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Le Courrier d’Aix – 1962-12-29 – La Vie Internationale.
L’entrevue MacMillan-Kennedy aux Bahamas et l’affaire de la fusée Sky-Bolt ont pris les dimensions d’un événement historique à cause des passions qu’elle a soulevées en Angleterre. Les Anglais se voient privés de leur force nucléaire indépendante, déchus de leur rang de grande puissance dans un moment difficile de leur vie politique et économique. Leur ressentiment à l’égard des Américains est amer. Ils croyaient jusqu’ici que leur alliance avec les Etats-Unis leur conférait un rang particulier. Ils se trouvent maintenant confondus au même titre parmi les nations mineures. Ils se sentent isolés entre une Europe continentale qui hésite à les accueillir et la famille anglo-saxonne qui prend ses distances à leur égard. D’où ce sentiment d’humiliation que les propos optimistes de MacMillan ne peuvent dissiper.
Les Divers Aspects de l’Affaire du Sky-Bolt
En vérité, le problème mérite d’être reconsidéré à fond, car il s’y mêle des questions politiques, des questions militaires et des problèmes industriels et financiers qui, confondus, risquent, si ce n’est déjà fait, de compromettre davantage l’harmonie occidentale.
L’affaire du Sky-Bolt est exclusivement militaire par elle-même. L’aviation de bombardement porteuse de têtes nucléaires a perdu sa valeur stratégique. Les Russes, les premiers, y ont renoncé. Par étapes, les Américains réduisent, pour arriver à les supprimer, le nombre de leurs bombardiers géants. Les experts considèrent que les défenses antiaériennes actuelles rendent presque impossible leur pénétration en territoire ennemi. Ce qui faisait dire récemment au journaliste américain Joseph Alsop, que les bombardiers « Mirage » français, chargés de missions nucléaires sont périmés avant d’être en service. L’article de J. Alsop, qui a fait du bruit, n’a d’ailleurs reçu officieusement que des réponses embarrassées. Là aussi, de gros intérêts industriels sont engagés.
D’autre part, si les bombardiers anglais du type « V » avaient pu, grâce à la fusée Sky-Bolt, projeter leurs têtes nucléaires à mille milles de distance, leur efficacité était beaucoup moins précise que celle des fusées « Polaris » éjectées d’un sous-marin en plongée. De plus, la fusée Sky-Bolt s’était révélée compliquée, d’une mise au point douteuse et très chère. Toutes ces raisons légitiment l’abandon du projet par les Américains qui en faisaient exclusivement les frais. MacMillan et ses experts n’ont pu que le reconnaître. En offrant en compensation des « Polaris » aux Anglais, les Etats-Unis ont fait valoir que c’était la seule solution possible, ce qui est évident.
Aspect Moral et Financier du Problème
Voilà pour le problème militaire ; l’erreur des Anglais, comme des Français, a été de miser sur l’aviation dont le rôle touche à sa fin. Mais cela est pour les Anglais un drame national. La R.A.F. a été leur sujet d’orgueil ; elle a sauvé l’Angleterre ; elle a plus que toute autre arme, contribué à gagner la guerre. Elle a attiré à elle un personnel d’élite et par ses commandes, non seulement fait vivre toute une industrie, mais permet à celle-ci dans le domaine civil, de conserver une renommée mondiale, et partant, d’alimenter un courant d’exportation important pour la balance commerciale britannique. Les Anglais devront donc passer par profits et pertes les investissements considérables pour la production d’avions de combat et des différentes fusées atomiques successivement essayées, mais encore ils devront, pour utiliser les « Polaris » américaines, faire pour les sous-marins, d’énormes dépenses nouvelles. Ce qui, dans l’état actuel de leurs finances, leur fait peur.
Voilà pour l’aspect moral et financier de la question. Les Américains, de tout cela, ne sont nullement responsables. En renonçant aux Sky-Bolt, ils perdent des sommes importantes et la firme Douglas qui en était chargée, ne sait plus comment employer les 14.000 ouvriers qui s’occupaient de sa fabrication. Comme toujours, la technique militaire évolue vite et les erreurs se payent. Depuis l’affaire de l’U2, les Américains ont appris que la défense anti aérienne russe avait beaucoup progressé.
Aspect Politique
Reste l’aspect politique du problème qui s’est greffé malheureusement sur la technique. Là encore il faut diviser les questions pour comprendre. La rapidité du progrès technique est telle que seuls les Etats-Unis ont les moyens – et encore avec gêne – de le suivre. Il ne peut y avoir en face des Russes, que la puissance nucléaire américaine pour y faire face. Tout ce que peuvent les autres dans ce domaine est pur gaspillage, et les Etats-Unis voudraient que les ressources de ces pays soient employées uniquement aux forces classiques, déjà fort onéreuses, et dont l’utilité pour le temps prévisible est encore appréciable, au cas où l’on pourrait contenir une offensive adverse avant d’être obligé de recourir aux armes de destruction massive. Jusqu’ici, leur attitude est parfaitement justifiée.
Ils vont d’ailleurs plus loin, et offrent aux deux autres puissances nucléaires, l’Angleterre déjà pourvue et la France qui ne possède qu’une force embryonnaire, de mettre à leur disposition dans le cadre de l’O.T.A.N. des fusées « Polaris ». Mais, et c’est là que les difficultés commencent, à condition que dans ce cadre multilatéral ils aient un droit de regard sur leur emploi ; donc que l’indépendance nucléaire des autres soit limitée à des cas spéciaux dont ils auraient à apprécier la légitimité. Ce qui revient en définitive à laisser les Américains juges de l’intérêt national de leurs partenaires, donc de les réduire au rôle de protégés. Ni l’Angleterre, ni la France ne veulent y consentir, ce qui se comprend. Toute la politique occidentale tourne autour de ce point essentiel. Personne ne veut céder, bien qu’au fond tout esprit raisonnable se rende compte qu’il n’y a pas de solution, qu’il faut se soumettre aux faits qui sont inexorables : entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., il n’y a plus de troisième force possible, même dans le cadre d’une Europe unie, Angleterre comprise, qui d’ailleurs, étant données les divergences d’intérêts des participants, ne serait sans doute même pas viable.
L’Affaire du « Spiegel »
Si nous en avions la place, nous pourrions expliquer comment l’affaire du « Spiegel » n’est qu’un épisode de cette opposition entre les Américains et l’Europe. L’idée de Strauss et des militaires allemands, comme des français, était de constituer, par une collaboration strictement franco-allemande, cette force de frappe indépendante des U.S.A. Ce n’est pas dévoiler un secret que de dire que ce travail est entrepris depuis longtemps et déjà avancé. Le Chancelier Adenauer, en faisant l’éloge de F.-S. Strauss lors de la petite fête donnée en son honneur à laquelle assistaient de nombreux officiers supérieurs, a bien marqué qu’il partageait les vues de son ancien ministre de la défense et dit, en termes à peine voilés, qu’il comptait qu’il le redeviendrait. De même, l’obstruction à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun est étroitement liée à ces plans que la participation anglaise compromettrait.
Toute la politique occidentale. Répétons-le, tourne autour de ce point central. Il brouille toutes les chances d’une unité indispensable et malheureusement, que ce soit du côté américain ou des autres, on ne voit aucun compromis possible. Kennedy pense sans doute que le temps travaille pour lui ; en mettant MacMillan en difficulté, il compte sur le retour au pouvoir des Travaillistes pour faire accepter aux Anglais leur dégradation, et sur la retraite d’Adenauer en automne pour amener une coalition avec Erhard comme Chancelier tout acquis aux vues américaines. Ces deux obstacles abattus, le troisième importerait peu et l’on attendrait qu’il disparaisse de lui-même. L’enjeu de toutes ces controverses nous paraît bien vain : on s’en rendra compte un jour.
CRITON