemagne fédérale. On sait l’incident : deux agents d’Israël arrêtés en Suisse pour avoir fait une pression un peu vive contre l’un de ces spécialistes. Le gouvernement de Bonn qui a versé des milliards de Marks à Israël pour le dédommager des persécutions nazies, se déclare impuissant à retenir ses ressortissants de s’engager au service de Nasser. Il y a longtemps d’ailleurs que d’anciens S.S. en quête de refuge et d’emploi travaillent au Caire pour l’armement égyptien. Mais cette fois, il s’agit de mettre au point des projectiles délétères capables d’exterminer la population de Palestine.

Sans doute, la République de Bonn tient à rester fidèle aux lois de la démocratie qu’elle s’est donnée et ne veut pas arrêter ses ressortissants pour motifs politiques. Le droit doit être respecté. Les Israéliens n’en sont pas moins irrités de la passivité du Gouvernement allemand. Une police adroite a tant de moyens pour dissuader certains citoyens de se livrer à des activités déplaisant au pouvoir ; depuis que les Ministres de l’intérieur de chaque côté du Rhin se consultent régulièrement un Conseil de Paris n’aurait pas été inutile.

 

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